30 avril 2009

LE REVE EUROPEEN DE ROMAIN GARY

  • L'éducation européenne - Romain Gary - Folio n° 203


"L'éducation européenne" est un conte moral, cruel et optimiste. Janeck, jeune polonais de 14 ans, prend conscience des difficultés de l'existence en cet hiver rigoureux de 1942. Il se joint aux partisans des forêts polonaises sur les conseils de son père. "Des hommes affamés et affaiblis vivaient tapis au cœur de la forêt. On les appelait "partisans" dans les villes, "verts" dans les campagnes [...]. Ils vivotaient par petits groupes de six ou sept dans les cachettes creusées dans la terre, dissimulées sous les broussailles, pareils à des bêtes traquées". Comme les partisans, Janeck connaîtra le froid, la faim, la trahison, la lutte et la mort. Comme tout adolescent, il connaîtra l'amour auprès de Zosia. Zosia, de Wilno, qui "va avec les soldats", comme elle dit. Petit être fragile et gracile, meurtri par la violence de la vie. Il trouvera auprès de Zosia la chaleur et le réconfort d'un cœur resté pur, malgré les forfaitures de l'existence. Avec les partisans - camarades d'infortune - Janeck comprendra la grandeur de l'Homme. La simplicité, la générosité de chacun lui permettra de toujours croire en l'homme.

C'est une galerie de portraits à la fois émouvante et pathétique que l'on découvre avec le personnage de "L'éducation européenne". Il y a Staczyk, coiffeur de Wilno, qui a perdu ses deux filles et hurle au fond des bois, comme les loups affamés des steppes, "Toutes les deux, toutes les deux". Les nuits de délire, il part en criant comme un damné et revient, au petit jour, repu de ses victimes. Cukier, boucher juif, bâti comme un lutteur forain, qui attend patiemment chaque vendredi soir pour prier avec d'autres. Où encore Machorka, paysan grec orthodoxe, qui confond forêt et catacombes, partisans et premiers chrétiens. Il vit dans attente de la résurrection. Les trois frères Borowski, taciturnes, décidés et méfiants, qui ne se séparent jamais. Enfin, Adam Dobranski, chef du réseau de résistance, épris de poésie, de littérature et de liberté. Mais surtout, il y a la présence surnaturelle d'un partisan hors du commun, exceptionnel, qui permet à chaque résistant de croire et d'espérer, le partisan Nadejda. "C'est le nom de guerre de notre commandant en chef, et il a une très belle voix. Il chante tout le temps [...]. Il vient souvent nous donner des concerts dans cette forêt".

Enfin, les partisans de Dobranski sont pétris de cultures européennes et de grandes idées politiques. "L'Europe a toujours eu les meilleures et les plus belles universités du monde. C'est là que sont nées nos plus belles idées, celles qui ont inspiré nos plus grandes œuvres. Les universités européennes ont été le berceau de la Civilisation". Ce sont des idéalistes qui font plus la guerre aux concepts nauséeux qu'aux hommes mêmes.

Au travers de leurs expériences personnelles, chaque partisan apprendra à trier le bon grain de l'ivraie. Ils découvriront le vrai sens des mots fraternité, patriotisme. "Janeck demande à Dobranski : -Tu aimes les Russes, toi ? - J'aime tous les peuples, mais je n'aime aucune nation. Je suis patriote, je ne suis pas nationaliste. - Quelle est la différence ? - Le patriotisme, c'est l'amour des siens. Le nationalisme, c'est la haine des autres [...]. Il y a une grande fraternité qui se prépare dans le monde [...]".

Janeck comprendra la force et le sens de l'amitié vraie, par-delà des différences, avec Augustus Schröder, officier allemand et fabricant de jouets musicaux, égaré dans un conflit qu'il ne comprend pas. Augustus Schröder qui fera découvrir Schubert, Mozart et Chopin à Janeck.

En prenant pour prétexte l'histoire des partisans polonais, Romain Gary fait passer un message à l'attention de ses lecteurs. Il faut se garder des préjugés et idées préconçues qui aveuglent la réflexion personnelle, évitent de se poser les vraies questions sur les événements et sur les personnes. Avec "L'éducation européenne", on revisite les concepts de solidarité, de fraternité entre les peuples, d'espoir aussi. Car "L'éducation européenne" est un livre d'espoir sur fond d'abîme. A travers tout le récit, Romain Gary nous montre qu'il ne faut désespérer de rien, ni de personne. Comme le répète souvent Janeck : "Rien d'important ne meurt ... sauf les hommes et les papillons". C'est un livre sur l'amour universel des Hommes, sur tout ce qui les rapproche par delà les différences de culture, d'idéologie, de race, de religion.

28 avril 2009

MEME DIEU LES A ABANDONNEES

  • Seules contre tous - Miriam Katin - Seuil Éditions


Budapest, 1944. Jusqu'à cette date-là, les Juifs de Hongrie avaient toujours été relativement épargnés par la solution finale qui s'était abattue sur l'ensemble de la communauté en Europe. Non pas qu'ils vivaient dans une grande sérénité d'esprit, mais le Général Horthy, alors régent du pays, refusait de les livrer aux nazis. Cette même année, Horthy - sentant le vent de la liberté souffler sur l'Europe -, décidait de changer secrètement d'allié. Ce retournement spectaculaire de situation n'a pas été du goût de l'occupant allemand. Leur ire s'est immédiatement retournée contre la communauté juive hongroise.

Or, Lisa et Esther - sa mère - sont juives. Et comme tous, elles doivent se plier aux diktats imposés par l'occupant. Après avoir été sommée de donner son chien, Esther doit rentre l'appartement qu'ils occupaient avec Karoly, son mari, suite à une dénonciation du concierge de l'immeuble. Ordre lui a été signifiée de déménager pour être parquée dans un quartier avec d'autres Juifs. Seulement Esther a entendu des rumeurs alarmantes concernant des déportations de populations, de disparitions. Elle ne veut surtout pas s'y rendre. Pour cela, elle est prête à tout, même à changer d'identité, à fuir sa vie citadine et bourgeoise pour la campagne, à mentir pour sauver sa vie et celle de sa petite Lisa.

Contre de l'argent, elle deviendra une simple domestique de campagne avec une enfant illégitime. Esther devra néantiser son passé, gommer son histoire, brûler ses photos personnelles et la Thorah, ne rien conserver de ce qui pourrait la trahir à
tout instant. Se faire oublier, se fondre dans la masse, disparaître corps et biens. Elle trouvera refuge chez des paysans rustres et sauvages qui n'auront pas grand chose à partager, mais le feront de bon cœur. Esther participera aux travaux quotidiens, tentant ainsi d'échapper aux angoisses et à la crainte d'être prises avec sa fille. La petite Lisa mettra du baume au cœur de sa mère et dans celui de ce vieux couple de campagnard reclus dans leurs rituels taciturnes.

Mais bientôt la fin de la guerre arrive. La débâcle allemande va laisser la place à la
violence soviétique avec des soldats sans foi ni loi. Sans sentiment, aussi. Les vainqueurs se comporteront de la pire manière qui soit, pillant, violant dans chaque lieu où ils passaient. Après la peur des nazis, la terreur des soldats de l'Armée rouge sensée apporter la liberté tant attendue par tous. Partout, les mêmes scènes de bataille pour un village gagné. Esther, Lisa et les habitants de ces hameaux en feront toujours les frais, pauvres civils pris qu'ils sont entre le marteau et l'enclume.

Le retour à la normalité, à la vie d'avant ne sera pas un exercice facile. Prise en charge par un centre de réfugiés, Esther cherchera à retrouver son mari, dont elle est sans nouvelles depuis son enrôlement dans l'armée hongroise, et à obtenir des informations sur sa famille disparue.

Dès les premières pages de "Seules contre tous" de Miriam Katin j'ai eu la nausée, un haut le cœur, une envie irrépressible de vomir et de pleurer tout à la fois. Dans cette bande dessinée magnifique, l'auteur relate son histoire personnelle, sa fuite avec sa mère à travers le pays, les risques que celles-ci ont dû prendre pour ruser et rester en vie. Et le récit est pour le moins édifiant. La haine, le mal, l'abjection transpirent partout dans le quotidien, dans leurs rencontres, chez les gens. Ici, pas de place pour l'espoir. Simplement se dire que chaque journée gagnée contre la barbarie, le désespoir, c'est une journée supplémentaire qui rapproche de la fin du calvaire qui finira par arriver.

Dans cette bande dessinée tragique parce que réellement vécue par son auteur, tout est noir et gris, dur et sombre. Même les sentiments doivent être masqués, cachés, réprimés. La petite Lisa, enfant de trois ans à peine en 1944, ne comprend pas cette méchanceté d'adulte. Elle essaie tant bien que mal de s'attacher à des
objets, à des animaux. En vain. Les moindres parcelles de bonheur lui sont arrachées par la bêtise des grandes personnes.

