29 août 2010

GASPARD, DU GITON AU LIBERTIN

  • Une éducation libertine – Jean-Baptiste Del Amo – Folio n°5036

« Paris, nombril crasseux et puant de la France. Le soleil, suspendu du ciel comme un œil de cyclope, jetait sur la ville une chaleur incorruptible, une sécheresse suffocante. Cette fièvre fondait sur Paris, cire épaisse, brûlante, transformait les taudis des soupentes en enfers, coulait dans l'étroitesse des ruelles, saturait de son suc chaque veine et chaque artère, asséchait les fontaines, stagnait dans l'air tremblotant des cours nauséabondes, la désertion des places ». Été 1760, Paris croule sous le poids d'une canicule sans précédent qui s'est abattue sur la capitale comme la misère sur le bas-peuple. Et cette populace n'en peut plus de cette chaleur accablante, suffocante, oppressante qui rend les corps moites, humides, suintants, ruisselants de crasse et de graisse, qui développent des odeurs pestilentielles composées de peaux malpropres, répugnantes, pouilleuses, de déchets humains mêlés aux détritus, aux rebuts de la rue, aux eaux sales, croupies et boueuses charriées par la Seine. Cet ensemble donne une vision apocalyptique d'un Paris qui n'a plus rien d'humain, ni de bourgeois ou même d'aristocratique. La ville dégouline de saletés, de vermines, d'immondices, d'impuretés tant physiques et morales, entraînant des torrents d'effluves nauséabondes, nauséeuses, écœurantes.

Parmi cette foule hébétée, assommée de moiteur et de puanteur, le jeune Gaspard, dix-neuf ans, qui a quitté Quimper quelques semaines plus tôt pour monter à Paris. Son avenir, c'est dans la capitale qu'il le construira et non pas à la campagne au milieu des porcs, humains ou animaux. « Il se remémorait pourtant, à la cadence de ses pas, la ferme et l'odeur âcre du feu de bois, la suie sur le mur avalant la lumière des flammes ; la forme de la mère tricotant de ses mains tortueuses dans un coin de pièce, sous une couverture de laine. Ses cheveux tombaient en un rideau grisâtre, s'emmêlaient devant son visage tavelé. Puis la froide stature du père. Étrangement, les traits de la mère étaient présents à l'esprit de Gaspard, mais ceux du père étaient fondus en une masse brouillonne. A l'évocation du mot, seule apparaissait la silhouette, découpée dans le contre-jour sale et terne d'un encadrement de porte. Il se remémorait aussi le bruit des cochons entassaient dans la porcherie attenante à la maison, le grognement des porcelets agglutinés entre les truies, l'amoncellement de chair maculée de purin, le clapotement des groins remuant la boue mêlée de déjections, le frottement des peaux couvertes de soies longues, l'odeur, l'odeur acide jusqu'à la nausée, imprégnant les murs de la maison, les cheveux de sa mère. Sa mère puait la truie ».

Son premier emploi, c'est la Seine, torturée, souillée, troublée, dégoûtante, repoussante – à l'image du peuple de Paris - qui le lui procurera. Décharger du bois dans l'attente de l'hiver pour chauffer le bourgeois, au milieu des débris végétaux et autres, qui faisaient de l'eau du fleuve une tourbe méphitique et démoniaque. Car nul ne savait chaque jour, chaque instant, sur quoi il allait buter, cogner, achopper, tout ce qu'il allait trouver flottant à la surface de cette eau fangeuse et saumâtre. La Seine, c'était le Styx de Paris. « La boue sur sa peau embaumait l'œuf pourri ou l'escarre. Des algues se prenaient à ses jambes, à ses bras, enlisaient ses doigts. L'eau atteignit le cou de Gaspard, il inspira cette odeur à pleins naseaux. L'homme s'arrêta, tourna la tête vers l'aval se la Seine, sitôt imité de Gaspard. Autour d'eux se massèrent d'autres hommes qu'il n'avait pas vus approcher tant il se concentrait sur sa marche, veillant à ne pas trébucher. Tous étaient couverts de la même abjection. Certains y plongeaient la tête, surgissaient en êtres hybrides, amphibies. Face à eux, sur près de deux cent cinquante pieds de longueur, un amas de bois flotté descendait dans leur direction. Perchés sur les morceaux les plus imposants, comme sur un infernal radeau, quelques gars menaient l'ensemble. L'homme tendit à Gaspard un couteau. « Tu montes, tu sectionnes, tu débarques », dit-il. Gaspard empoigna la lame, attendit que les marins d'infortune négocient l'arche du pont. Ils chevauchent un monstre dont on ne devine que la carapace, songea-t-il ».

