- Darling - Jean Teulé - Pocket Éditions n°10675
Cette fille savait, dès sa naissance, que sa vie ne serait qu'une suite d'ennuis, de problèmes qui s'enchaîneraient comme d'autres enfilent des perles. De son enfance dans la campagne normande, elle ne vivra qu'une série de catastrophes, pathétiques, calamiteuses et monstrueuses. Née la dernière après deux frères, elle sera le souffre-douleur de sa famille, leur tête de turc, leur punching-ball. Refoulée dès sa naissance, l'avenir de Catherine Nicolle s'engageait plutôt mal. Et ce n'est pas un euphémisme ! Très tôt, le monde paysan la rebute. Elle veut fuir. Elle sait qu'elle partira, parce qu'elle ne veut pas de cette vie toute tracée, comme celle de sa mère. "Ces choux, dans ma tête, je me disais que c'était des crânes de paysans. Et moi, en tournant la manivelle, en cassant les crânes, à chaque tour, je répétais "Je ne serai jamais paysante, moi ... Je ne serai jamais paysante ..." - Sanne ! - Hein ? - Pay ... sanne ! - Ah bon, t'es sûr ? - Oh, pratiquement. - Nous on disait paysante mais on ne nous a jamais appris grand-chose à nous ... - Tu es quand même allée à l'école ... - L'instituteur me gardait à condition que je fasse le ménage chez lui sinon il m'aurait virée. Il aurait alors fallu que j'aille dans une classe de perfectionnement qui s'occupe des échecs scolaires mais c'était à Montebourg et ça n'arrangeait pas les parents. Alors je faisais le ménage chez l'instituteur ... Un jour, je l'ai entendu dire à papa : "Vos deux gars, déjà, c'est pas terrible mais votre fille, c'est pire que tout"".
Rapidement, elle cherche à s'évader de "La Barberie", sa barbarie à elle, en rêvant aux poids lourds qui passe devant chez elle. Ces camions, semi-remorques qui traçaient du nord au sud, d'est en ouest étaient son eldorado, les routiers, ses aventuriers du nouveau monde, ivres de liberté, races bien supérieures à ces bouseux de la campagne qu'elle abhorre et lui rappellent son père, son frère - Joseph - méchant comme la teigne. Illettrée, pour ne pas dire analphabète, Catherine - alias Tartine ou Grosse futaille pour les intimes - fuira cet enfer familial en travaillant dans une pâtisserie de son village. Quatre ans de bonheur dans une vie de chaos, de coups, d'insultes.
Et quand elle ne travaille pas à la pâtisserie, elle court le long de la nationale qui va vers Bayeux en agitant les bras comme un goéland échoué sur le bas-côté pour que les routiers la remarquent. Parce que le rêve secret de Catherine est de rencontrer un routier qui l'amènerait loin de ce cloaque, de cette vie de chien battu, de misère sociale et humaine. Et pour trouver l'oiseau rare, rien de tel que la C.B. "Le canal où j'étais le plus souvent, c'était le 19, donc le canal des routiers. Quand tu veux lancer un appel, tu le lances sur le 19 ou le 27. Et une fois que tu as pêché quelqu'un, il faut que tu changes. Tu n'as pas le droit de rester sur le 19 ou le 27. T'es obligée d'aller sur un autre canal. Tu lui donnes un rendez-vous, tu lui dis : "On se retrouve sur le 15", par exemple ... On ne se retrouve pas sur le 30 ni sur le 13 parce que là-bas, c'est interdit, ce sont les canaux réservés aux navigateurs. Autrement, tu pouvais aller où tu voulais entre 1 et 40. On parlait de la pluie et du beau temps. Des fois, on se retrouvait là-dessus à plusieurs, comme entre copains, et on parlait de notre vie". En fait de routier sympa, la pauvre Catherine tombera sur un vaurien qui se surnommera Roméo. Sauf qu'elle ne sera jamais aimée comme la Juliette de Shakespeare. En décidant d'unir sa vie à celle de son Roméo, Catherine ne sait pas encore qu'elle vient de signer un pacte avec la violence physique, verbale et morale.
Rire du malheur des autres, se mettre du côté des rigolards pour éviter de trop se questionner sur la vie de bâton de chaise de cette "Darling" de Jean Teulé a été ma première réaction. Attitude inepte, mais salvatrice pour ne pas refermer le livre avant la fin devant tant de souffrances humaines, morales, psychologiques. La "Darling" de cet auteur de talent, c'est l'écho et la voix du quotidien des quelques deux millions de femmes battues, humiliées. Elle, a eu le courage, la force, la volonté de raconter son parcours pour exorciser, pour se donner une chance de tourner le dos à son passé, pour ultime pied de nez à ses tristes souvenirs. Il n'empêche, entre ricanements idiots et envie de pleurer sur le sort effrayant que la vie a jeté à Catherine, c'est l'histoire d'une femme forte et fragile, courageuse et volontaire, spontanée et candide que nous dévoile Jean Teulé. Tout cela, mais certainement pas une pessimiste. On suit, médusé, le parcours semé d'embuches, la montée au calvaire d'une fille repoussée par tous, sa famille, son mari, les autres. Elle qui ne désirait rien d'autre qu'un petit bonheur tout simple en sortant de sa condition de "paysante", connaîtra l'horreur, la descente en enfer. Et le plus fort de tout cela, c'est que jamais elle ne renoncera. Toujours, elle trouvera la force, la capacité, la volonté d'avancer, d'espérer, de rêver de jours meilleurs. En lisant "Darling", on est scotché à son récit. Au fur et à mesure, on se prend d'amitié pour cette fille attachante, généreuse. On ne peut que ressentir de l'empathie pour cette "Darling", parce que - tel le Phénix - elle a toujours su renaître de ses cendres. "Cette fille me file le tournis ... Elle remonte les pentes à une vitesse fantastiques et moi je ne comprends pas où elle puise cette énergie-là. Où va-t-elle chercher cette rage d'être encore verticale ? Y aurait-il donc des gens dont la force de vie serait sans limite ? Moi, juste écrivant un roman à bord de cette jeune femme - chenille humaine pour montagnes russes de fête foraine -, j'ai vécu de sacrés loopings et des doubles. Par moment, c'est moi qui était effondré et elle qui me remontait".
Ce livre a pris EmiLie aux tripes, Sandrounette ne regrette pas sa lecture malgré la dureté du sujet, Jean Teulé a touché Livrovore en plein cœur, quelques autres avis sur Blog-o-book ... D'autres avis, merci de me le faire savoir dans les commentaires.