Sur leur route, elles croiseront des civils vraiment mauvais, hostiles, des allemands pas toujours aussi dangereux que cela, des femmes jalouses et perverses, des gens généreux, simples et bons, prêts à les aider dans leur désir de survivre, leur donnant le gîte, le couvert, un sourire, un bout de pain ou un peu de compassion.

Les dessins au crayon à papier aux des traits épais, durs, rageurs alternent avec des coups de crayon plus légers, lorsqu'il s'agit de se remémorer des instants fugaces de bonheur. Quelques planches aux couleurs tendres et lumineuses, symboles de la vie et de renaissance, viennent casser cet ensemble noir et adoucir certains passages. On est frapper par le ton de narration, sans rancœur, sans animosité qui tranche avec la dureté des dessins. C'est une lecture dont on ne sort pas indemne, mais qui marque et laisse une empreinte longtemps après l'avoir terminée.

Le site de Miriam Katin sur ses autres albums, les avis de Joëlle, de Florinette et de Sylire pour qui cette BD a été un vrai coup de cœur.

25 avril 2009

NO PASARAN !

  • Une charrette pleine d'étoiles - Frédéric H. Fajardie - Mille et une nuits Éditions


30 mars 1938. Ivry-sur-Seine. A l'Electromécanique de Savoie, Henri Sajer - dit Riton - est un membre sémillant du comité de grève qui bloque l'entrée de l'usine. A ses côtés et pour soutenir les revendications syndicales, Robert Harszfield - "le savant" ou "la guenille levantine" - selon la lecture du Populaire ou de l'Action française, et Louis Mena, ancien délinquant ayant versé dans le militantisme actif après un coup de force contre les Camelots du Roy, en février 1934. Depuis cette date, ces trois-là sont devenus inséparables. A l'autre bout de la scène politique et sociale, Xavier Chastenet, cadet d'André Chastenet, propriétaire de l'Electromécanique de Savoie. Suite à un viol commis sur une petite employée de l'entreprise paternelle, celui-ci se retrouve embarqué sur un cargo en partance pour La Corogne, en zone franquiste. Là-bas, il doit y rejoindre son aîné - Jean-François - capitaine dans la milice espagnole. "- Le Xavier, il s'est barré. Il a calté définitivement. En plus, le paternel va brouiller les cartes, mélanger les dates, acheter du monde : il pourra prouver que le gosse n'était pas en France au moment de ce qui est arrivé à la petite. Louis Mena releva vivement la tête : - Barré ? Où ça ? - En Espagne, à la guerre. Parti rejoindre son frangin qui est griveton dans l'armée nationaliste. Probable qu'à cette heure il est pas loin d'être rendu là-bas : le vieux l'a emmené ce matin".

Lorsque Louis Mena apprend que le meurtrier de sa fiancée est parti se faire oublier en Espagne, il décide de le suivre jusque-là. C'est décidé. Et comme la guerre civile fait rage là-bas, il s'engagera auprès des Républicains qui se battent pour conserver la démocratie. Il fait ainsi d'une pierre deux coups, la vengeance d'un côté, la solidarité socialiste de l'autre. Et comme Riton et Harszfield sont solidaires des actes de Mena, tous partent comme un seul homme vers leur destin, de l'autre côté des Pyrénées.

La traversée sera pour le moins chaotique. Après un passage clandestin de la
frontière franco-espagnole, c'est la plongée dans la guerre sur le front de Catalogne, la difficulté de vivre avec la peur lancinante de mourir en terre inconnue. Ce qu'ils vont découvrir là-bas va faire quelque peu vaciller leur foi dans une guerre que chacun croyait juste, parce que engagée et motivée. Henri Sajer comprendra très vite qu'il est entré dans ce conflit sur un coup de tête, par fanfaronnade, pour ne pas laisser les copains partir seuls. "Riton luttait contre la peur. Il lui fallait oublier cette mitrailleuse franquiste qui leur faisait face, sa femme et ses deux enfants, l'angoisse de ne pas être réembauché à l'Electromécanique de Savoie. Il avait l'horrible impression que cette guerre ne le concernait que d'assez loin, comme s'il se trouvait ici d'abord pour ses amis, et il éprouvait un sentiments de culpabilité qu'avait accentué le souvenir du soldat qu'il avait abattu". Louis Mena prendra conscience que la mort de Lucie - sa fiancée - n'avait été qu'un prétexte comme un autre pour se lancer dans cette bataille où les bons étaient parfois aussi violents que ceux d'en face. Seul, Robert Harszfield prendra goût à ce combat. Lui qui refusait de se servir d'une arme et de porter l'uniforme, verra là une occasion de se venger des progroms qui avaient anéanti ses parents.

Cette belle amitié entre eux trois sera quelque peu malmenée par la querelle
interne aux Républicains, Mena soutenant ouvertement les poumistes, Harszfield, les brigadistes. Après le front de Catalogne et la perte de Barcelone, ce sera le front de l'Ebre pour tenter de colmater les brèches ouvertes par les troupes franquistes dans les lignes adverses. Puis, l'ultime bataille de Madrid pour conserver la capitale ibérique, symbole de la suprématie politique.

En ouvrant un livre de Frédéric H. Fajardie le lecteur est sûr de lire un ouvrage politiquement et socialement engagé. Avec "Une charrette pleine d'étoiles" l'auteur traite des étrangers qui se sont engagés aux côté des Républicains durant la guerre d'Espagne. Et en faisant commencer son court roman en 1938, Fajardie joue avec la roue du destin historique. 1938, signe la fin des illusions, des espoirs en France comme en Espagne. 1938 sonne le glas du Front Populaire et de son rêve de jours meilleurs pour beaucoup d'ouvriers. 1938, ce sont les accords de Munich signés par Daladier et Chamberlain et censés assurer la paix en Europe. 1938, c'est l'année de la liquidation des membres du POUM par les Brigades Internationales pour s'accorder l'omnipotence des communistes dans les rangs des Républicains. 1938 c'est la dernière année de paix fragile et ténue en France, en Espagne et partout dans le monde.
Moins d'une année plus tard, cet équilibre sensible volera en éclats déclenchant le Second Conflit mondial. Dans "Une charrette pleine d'étoiles, Frédéric Fajardie explique en filigrane le conflit interne et cruel, la bagarre idéologique entre les combattants du POUM - anarchistes et trotskystes - et ceux des Brigades Internationales, communistes et staliniens. Conflit qui entraînera non seulement l'éradication des poumistes, mais surtout la fin de la démocratie pour de nombreuses années en Espagne.

A travers l'histoire de ses trois personnages, c'est toute cette année dramatique que
le lecteur revit. On sait que la Frente Popular est à terre, presque achevée au profit des nationalistes et des franquistes. On pressent que le prochain conflit sera - à tout le moins - européen. Malgré tout, on espère jusqu'au bout une embellie qui ne viendra pas de si tôt. Dans une langue saccadée, hachée, heurtée, Frédéric Fajardie nous raconte la dernière année d'une guerre qui n'aura été qu'une longue introduction à la Seconde Guerre Mondiale. Chaque chapitre est une date et un lieu, qui s'égrène comme autant de stations vers un calvaire futur.

23 avril 2009

DE GAULLE EN TONGS

  • De Gaulle à la plage - Jean-Yves Ferri - Poisson Pilote Éditions


Été 1956. Le général De Gaulle ayant claqué la porte du gouvernement provisoire dix ans plus tôt pour cause de mésentente chronique avec les veaux de Français, se sent d'un coup bien seul. Quelque peu oublié par ses compatriotes - peu reconnaissants du don de sa personne durant la 2ème Guerre mondiale -, entrés de plein pied dans l'ère de la consommation et des loisirs grâce aux Trente Glorieuses, le libérateur de la France décide de prendre quelques jours de vacances bien méritées sur la côte bretonne. Accompagné de son épouse tricoteuse, de son rejeton Philippe - son sosie adolescent -, et de son dévoué aide de camp Lebornec, le général De Gaulle va découvrir les joies des vacances en famille, pour tous, sur les plages populaires. Fou rire garanti !

Il faut dire, pour sa défense, que le général De Gaulle a gardé quelques souvenirs de son passé historique et professionnel. En effet, l'installation quotidienne du parasol sur la plage donne lieu à un salut aux couleurs
réglementaire. A chaque parole du général, son adjoint se met au garde-à-vous pour lui répondre, comme au temps de sa grandeur passée. Parce que Lebornec est un fidèle parmi les fidèles. Toujours aux petits soins pour le général et sa famille, à expliquer la situation au chef de la France Libre, à agréer sa tactique d'approche des plages. Il est la main qui rédige les mémoires du général De Gaulle, les yeux qui lui lisent les nouvelles des journaux, la pensée qui termine ses envolées lyriques, la conscience qui le ramène à la réalité lorsqu'il s'égare et louche sur les jeunes femmes de la plage.