La découverte du corps de Martin Legrand, artisan bijoutier, incitera Gaspard à fuir de l'autre côté de la rive de la Seine pour échapper au malheur de sa condition originelle, celle de l'indigence, de la gueuserie. Passer sur la rive gauche, aisée et opulente, pour saisir la chance. Cette opportunité, c'est sous les traits de Justin Billod, perruquier, qu'elle se présentera. Au contact de cette clientèle composée de riches bourgeois ou de modestes aristocrates, Gaspard prendra conscience de l'attrait de son physique auprès des hommes et des femmes. Il découvrira les joies malsaines de la rumeur lancée depuis les salons d'essayage sur les penchants, les goûts, la perversité des uns et des autres ; là qu'il apprendra qui est l'amant de l'un ou de l'une, la maîtresse de l'autre. Un univers s'offre à lui, lui tendant les bras, prêt à le recevoir en son sein. « Tant d'autres défilaient à l'atelier et Gaspard les découvrit peu à peu. Chacun portait jusque-là ses histoires, ses non-dits, des secrets bien gardés que l'on s'empressait de répéter après s'être fait désirer un peu. Billod se régalait de la confidence, jurait à longueur de temps de ne rien dire mais cédait au moindre assaut d'une cliente, puis faisait promettre le silence, ce qu'elle jurait à son tour avant de s'offusquer que l'on pût douter de sa parole. Ils apprenaient ensuite que l'un et l'autre n'avaient pas tenu promesse, se grondaient gentiment, souvent ne disaient rien. C'était là le cours naturel des choses, une succession de congratulations, de politesses exagérées, de confidences indécentes, de curiosités et de promesses pléthoriques ».

Très vite, Gaspard comprendra que le nerf de la guerre est la médisance, la calomnie, le venin, l'invitation à l'épanchement et à l'indiscrétion des secrets d'alcôve pour s'en servir en temps et en heure. De son passage chez Justin Billod – qui éprouvait pour lui un attachement sentimental – Gaspard fera la connaissance du comte Étienne de V. « […] un homme sans vertu, sans conscience. Un libertin, un impie. Il se moque de tout, n'a que faire des conventions, rit de la morale. Ses mœurs sont, dit-on, tout à fait inconvenantes, ses habitudes frivoles, ses inclinations pour les plaisirs n'ont pas de limites. Il convoite les deux sexes. C'est un épicurien dépravé, un coquin licencieux ». Ils s'attireront, s'aimanteront, se séduiront, se provoqueront. L'aîné fera l'éducation sensuelle, charnelle et libertine de son jeune ami. Il lui ouvrira les portes des lieux de débauche les plus sordides aux plus raffinés pour son plaisir infini et sa perdition.

Le moins que l'on puisse dire à la lecture du roman de Jean-Baptiste Del Amo c'est que l'auteur nous donne une image crue, criante, grossière, rude, ordurière, naturaliste, cauchemardesque, angoissante, voire dantesque de Paris. Dans « L'éducation libertine », la capitale et son fleuve sont présentés sous un angle plutôt immonde, clandestin, interdit, tabou, presque impénétrable au non initié. Mais plus que Paris et la Seine, c'est l'existence même de Gaspard qui est une allégorie de la capitale et de son peuple, à la limite du supportable pour le lecteur. Dix-neuf ans de misère, de douleurs psychiques, de haines sourdes et contenues, d'humiliations paternelles, de folie maternelle ont conduit Gaspard à s'éloigner de Quimper et de ce passé plein d'amertume pour une métropole pernicieuse, perverse, jouissive, fornicatrice mais gage d'avenir pour qui sait saisir sa chance. Et la chance, Gaspard saura la prendre à la volée, la capter, la capitaliser et la rentabiliser en opportuniste qu'il est. Mais à quel prix ! Dans « L'éducation libertine », on plonge dans le Paris des bas-fonds, de la plèbe, du vulgaire qui possède en commun avec l'aristocratie et la bourgeoisie le goût pour la chair, le sexe, la violence, la luxure, la copulation à tout-va. En compagnie du comte Étienne de V., avatar de Méphistophélès, Gaspard – tel un Faust en quête de délectation, de jouissance – le suivra dans ses déambulations nocturnes. Avec lui, il s'ouvrira aux délices des relations illicites réprouvées par la morale chrétienne. Le personnage de « L'éducation libertine » est un être cupide, fourvoyé, égoïste, narcissique pour qui seul compte son intérêt personnel. Il y a dans Gaspard une part des personnages balzaciens. Nul lecteur ne pourra s'empêcher de faire le rapprochement avec « Le ventre de Paris ». A la différence que les halles ne sont pas la toile de fond de ce roman intense, touffu, fouillé parfois jusqu'à l'overdose, mais plutôt les bordels de bas étage, la fange, la lie de la société du 18ème Siècle. Au final, « L'éducation libertine », trajet sinueux des amours obscènes et de l'ambition personnelle, égotistes d'un Gaspard prêt à tout pour assouvir sa fascination du sexe, de la débauche, du vice, du stupre est un roman initiatique dans lequel le lecteur retrouvera – en filigrane – d'autres libertins célèbres.