Dans son entourage, il y a aussi Yvonne. Femme effacée s'il en est, elle sait aussi revenir sur les sujets qui fâchent comme les causes de son soudain départ pour
Londres le 17 juin 1940, ce qu'il avait bien pu faire là-bas tout ce temps, qui était cette mystérieuse Mrs. France Lemercier-Twiningham, secrétaire bilingue attachée au gouvernement de la France Libre et - surtout - quel lien avec la France à libérer ? Le rejeton, toujours considéré comme un éternel enfant et qui passe son temps à lorgner lui aussi les femmes sur la plage, sans jamais oser les aborder.

La rencontre inopinée avec son allié de toujours, Sir Winston Churchill, est l'occasion de quelques pages truculentes. C'est l'instant de se remémorer quelques moments de la grande histoire entre deux fortes personnalités qui ont dû se supporter tant bien que mal pendant quatre ans. Cette incompréhension, volontaire et assumée, se porte même jusque dans la langue. Particulièrement lorsque De Gaulle et Churchill discutent littérature, mémoires et Prix Nobel !

Et celui que personne n'attend dans cette bande dessinée pleine d'humour, de bons mots, allusions subtiles à la situation politique de l'époque, le chien-loup ! Rebaptisé pour l'occasion du petit nom guttural de Wehrmacht, l'animal a un passé lourd et trouble. Récupéré par un officier de la 2ème DB après le suicide de son maître, le cerbère n'est - ni plus, ni moins - que le rejeton du chien personnel de Hitler ! Il faut avouer que le pauvre Wehrmacht a des séquelles profondes et irréversibles venant
du tréfonds de son passé. Surtout lorsqu'il repense aux troupes russes et à ses croquettes !!

"De Gaulle à la plage" de Jean-Yves Ferri est un condensé et un concentré d'humour pur jus. En 48 pages, il n'y a pas un seul temps mort. Chose plutôt rare qui mérite d'être signalée. Tout est fin, adroit, drôle. L'auteur a su éviter les truismes, parfois faciles dans ce genre de littérature. Car c'est loin d'être une caricature sordide et stupide du général De Gaulle. Plutôt une autre façon de le percevoir, plus proche du commun des mortels. Jean-Yves Ferri déboulonne la statue du Commandeur De Gaulle où l'avaient placé trop d'historiens, pour oser nous le montrer dans son quotidien, entouré de ses proches, avec ses qualités et ses petits défauts. Jusqu'à présent, on imaginait mal le Général De Gaulle en tongs et bermuda lançant des appels au mégaphone de la plage le 18 juin. Avec Jean-Yves Ferri, c'est désormais chose faite ! Tout cela nous donne des planches hilarantes, mêlant avec allégresse la grande histoire avec des préoccupations et des considérations beaucoup plus terre à terre. L'auteur ne s'est pas gêné pour reprendre à son compte quelques expressions ou grandes phrases du général et les a
distillées dans ses dialogues, pour le plus grand plaisir du lecteur.

Les dessins, simples en
apparence, semblent être tout droit sortis des bandes dessinées des années 1950, et nous offrent à voir un De Gaulle éminemment bienveillant, sociable, presque enfantin quand il s'agit de ses relations avec les femmes ou avec son meilleur ennemi, Churchill. Bref, en un mot comme en cent, "De Gaulle à la plage" est à lire et à relire dans les moments moroses que nous connaissons tous comme une ouverture lumineuse, comme un intermède jubilatoire.

Alwenn est tombée sous le charme teuton de Wehrmacht, Kathel, Mireille ainsi que Gachucha, l'interview de l'auteur sur Evene. D'autres, peut-être ... Merci de me le faire savoir !

20 avril 2009

HISTOIRE D'UN TRAIN IMPERIAL

  • Le train de l'Orient-Express - Vladimir Fédorovski - Livre de poche n°30967


"De Monte-Carlo à Vienne, de Paris à Saint-Petersbourg, de Madrid à Constantinople, ce "train des rois, roi des trains" allait faire fantasmer tant d'écrivains, comme Agatha Christie, Valery Larbaud, Paul Morand, Pierre Mac Orlan ; tant de belles intrigues, tant de princes, de grands ducs, de lords et de ces milliardaires, sans oublier les magnats hongrois et les boyards roumains possédant de tels domaines que l'un d'eux dit un jour : "L'Orient-Express met trois heures à me traverser". Mais, plus qu'un train de luxe, l'Orient-Express est l'emblème d'une Europe qui s'est faite avant l'heure, ouvrant ses portes aux hommes d'affaires et d'État, aux célébrités ou tout simplement aux amoureux du voyage". Voyager avec l'Orient-Express c'est traverser le temps et l'histoire de l'Europe, lorsque celle-ci faisait et défaisait les alliances stratégiques. Le premier trajet de l'Orient-Express date de 1883, du 15 octobre pour être très précis. Parti de Paris pour se rendre à Constantinople, l'Orient-Express traversait l'Europe en moins d'une semaine.

Constantinople devenue Istanbul, capitale de l'immense Empire Ottoman, s'étendant de l'Anatolie à l'Algérie en passant par le Liban, la Syrie, l'Irak, le Proche-Orient et la Tunisie, est une ville mythique et magique. Située à la confluence entre le monde occidental et le monde oriental, Constantinople n'en n'était pas moins une mégapole complexe où se côtoyaient toutes les cultures, toutes les modes, toutes les religions. Mais l'avènement de la Belle Époque, la montée du capitalisme fastueux et l'exploitation ferroviaire allaient changer la face de l'Orient. Les occidentaux allaient voyager plus facilement, apportant avec eux d'autres mœurs et une nouvelle façon de vivre. Surtout, l'assassinat de l'archiduc François-Ferdinand le 28 juin 1914 à Sarajevo allait faire capituler ce colosse aux pieds d'argile qu'était l'Empire Ottoman. Et l'extension des réseaux de chemin de fer de l'Orient-Express jusqu'au Hedjaz allait menacer l'autorité du chérif Hussein de La Mecque qui verra là une excellente occasion de se délier du Sultan Abdülhamid II et de se rapprocher des Britanniques.

En 1930, la durée du trajet Paris-Constantinople n'est plus que de 57 heures. C'est
l'époque de l'entre-deux. Tout le monde oublie - pour un temps - les horreurs de la Grande Guerre, pour se jeter à corps perdu dans les Années Folles. L'Orient-Express suit le mouvement. Pourrait-il faire autrement, lui qui ne transporte dans ses voitures que les grands de ce monde ? Grâce aux airs du jazz naissant, du fox-trot, du one-step, du tango, il en oublierait presque - ce train légendaire - que l'Armistice du 11 novembre 1918 a été signé dans la voiture n°2419, transformée en bureau, pour le maréchal Foch. C'est dans une débauche de luxe due à l'Art Nouveau que l'Orient-Express franchira l'Europe des années 1930. Les grands noms de la décoration se pencheront sur ses voitures bleu nuit et dorées pour le faire resplendir de mille feux. Daum, Gallé, Lalique, Majorelle, tous fourniront une part de leur immense savoir-faire pour faire de ce train exceptionnel un lieu unique en son genre. "Au beau milieu de cet assemblage disparate et baroque de mots, de pensées, se forgeau l'Art nouveau. Des meubles raffinés furent créés avec placage de bois précieux, marqueterie, incrustation, sur des thèmes divers, animaux, plantes, arbres, fleurs et lianes. Majorelle, pour les meubles, et les frères Daum pour la verrerie subirent l'influence du verrier et céramiste Emile Galle et de l'école de Nancy, eux-mêmes inspirés par l'art japonais et extrême-oriental". Marlène Dietrich, par son cosmopolitisme européen, sera le symbole parfait de l'Orient-Express, icône de la beauté, de l'élégance et de la culture. C'est par sa voix que l'auteur entendra pour la première fois le nom de l'Orient-Express.

Si ce train a transporté tous ceux qui ont pu compter dans le monde des arts, du spectacle et de la politique, il a aussi été celui des espions. Car si ce train a participé à la légende romanesque de Mata-Hari, il a été plus sérieusement un nid d'espions soviétiques à la solde de Staline. Le plus célèbre d'entre eux reste Leonid Eitingon qui fera de ses compartiments de l'Orient-Express un des hauts lieux de
rencontre des agents du Kremlin et des mondains distingués. Ce va-et-vient des espions de tous les pays d'Occident et d'Orient a largement inspiré une certaine grande dame du roman policier, grande voyageuse et passagère incontournable de l'Orient-Express, Agatha Christie.

En entreprenant la lecture du "Roman de l'Orient-Express" de Vladimir Fédorovski, j'avais une furieuse envie de voyager à peu de frais à travers l'Europe et le temps, dans l'un des plus beaux trains du monde. Prenant pour prétexte la quête des origines familiales d'un couple de jeunes new
yorkais - Anna et Kaï - originaires du vieux continent, l'auteur nous raconte l'histoire de ce train fascinant. Chaque chapitre est l'occasion d'une halte culturelle et historique de l'Orient-Express et des régions traversées. A chaque chapitre, c'est tout le passé d'un monde disparu qui renaît sous nos yeux. Celui de la vieille Europe, avec ses monarques et ses aristocrates dignes et orgueilleux, sa jeunesse ivre de liberté, sa société en pleine métamorphose. L'Orient-Express, train des têtes couronnées et des personnages biens nés, a suivi le cours de l'histoire de l'Europe en s'adaptant à chaque grand tournant. De Lawrence d'Arabie, participant au soulèvement du monde Arabe, à Mistinguett et Maurice Chevalier, chantant, dansant et amusant la clientèle huppée de l'Orient-Express, sans oublier les couples illustres tels que Cocteau et Radiguet, Diaghilev et Lifar, tous ont emprunté - à un moment ou à un autre de leur existence privée ou professionnelle - les services de ce somptueux train pas comme les autres.

Mêlant imaginaire et grande histoire, Vladimir Fédorovski nous fait découvrir le
parcours de ce train unique. Grâce à la magie qui se dégage du "Roman de l'Orient-Express" servie par une écriture vive et intelligente, on visite quelques grandes villes telles que Venise, Prague, Budapest qui se révèlent à nos yeux de lecteur dans leur splendeur passée. Bien que l'on prenne plaisir à la lecture de ce roman, l'histoire fictive de ce couple vient un peu casser l'atmosphère créée par le passé prestigieux de l'Orient-Express et n'apporte rien de plus à ce roman très bien écrit et remarquablement documenté. Car l'auteur, par sa faconde, sa culture immense et son passé de diplomate a su donner à ce roman le ton juste, celui d'une fresque historique qui a traversé tout le 20ème Siècle et faire rêver beaucoup de monde.

Une vidéo résumant l'histoire de l'Orient-Express :


17 avril 2009

L'ORIGINE DU SYNDROME DE GENOVESE

  • Est-ce ainsi que les femmes meurent ? - Didier Decoin - Grasset Éditions


État de New York, 1963. Catherine Susan Genovese - dite Kitty - est une jeune femme dynamique et pimpante, symbole de la middle class américaine. Amoureuse de la vie comme on peut l'être à 28 ans, Kitty est une personne volontaire. Après des études dans une High School de Brooklyn, elle a choisi de devenir gérante d'un bar de nuit dans le Queens à Manhattan. "L'Ev's Eleventh Hour Club, dont on mettait presque plus de temps à dire le nom qu'à traverser la salle, était une tanière d'habitués, un de ces bars de voisinage dont la clientèle se recrutait parmi la population des deux ou trois blocks les plus proches. Les gens venaient moins pour boire que pour Kitty. Peut-être parce que celle-ci n'avait ni la physionomie ni les manières d'une tenancière de bar. Brune et rieuse, le nez un peu marqué, les pommettes très dessinées, le menton en triangle et de jolies quenottes blanches et pointues, Kitty Genovese avait le visage bien ciselé d'un origami particulièrement harmonieux". Cette jeune femme sérieuse, d'origine italo-américaine, caresse un rêve secret, celui d'ouvrir un restaurant de spécialités italiennes avec son père - Vincent Genovese - à New Canaan, dans le Connecticut.

Ce qu'elle ne sait pas encore, Kitty, c'est qu'aux petites heures du 13 mars 1963, elle va tomber sous les coups redoublés de son agresseur. Sa mort tragique ne fera qu'un entrefilet en page 12 du New York Times. Les voisins de son quartier ne la connaissant pas plus que cela, ne se sentiront pas véritablement concernés par ce drame épouvantable. Pour nombre d'entre eux, cela sera un banal incident comme il s'en produit tous les jours à New York. Ce ne sera pas l'avis de Michael J. Murphy, chef du NYPD. Selon lui, même si le coupable a été arrêté par hasard pour un cambriolage quelques jours après ce crime, il n'est pas le seul responsable de sa mort. En fait, ils ont été trente-huit complices de ce massacre ce soir-là.

Comment cela a-t-il pu se produire ? Parce que, non content d'être trente-huit à observer tranquillement - depuis chez eux - le calvaire d'une demi-heure de Kitty Genovese, pas un seul n'est descendu lui porter secours. Personne n'a eu la présence d'esprit de téléphoner à la police. C'est un journaliste du New York Times
- Martin Gansberg - qui fera éclater la nauséabonde réalité des faits à un public médusé. "Le 27 mars, soit quatorze jours après la mort de Kitty, le New York Times publia à la une d'enquête de Martin Gansberg. C'était à vrai dire moins une enquête qu'un éditorial. Une sorte d'équivalent moderne, urbain, new-yorkais, du J'accuse ! de Zola. Sauf qu'ici ceux qui étaient montrés du doigt n'étaient pas de hautes autorités civiles et militaires comme dans l'affaire Dreyfus, mais au contraire des gens simples, pour la plupart retirés des activités professionnelles, tous citoyens respectueux jusqu'au scrupule des lois de leur pays, aucun des habitants de Mowbray House ou de West Virginia Apartements n'ayant jamais eu le moindre ennui avec la justice, aucune de ces excellentes personnes n'ayant même écopé d'une amende pour excès de vitesse ou pour avoir imprudemment traversé la chaussée en redevenant piéton".

D'un coup, tous les médias - télé, radio, presse - convergent vers le 82 - 67 Austin Street, Queens, théâtre de la crucifixion de Kitty. Ce quartier tranquille devient littéralement une attraction de fête foraine, un cirque. A la différence que l'on n'exhibe pas des animaux, mais le lieu d'un meurtre et le silence sardonique de trente-huit individus observant - mi-narquois, mi-terrifiés - le calvaire de Kitty Genovese. Ceux-là mêmes qui souhaitaient l'anonymat complet derrière leurs volets, se sont inconsciemment exposés sous les feux de la rampe pour n'avoir pas voulu porter secours à cette pauvre victime. Et c'est toute la question de la lâcheté humaine, de celle qui sommeille en chacun de nous, que ces trente-huit responsables ont posé par leur acte. Tous l'ont entendue hurler, appeler à l'aide, demander du secours. Personne n'a bougé. Chacun attendant que le prochain agisse. Sa mort est à l'origine de la création du 911, numéro d'urgence des secours
aux États-Unis.

En prenant le parti de faire raconter le meurtre épouvantable de Kitty Genovese par un personnage fictif - Nathan Koschel -
Didier Decoin mêle, dans "Est-ce ainsi que les femmes meurent ?", réalité d'un fait divers sordide et trame d'un roman policier. Jumeau littéraire de l'auteur, Nathan Koschel est, lui aussi, romancier et absent le jour du crime. Il possède donc toutes les qualités pour parler de cette affaire terrible avec le recul et l'objectivité nécessaires. Et ce qu'apprend le lecteur est proprement scandaleux, voire choquant. Didier Decoin, par la voix de Nathan Koschel, tente de trouver une explication logique, rationnelle, à ce qui apparaît plus comme une abjection, une vilenie. Par leur mutisme, les trente-huit locataires ont implicitement approuvé ce meurtre. Ils sont devenus involontairement les complices du meurtrier. Et si Kitty avait subi, à peu de chose près, le même calvaire que le Christ sur sa croix ? Et si, pour avoir osé défier les bonnes mœurs et la morale presbytérienne des années 1960, Kitty s'était attirée les foudres de son voisinage ? Pourquoi donc ? Tout simplement pour avoir voulu vivre libre et indépendante, dans une Amérique profondément ancrée dans une rigueur chrétienne qui ne supportait pas les âmes égarées, aussi belles soient-elles !

Winston Moseley - le meurtrier - apparaît donc à la fois comme le Ponce Pilate des trente-huit voyeurs et le bourreau exécutant la sentence muette prononcée à l'encontre de cette pauvre jeune fille sans histoire. Et Winston Moseley possède toutes les apparences de la normalité. Bon père, bon mari, bien intégré socialement. Sauf que. Sauf que Winston Moseley est un sadique nécrophile qui ne se repaît que de victimes mortes, ne se défendant pas ou plus. Les trente-huit témoins ont tous déménagé du quartier. Sans doute ne se sentaient-ils plus à leur place dans une rue qui leur renvoyait en permanence leur faiblesse. Le supplice de Kitty Genovese aura au moins servi à mettre en lumière un syndrome de dilution de la responsabilité au sein d'un groupe d'individus, le syndrome de Genovese. Dans
une écriture raide, râpeuse, froide, distanciée, Didier Decoin nous rappelle cette ignominieuse affaire de non-assistance à personne en danger. Sa lecture fait froid dans le dos, met mal à l'aise, rempli d'effroi chacun de nous. Elle nous pousse à nous poser certaines questions. Qu'aurions-nous fait dans les mêmes circonstances ? Aurions-nous porté secours à la victime, malgré la peur de l'agression ? Aurions-nous appelé les secours ? Aurions-nous été courageux, lâches, indifférents ou héroïques ?