D'autres blogs en parlent : Delph, Karine:), Violette, Julie, Isil, Alcapone, Delphine Cingal, Je sais pas quoi lire, Lounapil, Kali, BoB, Manu, Pierre Maury, Kenza, Hécate, Essel, Laurent, Lou, Sandrounette, Mazel, Retsig, Aurore, Pascal, Ys, Liliba ... D'autres sans doute ?! Merci de vous faire remarquer par un petit commentaire.

Merci à Liliba pour ce prêt. Sans quoi, je serais passée à côté d'un petit phénomène du genre !


270 - 1 = 269 livres qui hantent ma PAL 2010/2011 ...

26 août 2010

LIBRE DE PENSER ET D’ETRE

« Ce que chacun de nous doit respecter, c'est l'être humain en tant qu'individu libre de penser et de vivre sa vie comme il l'entend, hors de toute contrainte ».


" Mais qu'est-ce que c'est que porter le voile, habiter un corps voilé ? Que signifie être condamnée à l'enfermement dans un corps voilé puisque féminin ? Pourquoi voile-t-on les filles, seulement les filles ? Pourquoi cache-t-on leur corps, leur chevelure ? Qui a le droit d'en parler ? J'ai porté dix ans le voile. C'était le voile ou la mort. Je sais de quoi je parle. "



Bas les voiles ! – Chahdortt Djavann – Folio n°4332


22 août 2010

ET BRONZER DEVINT A LA MODE !

  • L'invention du bronzage – Pascal Ory – Complexe Éditions

« […] l'une des grandes inventions culturelles du XXe siècle n'a, jusqu'à présent, guère suscité l'intérêt des historiens, au motif, inexprimé, qu'elle touche sans doute à l'absolu de l'ig-noble : celle qui a conduit le canon de la beauté pigmentaire occidentale de l'ordre du marbre à celui du bronze. Autrement dit, dans l'espace francophone, la révolution du bronzage, ce terme dont Émile Littré ne connaissait sous le Second Empire que l'acception sculpturale, voire galvanoplastique : « Action de recouvrir un objet d'une couche imitant l'aspect du bronze. » Un siècle plus tard, il s'agit toujours, au fond, de recouvrir d'une couche et de soigner une apparence, mais la chair a été substituée au plâtre, l'être humain luisant et frémissant à l'allégorie montée en pendule ».

Voici, pour le moins, un sujet d'actualité en cette période encore estivale : le bronzage ! Si beaucoup d'intellectuels – philosophes, sociologues, psychologues, historiens – se sont penchés sur les révolutions sociétales d'un 20ème Siècle qui n'a jamais été avare en bouleversements, chambardements et autres métamorphoses des usages et codes sociaux, peu – voire aucun -, se sont passionnés pour le hâle, lui préférant le goût, l'odorat ou le toucher. Parce que le bronzage - n'en déplaise à beaucoup -, est aussi une révolution, mais culturelle celle-là ! Si l'on remonte aux temps les plus reculés de notre civilisation, les élites grecques et romaines de l'Antiquité prônaient le brunissage pour les hommes. Les femmes, quant à elles, se devaient de conserver et de valoriser ce teint pâle, lactescent, ivoirin, symbole de supériorité et de distinction sociales, de richesse, d'opulence. Ce sentiment de suprématie d'un teint clair par opposition à la carnation mate ira grandissant tout au long de l'histoire de l'humanité. La religion chrétienne s'en emparera pour magnifier la pureté, la candeur, l'innocence, la fraîcheur et la virginité. Durant les croisades saintes, on confrontera le Sarrazin – impur de par son apparence et sa foi – à l'Occidental, blafard mais religieusement prééminent. « Ainsi l'affrontement médiéval avec le Musulman forge-t-il une figure caractéristique du « Sarrazin », ainsi, à la Renaissance, l'entrée de l'Occident dans la phase coloniale pousse-t-elle à la roue, en confrontant l'Européen à deux « races » soumises, affublées d'un teint plus sombre, l'Amérindien puis le Noir, pendant qu'au même moment le « processus de civilisation » accentue la codification de la distinction corporelle ».

La fin du 19ème Siècle et les prémices du 20ème siècle enfoncent encore le clou, en clamant haut et fort que splendeur et fraîcheur riment avec blancheur ! Et cette ingénuité est l'image même de la perfection féminine, de la beauté immaculée et originelle. En fait, tout le monde s'accorde à enfermer la femme, à la claquemurer chez elle, derrière voilettes et chapeaux à larges bords, à l'enferrer dans des vêtements armures. « Reste que le « rose aux joues », s'il peut signifier une émotion sympathique, connote aussi une émotivité peu virile que l'on réserve aux enfants, aux jeunes gens et aux vraies jeunes filles, et qu'il importe toujours de maintenir à la périphérie des sujets frappés de matité, voire pire : le colonisé, le non-occidental, assurément, mais aussi le paysan ou le marin ». En fait, les choses vont réellement évoluer pour les femmes après 1914 – 1918. Dès le début des années 1920, les premiers magazines de la presse féminine – Vogue, Marie-Claire, Le Petit Echo de la Mode – émettent l'idée d'un brunissage naturel de la peau pour les vacances, tout en se masquant derrière les diktats d'une époque encore peu éloignée où le teint d'albâtre était la norme. « D'un côté, la « vogue des teints brûlés » semble pénétrer dans certains « lieux élégants » de la bonne société européenne, à tel point que « certaines femmes vont jusqu'à s'oindre d'huile de coco dans le but d'activer la coloration ». De l'autre, elle voudrait condamner ce type de comportement et elle trahit la sévérité dans le titre alambiqué de l'article : « Pour et contre le soleil ou les méfaits du soleil. » S'abritant derrière les autorités du milieu, elle ne manque donc pas de signaler au passage que Helena Rubinstein et Elizabeth Arden « ne cessent de déplorer la vogue des teints brûlés ». Au reste, l'usage de l'épithète « brûlé » dit tout ».

Mais c'est plus exactement en 1927 que la vogue du bronzage va se répandre dans la société, par l'arrivée sur le marché de l'huile solaire – Huile de Chaldée – lancée par le grand couturier de l'époque, Jean Patou. Eugène Schueller, père de L'Oréal va bientôt suivre les traces de la Maison Patou et créer l'Ambre solaire ». Véritable mutation sur le marché de la consommation d'un produit qui n'est pas essentiel pour la survie de l'espèce ! Comme toujours, chaque bouleversement anticipe des innovations, des modifications et des répercutions collatérales. Dans le cas du bronzage, des attributs s'adjoindront à l'huile pour la peau : le rouge à lèvres, dont le célèbre Rouge baiser, les lunettes de soleil qui passeront de l'usage médical au symbole de coquetterie et de mode. « Dès l'été 1939, Marie-Claire présente une gamme de montures déclinant « écaille », « ivoire » et « ombrex ». Ce changement de statut est évidemment lié au croisement entre la nécessité physique de protéger ses yeux, rappelée incessamment par les journalistes comme par les médecins, et la découverte, même modeste encore, de la part d'esthétique qui peut entrer dans cet instrument dont l'usage a également un autre avantage symbolique : celui de rapprocher son porteur de l'apparence sportive (sports d'hiver) voire franchement aventureuse (aviation) ». Mais la seconde vraie libération de la femme des années 1920 – 1930 restera le renoncement des cheveux longs au profit de la coupe courte dite à la garçonne. Bronzage, cheveux courts, fin du corset initieront une nouvelle identité de la femme, lui permettant de se sentir – enfin - elle-même. « Peu importe, surtout, que leur usage culturel immédiat ait été ambigu, que, par exemple, tous ces signes aient été interprétés sur le coup par certains dans un cadre traditionnel – « femme émancipée = femme facile » et « homosexuel = dégénéré » : seules comptent, sur la distance, la conquête de visibilité, la conquête d'espace social, premier pas vers la légitimité ».