Alice qui m'a permis cette lecture a trouvé ce roman difficile à lire par certains détails qui lui ont soulevés le cœur. Pour Jules, c'est un vrai coup de cœur. Clarabel a été gênée par la lecture qu'elle a trouvée trop froide, trop dérangeante, trop scandaleuse. Bab's a imaginé un casting à la suite de cette lecture. La Muse agitée est restée un peu sur sa faim. Anne et Ys ont été ennuyées par la lecture. Pour Lily, c'est un livre saisissant, remarquable, émouvant, percutant. Ce texte a mis Praline mal à l'aise, mais lui a permis de réfléchir à la question posée. Pour Lou, c'est un livre tout simplement brillant. D'autres ? Merci de me le faire savoir ...

13 avril 2009

LE MYSTERE DE LURS

  • Notes sur l'affaire Dominici - Jean Giono - Folio 2€ n°4843


C'est à la demande du directeur de l'hebdomadaire "Arts" que Jean Giono consent à couvrir ce qui sera l'une des affaires les plus mystérieuses du 20ème Siècle. Deux raisons essentiellement le poussent à accepter ce travail. Tout d'abord, le meurtre a été commis à Lurs, petit village situé à une vingtaine de kilomètres de Manosque où vivait Jean Giono. Ensuite, l'auteur se passionne - comme beaucoup de ses contemporains - pour ce qui deviendra dans les annales de l'histoire judiciaire, l'Affaire Dominici. "Au moment où je classe ces notes prises pendant le déroulement du procès, c'est dimanche après-midi, le jury et la Cour sont en délibération dans la salle du conseil. Je suis bourrelé de scrupules et plein de doutes. Si je fais le compte, il y a autant de preuves formelles qui démontrent la culpabilité de l'Accusé que de preuves formelles qui démontrent son innocence. J'ai assisté au procès à une place qu'on m'a désignée et qui était de choix : juste derrière le Président. Je voyais très bien l'Accusé, à trois mètres de moi. J'ai vu, de face, et à la même distance, les témoins pendant qu'ils témoignaient. Je pouvais voir les visages de tous les jurés. J'ai regardé et écouté jusqu'à en être brisé de fatigue".

Amoureux de la sémantique, Jean Giono est confondu durant tout le procès par le poids des mots qui pèseront lourds dans la balance de la Justice. Il comprend rapidement que ce procès particulier d'une affaire non moins complexe sera celui du langage, une querelle de points de vue divergents entre le Président et Gaston Dominici, le patriarche, le coupable idéal et tout trouvé. Parce que Gaston Dominici cumule tous les défauts héréditaires, toutes les tares sociales qui conforteront cette position de coupable : égoïste, rude, primitif, dur à la tâche, taciturne.


Surtout, le doyen est un fin braconnier. Il s'insurge quand le Président insinue qu'il chasse illégalement,
alors que le crime pour lequel il est jugé ne semble pas le toucher, le concerner. Gaston Dominici restera persuadé jusqu'au bout que son pire crime est le braconnage ! Il ne comprend rien à son procès, aux termes employés par le Président de la Cour, par l'accusation. Ce ne sont pas ses mots à lui. Ils n'appartiennent pas au même monde. Jean Giono notera que le vieux Dominici n'utilisera que trente-cinq à quarante mots au maximum, alors que le juge, les avocats des parties ou l'avocat général en connaissent plusieurs milliers. Dès le début, le procès est intellectuellement biaisé.

Dans cette famille hors du temps et hors du commun, tout le monde va s'acharner à désigner Gaston Dominici comme le coupable. A commencer par son propre petit-fils. Le petit Perrin ment comme un arracheur de dents. Il raconte tout et son contraire. Il dit et se dédit en permanence. Comment, dès lors, juger en toute sérénité ses dires, ses aveux ? Quelles cautions lui donner ? "Il parle donc devant la Cour, les jurés, le public, devant son grand-père accusé de meurtre. Tout est mensonge. Et mensonge bête. Il dit être allé acheter du lait chez un laitier qui était mort depuis six mois. Il dit que sa mère est sortie. On sait qu'elle n'est pas sortie. Il dit être allé arroser des haricots : il a arrosé autre chose (c'est aussi bête que ça). Il dit qu'il a parlé à un tel : un tel donne les meilleures raisons du monde et prouve qu'il n'était pas là. Il dit que son oncle avait l'habitude de corner trois fois quand il passait à moto devant la ferme Perrin : ce n'est pas vrai. On le confronte avec ses dires précédents, avec sa mère, avec tout le monde, et on lui demande : et alors ? - J'ai menti. - Pourquoi ? - Je ne sais pas".

Parce que l'origine de ses hâbleurs, fils, oncles, neveux, reste bien le père, le
grand-père, Gaston Dominici. C'est bien lui qui a donné la vie - au propre comme au figuré - à cette troupe de bonimenteurs. D'ailleurs, le vieux Dominici ment, lui aussi. Au cours des reconstitutions de certaines scènes de ce triple meurtre, il dit des mots, il fait des gestes qui n'ont jamais été ou jamais dû être. Pourquoi affirme-t-il avoir couru après la petite Elisabeth Drummond alors que personne n'a remarqué de traces de blessures aux pieds de l'enfant. Sur un chemin aussi sec avec des chardons, du thym sauvage, des silex et pieds nus, elle aurait dû avoir des blessures, des traces de coupures. Rien. Personne n'est dérangé par ces détails, encore moins par ce mensonge.

Et ces vétilles qui ne comptent pas - ou si peu -, il y en a eu beaucoup dans ce dossier à charge. Comme s'il avait fallu que le seul et unique coupable expiatoire ne soit que Gaston Dominici. Et jamais Clovis, le premier fils à l'accuser. Encore moins Gustave qui est le dernier à avoir vu la petite Elisabeth Drummond vivante. Il faut savoir que la région où ce triple crime a été commis est un coin sauvage, violent et cruel où règnent la passion et la haine, la solitude, le silence et où l'omerta est la règle. Reste à savoir si cette spécificité régionale explique en soi la chape de plomb qui est tombée sur cette étrange affaire jamais élucidée. "La haine est féroce, la colère sans frein, l'ambition démesurée. La jalousie et l'envie font des miracles. Les vertus sont sans commune mesure avec les vertus des êtres dits civilisés. La générosité épouvante ; la tendresse a la saveur d'un péché mortel; l'amitié défie les lois même naturelles [...]".

Dans "Notes sur l'affaire Dominici", Jean Giono revient sur le meurtre de la famille Drummond, couple d'anglais venus passer quelques jours de vacances dans les Alpes de Haute Provence à l'été 1952. Gaston Dominici, le propriétaire de la Grand-Terre, lieu du massacre de cette famille sans ennuis, est rapidement arrêté, jugé et condamné pour ce triple meurtre et à l'issu d'une enquête très imparfaite et bâclée. Dans ce document, ce n'est pas l'écrivain Jean Giono qui écrit, c'est l'observateur du monde rural, des paysans madrés et soupçonneux. C'est le spécialiste d'une société
qui ne comprend toujours pas qu'elle est entrée dans le 20ème Siècle. Plusieurs éléments l'interpelle au cours des audiences auxquelles il assiste. Tout d'abord, comment un paysan sur une terre aussi pauvre et peu arable que la Grand-Terre a-t-elle pu générer un compte en banque de 10 à 12 millions de francs de l'époque ? D'où lui est venue cette soudaine fortune, manne tombée miraculeusement du ciel. La façon dont le vieux Dominici assènera un "Je suis un bon Français" au cours des audiences du tribunal. Pour Jean Giono, tout cela était nouveau dans la bouche de l'accusé. De toute sa vie professionnelle, l'auteur - qui a côtoyé les mêmes types de personnalités locales dans sa région de Manosque - ne les a jamais entendus prononcer ces mots. D'où cela lui est-il venu ? Quelle signification donner à ces mots ? A la barre, le médecin de campagne Dragon témoignera. Il sera le premier à avoir examiné les trois corps. Seulement, son expertise ne convient visiblement pas au juge. Il fera appeler un autre spécialiste, le docteur Jouve, chirurgien de renom à Digne. Ce qu'il dit sous serment sera en complète contradiction avec la précédente déposition. N'ayant pas examiné les cadavres, il ne parlera que par analogie. Mais cela conviendra mieux au juge, au point de faire disparaître le témoignage du vieux docteur Dragon au profit de celui du scientifique zélé. Pourquoi ?

Dans ces "Notes sur l'affaire Dominici", Jean Giono interroge le lecteur, revient et appuie sur les zones d'ombre de ce dossier déformé dès l'origine. Trop d'éléments pertinents, percutants ont été volontairement laissés de côté, non utilisés ou très mal, ne permettant pas d'apporter une preuve tangible de culpabilité ou d'innocence de celui qui sera déclaré responsable. Face à une justice qui veut et exige un coupable, qui tâtonne, qui hésite, qui ne sait plus - ou refuse de savoir - l'auteur pose les questions qui dérangent. Il insiste sur des détails compromettant la culpabilité de Gaston Dominici, sur le pourquoi et le comment de certains événements antérieurs ou postérieurs au crime. Il cherche à comprendre l'incompréhensible, à expliquer l'inexplicable et à tenter de trouver des pistes de réponses à des questions qui paraissent insolubles.