« L'invention du bronzage » ou le premier pas vers l'émancipation, l'épanouissement physique et psychique de la femme à une période où la lividité maladive et quasi-cadavérique s'érigeait en norme de la beauté absolue. Dans ce petit traité singulier et insolite, Pascal Ory – professeur d'histoire contemporaine à la Sorbonne – dresse un panorama du hâle, du bronzage, du brunissage de la peau comme canon anticonformiste de la vénusté de cette première moitié du 20ème Siècle. C'est ainsi que l'auteur déboulonne deux idées préconçues qui voulaient que ce soit Coco Chanel qui ait lancé la mode du teint mat d'une part, et les deux semaines de congés payés accordés aux ouvriers après le Front Populaire de 1936, d'autre part. D'un côté, le mythe artistique avant-gardiste dans sa façon d'être, d'impulser un style nouveau ; de l'autre, la légende populaire et collective qui généralisait les vacances méritées par tous et dont la peau bronzée était synonyme de bonne santé et de joie de vivre. Mais « L'invention du bronzage » va plus loin que la simple explication historique et sociétale d'un réel phénomène culturel du 20ème Siècle. L'auteur élargi le champ de cette étude à d'autres phénomènes, dont les vertus de l'héliothérapie apparue dans les années 1840, le naturisme ou école de plein air au début du 20ème Siècle donnant naissance aux randonnées pédestres, aux colonies de vacances ou au mouvement éclaireur de Baden-Powell en 1907. Prendre des bains de soleil modérés a des vertus curatives, soignant la tuberculose, les problèmes de peau, cicatrisant les plaies et agissant sur les maux de l'âme. Cependant, le terme bronzer entré dans le Larousse en 1928, comporte aussi une connotation péjorative, colonialiste. Référence est souvent faite à Joséphine Baker dans les réclames des produits de bronzage féminins. Quant aux hommes, on vante la notion d'homme nouveau, au sens ambigu du terme. Le Blanc maîtrise la couleur de sa race, alors que le Noir ou le Jaune la subissent ! « L'invention du bronzage » qui porte en sous-titre « Essai d'une histoire culturelle », a pour enjeu principal l'exégèse d'une évolution culturelle profonde et irréversible. Bien au-delà du simple terme bronzer, largement emprunté à l'art de la sculpture, cette essai parle d'une mode – épiphénomène de marginaux et/ou d'excentriques – pour devenir grâce à la presse et à la radio une véritable manifestation populaire. Cet essai permet de mieux analyser l'évolution des mentalités et l'origine de certains mouvements que certains pourraient imaginer, au 21ème Siècle, comme totalement novateur !

Les blogs en parlent : Actualitté, Routard.com, Bibliobs.

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18 août 2010

LE SCRIBE DU SEIGNEUR

  • Le Livre des morts – Glenn Cooper – Le Cherche midi Éditions

2009. Lorsque David Swisher, trader arrogant et sûr de lui, trouve dans son courrier une carte postale datée du 22 mai 2009 avec un petit cercueil dessiné, il croit d'abord à une plaisanterie de potache. C'est à peine s'il en tient compte. Il a mieux à faire que de se soucier de blagues d'écolier en mal de sensation. Consuela Lopez, femme de ménage hispanique à Manhattan rentre chez elle très tard, comme à son habitude. Elle est éreintée et souffre terriblement de sa cheville qu'elle a blessée à son travail. Qu'à cela ne tienne, elle demandera à la Vierge de lui venir en aide. Cela coûtera toujours moins cher qu'une visite chez un médecin, surtout qu'elle vit aux États-Unis en situation irrégulière. Et puis, elle souhaite voir rapidement le Père Rochas au sujet d'une étrange carte qu'elle a reçue et qui l'inquiète. Celle-ci indiquait la date du 22 mai 2009 avec ce petit cercueil tracé à la main. David Swisher et Consuela Lopez seront tous deux victimes d'un tueur qui sévit à New York et aux alentours depuis déjà quelques temps. Les grands quotidiens vont se faire l'écho de ces meurtres et de l'assassin - surnommé le tueur de l'Apocalypse - qui averti ses futures victimes par un courrier envoyé de Las Vegas indiquant la date de leur présumé décès. « Les dates se résumaient à ça : les victimes, quatre hommes et deux femmes, étaient âgées de 18 à 82 ans. Trois avaient été tuées à Manhattan, une à Brooklyn, une à Staten Island, et une dans le Queens. Le modus operandi était toujours le même : une personne recevait une carte postale représentant le dessin d'un cercueil, affichant la date du lendemain, ou du surlendemain. Chacune était morte à la date indiquée. Deux par arme blanche ; une par balle ; une par overdose d'héroïne ; une fauchée par une voiture qui était montée sur le trottoir avant de prendre la fuite ; la dernière victime, enfin, était passée par la fenêtre ».

Le FBI est sur les dents. Aucun indice probant. Rien qui puisse signifier l'once d'une moindre piste pour débuter l'enquête. Et avec la presse sur le dos, en plus ! Dans de tels cas, inextricables et impossibles à résoudre dans les délais les plus brefs, c'est Willy Piper, spécialiste des tueurs en série qui s'y colle. Un vrai professionnel du profilage, reconnu par ses collègues pour sa finesse psychologique et ses réussites passées, notamment dans l'affaire du violeur d'Ashville et du tueur de White River à Indianapolis. S'il n'avait pas pour meilleur ami Johnnie Walker, il aurait sûrement fait une brillante carrière. En attendant, Willy Piper et sa collaboratrice, Nancy Lipinsky, se retrouvent d'un coup avec huit cadavres sur les bras, tous éliminés entre le 22 mai et le 11 juin 2009. Entre eux, aucun indice tangible, aucun lien commun permettant de mettre en exergue un rapport avec leurs disparitions. « Chaque crime est différent. C'est comme s'il s'en remettait exprès à la chance. Peut-être les victimes sont-elles aussi choisies au hasard. Il leur envoie des cartes postales pour nous montrer qu'il y a un lien, et que c'est lui qui décide qui va mourir. Il a lu les articles sur le tueur de l'Apocalypse dans les journaux, et passe son temps à regarder les reportages à la télé, ce qui lui donne un sentiment de toute-puissance auquel il est devenu accro. Il est très intelligent et très pervers. Voilà notre homme ».

1947. Ernest Bevin, secrétaire aux Affaires Étrangères du Gouvernement Attlee, est chargé de prendre contact avec Winston Churchill, retiré de la politique depuis sa défaite électorale de 1945. Le gouvernement britannique a encore besoin de ce vieux renard madré, rusé, pour négocier avec Harry Truman, actuel président des États-Unis, au sujet d'un dossier ultra confidentiel classé secret défense . Des fouilles archéologiques ont été menées par une équipe de spécialistes sur l'île de Wight. Ces découvertes risquaient de bouleverser l'ordre des événements et de paniquer une population qui se remettait lentement d'une guerre qui avait laissé l'Europe à bout de souffle. « Le Premier ministre veut que vous vous occupiez des tractations avec Truman. Leurs rapports sont plutôt tendus. Le gouvernement souhaite vous déléguer cette affaire. Après aujourd'hui, nous ne voulons plus être impliqués. Les Américains ont proposé de tout prendre en charge, et au terme de longs débats internes, nous avons décidé de tout leur laisser. Nous ne voulons pas nous occuper de cette affaire. Ils ont déjà toutes sortes de projets, mais, pour être honnête, nous ne voulons être au courant de rien. Reconstruire ce pays nécessite un effort énorme, et nous ne nous ne pouvons pas nous laisser distraire de cette tâche, et encore moins avoir à porter la responsabilité de ces choses. Car imaginez les conséquences s'il y avait une fuite … ».