Plusieurs sites parlent de cette étrange affaire, dont Boomer Cafe, Wikipédia et l'histoire en question qui reviennent sur plusieurs thèses concernant les mobiles de ce meurtre.

11 avril 2009

LA DOUCEUR D'UN CAFE VIENNOIS



"Pour qui hésite entre la solitude et la compagnie, pour qui n'aime ni rester chez soi ni traîner dehors, pour qui alterne entre l'ennui, la paresse et la mélancolie, il suffit de pousser la porte du "Prückel", du "Sperl", du "Central" ou d'un autre pour se sentir apaisé et bienvenu. Les cafés viennois sont les havres des états d'âme. On peut venir pour lire, écrire, jouer aux cartes, aux échecs, au billard, donner des rendez-vous ou passer le temps sans rien faire, simplement en touillant rêveusement sa cuillère en argent dans sa tasse en porcelaine. On peut grignoter saler, sucré ou boire un seul café et traîner des heures sans jamais subir le moindre regard désobligeant de la part du garçon. Les tables sont en marbre et les patères en cuivre. Les journaux sont du jour, les gâteaux sont frais et les clients discrets. A Vienne, il ne suffit pas de commander un café. Il faut être précis et savoir ce que l'on souhaite boire. Un "Schwarzer", un café noir, un "Kleiner", noir et serré, un "Kapuziner" avec quelques gouttes de crème, un "Mélange", mi-café, mi-lait, un "Verkehrt", presque blanc, un "Brauner" avec un nuage de lait. On peut aussi demander un "Eiskaffee", sorte de café liégeois, un "Einspanner", noir mais servi dans un verre avec de la crème fouettée, voire, pour les gourmands à l'estomac solide, "mit Doppelschlag", avec double portion de crème fouettée, ou pour les amateurs de sensations fortes, un "Fiaker" avec du rhum dans la crème, voire un "Maria Theresa" avec crème et liqueur d'orange. Quelle que soit la commande, le café est servi sur un plateau en argent ovale, un verre d'eau posé à côté de la tasse, avec la petite cuillère en biais sur le verre d'eau".



Extrait - "Café viennois" - Michèle Halberstadt

9 avril 2009

LES CHEMINS DE LA HONTE

  • C'était la guerre des tranchées - Jacques Tardi - Casterman Éditions


"C'était la guerre des tranchées n'est pas un travail "d'historien" ... Il ne s'agit pas de l'histoire de la Première Guerre mondiale racontée en bande dessinée, mais d'une succession chronologique, vécues par des hommes manipulés et embourbés, visiblement pas contents de se trouver où ils sont, et ayant pour seul espoir de vivre une heure de plus, souhaitant par-dessus tout rentrer chez eux ... en un mot, que la guerre s'arrête ! Il n'y a pas de "héros", pas de "personnage principal", dans cette lamentable "aventure" collective qu'est la guerre. Rien qu'un gigantesque et anonyme cri d'agonie".

En octobre 1917 cela fait maintenant trois ans que les Poilus pataugent dans la fange des tranchées, embourbés dans la bourbe, coincés qu'ils sont entre la mitraille, les avions et les obus de l'ennemi. Le 2ème Classe Binet se demande encore ce qu'il peut bien faire dans cet endroit. Cette guerre-là ne le concerne pas. Ce qu'il veut, Binet, c'est avoir la paix, qu'on le laisse tranquille. Du genre taciturne, Binet, qui n'a même pas l'esprit d'équipe. Il est revenu de tout, Binet, sauf d'une chose, qui l'empêche même de dormir. Le jeune Faucheux a été envoyé en reconnaissance par le capitaine, un planqué de l'État-major. Avant de partir en mission, il avait confié à Binet son petit cahier
bleu d'écolier. Personne ne l'a jamais vu revenir. Depuis, Faucheux hantait ses pensées la journée, peuplait ses cauchemars la nuit. Son Faucheux, Binet voulait le retrouver, mort ou vif. Des rumeurs annonçaient que l'avant-poste avait fraternisé, qu'il s'y échangeait tabac et nourriture, qu'on y trouvait même de la cocaïne à foison. Il commençait à trop gamberger, Binet. Peut-être même qu'il devenait fou à lier dans ses tranchées sans fin. Un servant allemand mettra fin à tout cela. Binet sera abattu près de l'avant-poste à 4 h 25 mn du matin.

25 novembre 1916, la perte de son ami de tranchée est
l'occasion pour le soldat Lafont de se souvenir comment tout ça a commencé pour lui. La mobilisation, la foule ivre de haine qui vociférait des slogans anti-allemands, les orchestres improvisés entonnant la Marseillaise. Et malheur à celui qui ne partageait pas cet enthousiasme patriotique. Il était l'espion, le traître, l'homme à abattre. Jamais l'homme de Paix, lucide et visionnaire sur ce qui allait arriver quelques semaines plus tard. En 1916, le soldat Lafont en avait vu des morts, en avait vécu des batailles, des montées au front, des départ à l'assaut baïonnettes au bout du fusil, des bombardements, des gaz à l'ypérite. Il était un des rares survivants de son régiment entièrement reconstitué, après tant de boucheries inutiles. Il s'était peu à peu habitué à la boue, à la crasse, à la peur, aux totos, aux rats, à la mort. Tellement bien, qu'un obus l'a fauché ce jour-là en pleine méditation. "Les hommes sont des moutons. Ce qui rend possible les armées et les guerres. Ils meurent victimes de leur stupide docilité (Gabriel Chevalier - La Peur)".

27 novembre 1916. L'artillerie française pilonne sans relâche les lignes allemandes. La 3ème Compagnie de la 115ème d'infanterie s'apprête à monter au feu. Parmi tous ces soldats silencieux et tétanisés par la peur, Jean Desbois. Poilu hâve et fatigué, il n'en peut plus de monter à l'assaut de lignes imprenables. Surtout, il ne comprend pas l'entêtement obsessionnel des gradés à vouloir leur faire prendre ces positions malgré l'état de leurs pertes. Et puis, le silence avant l'offensive. La mort passe et plane au-dessus de chacun d'eux, emportant leurs rêves d'en revenir, leurs espoirs d'être épargnés. Une fois de plus, ce sera l'échec et le repli vers les positions
d'origine. Le général de brigade Berthier ne l'entend pas comme cela. Pour pousser ces malheureux à sortir de leur trou, il fera canonner la tranchée française par l'artillerie. Refusant obstinément de sortir, épuisés, harassés, choqués, meurtris, trois soldats seront pris au hasard parmi les survivants et fusillés pour l'exemple. Parmi eux, le soldat Desbois. "Heureuses, malgré leur deuil, les familles dont le sang coule pour la patrie ( général Rebillot - Libre Parole -13/12/14)".

Autant vous prévenir de suite, "C'était la guerre des tranchées" de Tardi n'est pas un ouvrage historique stricto sensu. Il ne raconte pas la 1ère Guerre Mondiale des ses origines à l'Armistice. Il va bien au-delà. Tardi a voulu nous parler du sort d'êtres humains pris dans la nasse de cette guerre patriotique, nationaliste et éminemment revancharde. Mises bout à bout, ces tranches de vie et de quotidien dans les tranchées nous donne à lire la grande histoire sous un autre angle, celui d'anonymes, d'hommes simples, projetés dans une tourmente qui les dépasse. Car dans "C'était la guerre des tranchées", il n'y a pas de héros, personnages auréolés de pouvoirs supra-naturels leur permettant de sortir vainqueur de chaque situation. Dans cette bande dessinée, nous ne sommes pas dans la fiction, mais dans la dure réalité de ce qui a été - un jour - l'existence de millions d'hommes, toutes nationalités confondues. Des hommes face à l'horreur des tranchées, à la frayeur de mourir dans la souffrance, à l'angoisse de ne jamais revenir d'une mission. Les Français, les Allemands éprouvent les mêmes sentiments, les mêmes doutes. Tuer l'Autre, celui d'en face parce qu'il est l'ennemi, celui que l'on ne connaîtra jamais et qui aurait pu être un ami, devient - dès lors - une véritable épreuve morale et spirituelle. Car cette bande dessinée hors du commun nous raconte les souvenirs des Poilus, d'instants de vie ou de mort. Elle va au-delà du simple fait historique pour devenir un réel documentaire, recueil précieux de
témoignage à l'heure où tous les soldats de la Grande Guerre ont disparu.

Toute la force de cette bande dessinée réside dans les dessins minutieux où chaque détail apparaît, rendant la réalité encore plus
terrifiante. Les uniformes, les gamelles, les brodequins, les armes, les tranchées retournées et labourées, les morts - humains et animaux - les villes et villages anéantis par les bombardements, rien n'est laissé au hasard. Un vrai travail d'artiste doublé d'une recherche historique fouillée et précise qui renforce encore le côté documentaire. Les visages aux traits marqués par la fatigue, le désarroi, l'épouvante, le doute, le remord, le chagrin, la crasse intérieure et extérieure, donnent au lecteur un sentiment de malaise. Les dessins, monochromes, sont parfois de simples ombres sur un fond d'apocalypse. Certaines planches sans texte, comme un silence d'outre-tombe, rendent encore plus prégnantes ce malaise, cette sensation d'apparaître presque comme un voyeur, un planqué. Les textes sont d'une grande sobriété, émaillés d'extraits de textes et de citations d'auteurs, dont Louis-Ferdinand Céline, particulièrement cher à Tardi. Dans "C'était la guerre des tranchées", Tardi fustige la guerre et les gradés, qui la dirigent depuis leurs bureaux confortables de l'État-major. Il ose nous montrer ce que de nombreux livres d'histoire ont occulté, les massacres des civils par les soldats, les jugements sommaires et les exécutions arbitraires, la folie ordinaire, les gradés incapables d'analyser une situation et s'obstinant à envoyer leurs hommes se faire étriller, la bêtise quotidienne et l'antisémitisme larvé. La fraternisation aussi, entre soldats français et allemands, considérée pire qu'une trahison, vue comme intelligence avec l'ennemi.

Au-delà des statistiques froides, "C'était la guerre des tranchées" nous montre un morceau d'existence de ces hommes arrachés à leur bonheur familial, à leur milieu, à leur quiétude monotone, pour être propulsés dans un carnage qui a fait entrer le monde dans le 20ème Siècle à grands coups d'obus.

7 avril 2009

JACK L'EVENTREUR A LA SUEDOISE

  • Un torse dans les rochers - Hélène Tursten - Michel Lafon Éditions


"Rien dans l'atmosphère ne laissait présager ce qui allait suivre. Bien au contraire, pour un début du mois de mai, l'air du large chargé d'embruns était étonnamment doux. L'eau scintillait sous le soleil, dont les reflets jouaient sur les crêtes douces des vagues, comme pour nous faire croire que l'été était déjà là. C'était une de ces journées inespérées qui surgissent au printemps comme un cadeau et disparaissent aussi vite qu'elles sont venues. Une femme et son labrador noir se promenaient seuls au bord de la mer. Le chien faisait tout ce qu'il pouvait pour titiller une mouette sur la rive. Elle s'élevait à quelques mètres au-dessus de la surface de l'eau, décrivait un petit arc de cercle et poussait son cri caractéristique".

Alors qu'Eva Melander et son chien Allan profitent des premiers rayons de soleil printanier sur la plage de Killevik en Suède, elle tombe nez à nez avec un sac poubelle contenant un cadavre éviscéré en décomposition avancée. Seul indice, un énigmatique tatouage asiatique sur ce qui semble avoir été l'épaule de la victime. C'est mince. Mais c'est tout ce qu'il reste de ce qui a été - un jour - une personne. Et pour le commissaire Andersson de Göteborg et l'inspecteur Irene Huss - chargée de l'enquête - le travail semble très difficile. Tous deux savent très bien que ce genre de crime n'est que rarement résolu. Et la façon dont le corps a été minutieusement vidé de ses organes vitaux, la tête séparée du tronc à la base du cou, laisse à penser que cela pourrait être l'œuvre d'un sadique nécrophile !

A quelque temps de là, Irene reçoit un appel désespéré d'une amie perdue de vue, Monika Kind. Celle-ci est très inquiète car elle est sans nouvelles de sa fille Isabell, partie à Copenhague tenter une carrière de mannequin. Cela fait d'un coup beaucoup pour l'équipe du commissaire Andersson qui doit, en plus, coincer Robert Larsson - proxénète et dealer de cocaïne - pour le meurtre d'un petit revendeur du coin. Sans compter qu'Irene a la charge de caser trois adorables chiots, fruit des
amours de Sammy - son terrier - avec une caniche pur race. En attendant, Irene Huss peine à trouver quel artiste tatoueur aurait pu exécuter le motif trouvé sur l'épaule du puzzle humain. Il faut dire que le petit monde des tatoueurs n'est pas très causant. "Le tatouage était une piste qui devrait les aider à trouver l'identité de la victime. A moins que ... Elle n'en était plus si sûre tout à coup. Ils ne savaient pas qui était l'homme, ni quelle était sa nationalité. Ils ne savaient pas non plus où le tatouage avait été réalisé, ni où et comment l'homme avait trouvé la mort. L'espace d'une seconde, la pensée la traversa qu'au fond elle aurait préféré ne pas le savoir. Mais bien sûr, qu'elle voulait le savoir".

C'est par Yvonne Stridner, le médecin légiste, qu'Irene découvrira qu'un meurtre identique a eu lieu à Copenhague deux ans auparavant, sur une prostituée. Le meurtrier n'a jamais été interpelé. Direction le Danemark pour tenter d'élucider cet assassinat atroce et pervers et essayer - par la même occasion - de trouver des éléments concernant la disparition d'Isabell Lind. C'est dans le quartier chaud de Vesterbro que l'inspecteur Irene Huss rencontrera Tom Tanaka, géant japonais propriétaire d'une boutique de sex toys, dont l'enseigne a servi de modèle au tatouage de la victime. Grâce à cette entrevue, l'enquête d'Irene avancera d'un coup à grands pas.

Avec la découverte du corps d'Isabell dans un hôtel de Vesterbro, Irene Huss comprendra qu'elle est le lien ténu entre ces deux étranges affaires. La pauvre fille subira - à peu de chose près - un sort identique aux deux précédentes victimes. Fait encore plus étrange, Irene Huss recevra chez elle, une carte postale représentant la célèbre Petite Sirène d'Andersen, avec un message pour le moins sybillin, "The little mermaid is dead". Qui veut lui faire comprendre qu'il est informé de ses investigations et la suit pas à pas ? Quel lien - autre que sexuel - existe-t'il entre ces trois victimes ? "C'était là tout le texte. La carte avait été oblitérée à Copenhague deux jours plus tôt. Irene reposa aussitôt la carte sur
la table. Le traitement à la poste avait dû brouiller les empreintes digitales, mais il pouvait malgré tout rester quelque chose d'utilisable. Qu'est-ce que ça signifiait . Était-ce un avertissement ou une menace ? The little mermaid ne pouvait être qu'une allusion à Isabell Lind. Qui avait envoyé cela ? La réponse était claire : l'assassin d'Isabell. Personne d'autre n'aurait eu intérêt à ce genre de mise en garde. Mais pourquoi ? Ils étaient plusieurs policiers à enquêter sur ces affaires, ici et à Copenhague. Le meurtrier semblait, pour une raison quelconque, l'avoir choisie, elle".

Enfin, quand Emil, le fils de Beate Bentsen - la divisionnaire du commissariat de Copenhague - disparaît à son tour, pour Irene Huss il n'y a plus
l'ombre d'un doute. Le criminel appartient à son entourage professionnel et la connaît bien. Si les deux premiers cadavres du pervers nécrophile étaient transformés en vrai puzzle avec pièces manquantes, les deux derniers avaient été bizarrement inachevés. Pour quelles raisons le meurtrier n'avait pas terminé son macabre travail de dépeçage ? De plus, d'après les quelques indices trouvés dans l'appartement d'Emil Bentzen, le cadavre au tatouage et lui se connaissaient plutôt bien, même très bien, puisqu'ils avaient été amants. Qui peut être le maillon reliant tous des meurtres sordides ?

Tous les lecteurs de bons romans policiers le savent, les auteurs suédois sont doués. Et depuis que Henning Mankell leur a ouvert la voie, beaucoup s'y engouffrent pour notre plus grand plaisir. Bon sang ne saurait mentir et "Un torse dans les rochers" d'Helene Tursten est de cette trempe là. Dans ce roman, on ne s'ennuie pas une seule seconde. A peine ouvert, on entre dans l'histoire comme on plonge dans l'eau sombre d'un fjord, pleine d'appréhension et de frissons. On s'attache au personnage principal d'Irene Huss, jeune femme dynamique, enthousiaste et passionnée par son travail, sportive accomplie et spécialiste en jiu jitsu, ainsi qu'à sa petite famille. Krister, le mari fin cuisinier et gastronome qui s'occupe avec amour de la gourmandise de sa femme tout autant que de son moral, les jumelles - Katarina et Jenny - adolescentes sans problèmes et heureuses de vivre, sans oublier Sammy, le chien, le don juan du quartier, l'insouciant de la famille qui drague les femelles de race et refuse d'endosser une quelconque paternité.