777. Ile de Wight. Le Père Josephus est préoccupé depuis plusieurs jours. Les Bénédictins de l'abbaye ont constaté l'apparition d'une comète dans le ciel printanier du mois de mai. Deux mois après, on perçoit encore sa queue de feu barrant la nuit. L'ensemble des moines est persuadé que le Jour du Jugement dernier serait pour ce 7 juillet 777. Le chiffre sept, mystérieux, ésotérique, impénétrable, occulte, inscrit dans tous les grimoires et manuscrits religieux. « Sept. Le chiffre mystérieux de Dieu. Ce chiffre figurait partout dans le livre de la Genèse : sept ciels, sept trônes, sept sceaux, sept églises. Les murs de Jéricho étaient tombés au septième jour du siège. Dans l'Apocalypse, sept esprits de Dieu étaient envoyés sur la Terre. Sept générations séparaient David de la naissance de Jésus-Christ, le Seigneur. A présent, on était à la veille du septième jour du septième mois de l'an de grâce 777, en conjonction avec l'arrivée de la comète que Paulinus, l'astronome de l'abbaye, avait par prudence nommée Cometes Luctus, la comète de la lamentation ». Or, en ce jour de damnation, un enfant venait de naître chez le tailleur de pierre de l'abbaye, Ubertus. Cet enfant avait tout pour être ostracisé. Son père n'en voulant pas, il l'avait amené au prieur Josephus pour l'éduquer et en faire un religieux. Considéré comme arriéré mental, ne sachant ni lire, ni écrire, taiseux, Octavus avait surpris Josephus en écrivant dans toutes les langues connues et inconnues des moines des listes entières de noms. Cela relevait de la pure sorcellerie, de la théurgie, de l'occultisme, du satanisme. Mais qui est réellement, Octavus ? Œuvre de Dieu ou du diable ?

Trois périodes de l'histoire de l'humanité, le Moyen-âge et ses grandes peurs millénaristes, la guerre froide et sa course à la conquête spatiale, le 21ème Siècle et l'attentat du 11 septembre 2001 qui a réveillé une phobie du terrorisme et de la guerre chimique. Voilà en résumé succinct et sommaire le cocktail explosif du « Livre des morts » de Glenn Cooper. Hormis le classique couple d'enquêteurs se complétant professionnellement tout en se chamaillant gentiment, de l'agent spécial du FBI dilettante, un brin alcoolique et séduisant malgré tout, à l'esprit aiguisé et à l'analyse pertinente et brillante, « Le Livre des morts » est un thriller remarquable, singulier et inattendu. Il faut avoir une imagination féconde et foisonnante pour concevoir un roman aussi machiavélique que haletant, complété d'une enquête historique sur l'une des recherches du 20ème Siècle les plus secrètes et les plus invraisemblables qui soit. Avec « Le Livre des morts » le lecteur voyage dans le temps, à la recherche d'éléments probants servant de fil conducteur autour d'une série de meurtres dont les victimes n'ont aucun rapport entre elles, si ce n'est une carte postale annonçant la date de leur prochain décès. Seul point commun, tous sont morts à la date exacte indiquée sur la carte. Comme si le destin s'était annoncé par voie postale ! Du fin fond du Moyen-âge au 21ème Siècle balbutiant à internet, « Le Livre des morts » nous parle des grandes peurs de l'humanité que sont la crainte d'un lendemain aléatoire, l'absence de maîtrise de son propre destin et du libre arbitre de chacun à la croisée des chemins. Écrit sur un rythme palpitant, oppressant, angoissant, alternant – au fil des chapitres – les trois grandes périodes de l'Histoire avec leurs événements spécifiques dont le lien se dévoile au fur et à mesure, « Le Livre des morts » de Glenn Cooper apparaît au lecteur médusé, désorienté, comme un immense puzzle diabolique. On ne peut s'empêcher de faire la comparaison, par certains aspects, avec « Le nom de la rose » pour l'ambiance pesante et l'atmosphère apocalyptique de ce thriller mené de main de maître par son auteur. Tout est parfaitement conçu, élaboré, réfléchi avec une dose de suspense associée à une enquête historique ahurissante, fascinante, et une aptitude à dérouler le fond de manière scientifique. « Le Livre des morts » de Glenn Cooper est à la fois terrifiant, envoûtant et troublant.

Les blogs qui en parlent : Bladelor, Madame Charlotte, Choco, Leiloona, Ankya, Cathulu, Poupouille, Amanda, Émilie, Pimprenelle, Cryssilda, Sophie, Petite Fleur, Émeraude, Joëlle, Neph, Pat, Emmyne ... D'autres peut-être ?! D'avance merci de vous faire connaître par un petit commentaire que je vous ajoute à la liste.

Un merci particulier à Solène Perronno et aux éditions du Cherche Midi pour m'avoir permis cette découverte dont j'attends la suite avec impatience ...


271 - 1 = 270 livres restant dans ma PAL ...

9 août 2010

DELACROIX, PEINTRE DU MAROC

  • Lettre à Delacroix - Tahar Ben Jelloun - Folio n°5086

« Je vous écris de Tanger en cette fin d'automne.