Bien que l'auteur prenne pour décor les bas-fonds de Copenhague et de Göteborg, les quartiers glauques où règnent en maître la prostitution de tous les sexes les trafics de drogue, l'atmosphère n'en est pas sombre pour autant. Ce qui pourrait
paraître paradoxal. Les meurtres sont certes violents, cependant le sang ne coule pas à chaque page. Les descriptions sont sobres et minutieuses, comme peuvent l'être les rapports d'expertises légales. Et c'est justement là ce qui fait toute la force de ce roman policier. Mais pas seulement. L'écriture est vive, nerveuse, rapide. Il n'y a aucun temps mort, pas de pause qui puisse - à un moment où à un autre - venir en ralentir le rythme de la lecture. Le lecteur va de rebondissements en surprises. Helene Tursten prend un malin plaisir à nous semer dans cette enquête complexe et psychologique où l'on ne sait pas - jusqu'aux ultimes pages - s'il y a un ou plusieurs meurtriers. L'auteur a pour elle de maîtriser son sujet de bout en bout, ne laissant pas de place à l'improvisation. Tout au long de ce dense roman policier, Helene Tursten distille les indices au compte-gouttes, les diluant dans le quotidien de l'enquête et dans le train-train du commissariat. Au final, cela nous donne un policier prenant, captivant, intelligent et subtil. Dès les premières lignes, le lecteur est happé, obnubilé, accaparé par l'ambiance qui émane du "Torse dans les rochers". On ne le lâche qu'à contre-cœur, une fois la dernière ligne lue.

Les avis de Hilde qui l'a trouvé bon mais au bout d'une centaine de pages, Cathulu attend la suite des épisodes avec sa nouvelle copine Irene Huss ... Peut-être d'autres avis, merci de m'en faire part.

3 avril 2009

UNE CERTAINE PERCEPTION DE LONDRES

  • Promenades dans Londres - Flora Tristan - Folio 2€ n°4711


"Quelle immense ville que Londres ! comme cette grandeur, hors de toute proportion avec la superficie et la population des Îles britanniques, rappelle immédiatement à l'esprit et l'oppression de l'Inde et la supériorité commerciale de l'Angleterre ! Mais les richesses provenant des succès de la force et de la ruse sont de nature éphémère ; elles ne sauraient durer sans renverser les lois universelles qui veulent que, le jour venu, l'esclave rompe ses fers, que les peuples asservis secouent le joug et que les lumières utiles à l'homme se répandent afin que l'ignorance aussi soit affranchie".

Alors qu'en 1839 Flora Tristan vit à Londres, capitale dont elle n'apprécie pas le contexte social, elle décide néanmoins de lui consacrer un ouvrage mettant en exergue toute la force et la misère de cette mégapole. Loin des clichés des belles lettres de l'époque, Flora Tristan va promener son lectorat à travers les quartiers insalubres et miséreux de Londres à la recherche de tous ceux dont on parle peu, et dépeindre ainsi une réalité très éloignée de l'image de capitale moderne d'un État puissant et économiquement fort. Londres, ville tentaculaire apparaît comme un monstre industriel avec ses docks et ses entrepôts interminables le long desquels des navires de toutes tailles attendent leurs marchandises pour les porter à l'autre bout du monde. Londres, dont l'horizon est barré de dômes, de clochers, de cheminées d'usines crachant leurs fumées
noires est une capitale résolument moderne avec ses grandes avenues éclairées au gaz et ses boutiques illuminées.

Londres divisée en trois secteurs distincts qui ne se rencontrent jamais ou si peu : la Cité, située sur l'ancienne ville qui a conservé son architecture et sa structure moyenâgeuse, celle qui concentre la Upper middle class - classe moyenne aisée, bourgeoise et commerçante - ;
West End, quartier exclusivement réservé à l'aristocratie et à la haute bourgeoisie anglaise ; les Faubourgs, enfin, qui concentrent la lie de la société, un ramassis de voleurs, d'assassins, de prostituées et d'ouvriers misérables et valétudinaires. "Le contraste que présentent les trois divisions de cette ville est celui que la civilisation offre dans toutes les grandes capitales ; mais il est plus heurté à Londres que nulle autre part. On passe de cette active population de la Cité qui a pour unique mobile le désir du gain à cette aristocratie hautaine, méprisante, qui vient à Londres deux mois chaque année, pour échapper à son ennui et faire étalage d'un luxe effréné, ou pour y jouir du sentiment de sa grandeur par le spectacle de la misère du peuple ! ... Dans les lieux où habite le pauvre, on rencontre des masses d'ouvriers maigres, pâles, et dont les enfants, sales et déguenillés, ont des mines piteuses".

Les londoniens ne trouvent pas grâce aux yeux de Flora Tristan et focalisent tous les défauts des citadins des grandes villes : insolents, sérieux, inhospitaliers, tristes, psychorigides, froids, cérémonieux, arrogants, durs. Incapable d'avoir une opinion par lui-même, le londonien adopte celle de la majorité fashionable. Mais pas que cela. Les Anglais seraient friands des titres et marques de noblesse. Il n'est pas rare
de rencontrer un simple boutiquier, un petit bourgeois ou même une cocotte entretenue, se parer d'un titre aristocratique.

Mais le pire à Londres au 19ème Siècle reste le sort peu enviable de l'ouvrier de l'industrie. Traité pire que les esclaves en France, il est soumis aux fluctuations permanentes de l'économie de marché et au bon vouloir de son employeur. Exploité, pressuré, affamé, il n'a d'autres choix que de travailler jusqu'à épuisement. Surtout, contrairement à l'ouvrier français dont les tâches sont multiples et variées, rendant le travail supportable, l'Anglais répète inlassablement tout au long d'une journée harassante, épuisante, le même geste, dans des conditions épouvantables. "{...} l'esclave est sûr de son pain pour toute sa vie et de soins quand il tombe malade ; tandis qu'il n'existe aucun lien entre l'ouvrier et le maître anglais. Si celui-ci n'a pas d'ouvrage à donner, l'ouvrier meurt de faim ; est-il malade, il succombe sur la paille de son grabat, à moins que, près de mourir, il ne soit reçu dans un hôpital ; car c'est une faveur que d'y être admis. S'il vieillit, si par suite d'un accident il est estropié, on le renvoie, et il mendie furtivement de crainte d'être arrêté. Cette position est tellement horrible que pour la supporter il faut supposer à l'ouvrier un courage surhumain ou une apathie complète". Parmi les ouvriers, les plus paupérisés d'entre eux restent les immigrés irlandais vivant en lisière des quartiers les plus huppés de Londres. Ces personnes vivent dans un état de dénuement et manque extrêmes.

Heureusement, l'Angleterre est sauvée par l'esprit brillant des femmes écrivains de ce pays. Flora Tristan se demande quand même comment peuvent évoluer ces personnes avec l'éducation qu'elles reçoivent. Car, là encore, la société britannique est frappée de toutes les tares éducatives. Elle ne voit aucun intérêt dans l'apprentissage de deux ou trois langues étrangères durant l'enfance et la jeunesse, alors que la femme anglaise n'en aura aucune utilité dans sa vie. De même, elle fustige la lecture romanesque leur laissant espérer un mariage riche, alors que bien souvent les jeunes britanniques n'épousent que de petits bourgeois, quand elles ne finissent pas vieilles filles. En fait, les Anglaises font d'excellents auteurs à succès uniquement pour peupler l'immense solitude dans laquelle les retranchent leurs mariages imposés et leurs maris volages !

Dans ses "Promenades dans Londres", Flora Tristan - figure féministe et socialiste de son époque - nous fait part de sa vision de Londres, ville-monstre aux proportions inhumaines en 1840. Impressions personnelles, partielles et partiales, Londres est ici décrite sous l'angle subjectif. Point de place pour un avenir positif et dégagé. Au contraire, en comparant la condition de vie et de travail des ouvriers français et
anglais, Flora Tristan ne trouve que de graves inconvénients à la Grande-Bretagne. Selon elle, le capitalisme et le libéralisme économique sont pires que l'esclavagisme et comparés à de l'anthropophagie ! La machine, le travail mangerait - happerait - littéralement l'individu. Flora Tristan s'étonne que les animaux domestiques soient mieux traités que les ouvriers des grandes industries du royaume. De même, elle est en totale opposition avec la thèse de Thomas Malthus préconisant la restriction de la natalité comme préalable à la réduction de la pauvreté. L'ordre, l'organisation et la discipline de la société sont pour Flora Tristan l'occasion d'une suprématie des plus riches sur les plus démunis. Ce qu'il y a de dérangeant dans les écrits de Flora Tristan c'est ce mépris dans lequel elle place la condition des Juifs et des Bohémiens en Angleterre. Elle les repousse à la marge d'une société qui les refuse de fait, insistant pesamment sur leurs supposés vices, ici de trop aimer l'argent pour l'argent et de vivre de larcins, là de se laisser porter et de vivre de la crédulité des pauvres gens ! En lisant "Promenades dans Londres", il faut garder à l'esprit que la Grande-Bretagne fait sa révolution industrielle, que la société civile est une succession de strates clairement établies et ordonnées et que l'économie et florissante, contrairement à la France à la même période. Seuls ne transparaissent que les défauts, les anomalies d'une société en pleine expansion et en mutation et qui va devenir - quelques années plus tard - une des plus grandes puissances économiques du monde et pour longtemps.

Un article intéressant sur la révolution industrielle en Europe.