C'est une saison qui vous a échappé. La ville semble dormir encore. Le ciel est d'une blancheur subtile et légère. C'est que la lumière se lèvre très tôt sur cette rive de la Méditerranée, enveloppant doucement les collines et les arbres. Une brume, probablement venue d'Espagne, essaie de la couvrir. L'artiste a eu une insomnie cette nuit. Il dort et ne rêve même pas. Quand il se réveillera, la clarté du jour aura avalé tant de lumière qu'il regrettera d'avoir manqué les prémices d'une belle cérémonie. L'intensité de la lumière vous préoccupe. Elle est trop forte, trop brutale ».

Le 24 janvier 1832, Eugène Delacroix quitte son atelier de la rue des Fossés-Saint-Germain à Paris, son ciel maussade, délavé, blafard et bas où peinent à percer les quelques pâles rayons d'un timide soleil d'hiver, presque effacé, pour se jeter, se précipiter dans la luminosité, le flamboiement, la clarté, l'ensorcellement d'un Maroc encore chimérique, à Tanger. Tanger, ville portuaire. Le corps et le cœur ancrés dans la terre marocaine, le regard tourné vers l'Occident, les pieds plongés entre Atlantique et Méditerranée, tel un Dieu de la mythologie antique en quête d'un immuable repos. « Le ciel est haut. L'azur passe par plusieurs bleus. L'horizon est net, la population est vivante, je veux dire tumultueuse, gaie, différente de celle de votre pays. Vous êtes ailleurs, vous avez franchi la frontière de l'imaginaire. Tout cela vous étonne et va vous habiter ». Instinctivement, en artiste prompt à saisir chaque particularité, chaque détail du quotidien, à percevoir une couleur derrière chaque bruit ou résonance de la rue, derrière chaque fragrance d'épices provenant des étals des marchés, Delacroix reste discret, secret, modeste et note les états d'esprit, les états d'âme d'un peuple qu'il ne connaît pas encore, mais qu'il respecte déjà profondément.

Delacroix écrira dans son journal intime que la population de Tanger est « […] un peuple à part ». Il l'est assurément. Tout à la fois simple, humble, modeste, analphabète mais intelligent – voire savant dans leurs pratiques religieuses -, généreux, métissé, fidèle, pieux, ce peuple-là – majoritairement Berbères - sait que la vraie richesse est avant tout spirituelle. C'est celle de la foi apportée par les Arabes et adoptée, acceptée par lui. « Ils savent que la gloire n'appartient qu'à Dieu et que ceux qui tombent dans la vanité sont perdus. Ce sont des gens de la terre, des campagnes et des montagnes. Ils viennent en ville comme des étrangers de passage, se méfient de ses bruits et de ses éclats ». Ce Maroc rural et pastoral est à l'opposé des villes impériales – Fès, Meknès, Rabat ou Marrakech -, capitales de la dynastie régnante alaouite, protégées, à l'abri de la plèbe, derrière ses hautes murailles.

Essentiellement connu pour son célèbre tableau « La Liberté guidant le peuple » peint en 1830, Delacroix part en quête d'un Orient mythique, légendaire, onirique, source d'inspiration, de créativité, de nouveauté, de reviviscence, de hardiesse, de puissance évocatrice. Victor Hugo, le premier, a si bien écrit et décrit les couleurs exclusives qui caractérisent cet Orient à la fois si proche de chez nous, et si éloignés de nos coutumes occidentales. Sans le savoir, il sera inconsciemment le précurseur de ce tournant pictural que va être L'Orientalisme chez Delacroix. « […] les couleurs orientales sont venues comme d'elles-mêmes empreindre toutes ses pensées, toutes ses rêveries ; et ses rêveries et ses pensées se sont trouvées tour à tour, et presque sans l'avoir voulu, hébraïques, turques, grecques, persanes, arabes, espagnoles même, car l'Espagne, c'est encore l'Orient ; l'Espagne est à demi africaine, l'Afrique est à demi asiatique ». Et c'est dans ce Maroc à la genèse abondante et séculaire, aux ramifications culturelles et cultuelles complexes qu'Eugène Delacroix va retrouver ses références à l'Antiquité grecque et romaine. C'est au cours de ses pérégrinations marocaines que l'artiste accentuera sa passion pour le cheval, animal sacré et royal dans le pays. Tout au long de son séjour en Afrique du Nord, Delacroix se fera le témoin de cette culture sensuelle, charnelle, spirituelle, bigarrée, remplie de passions, d'émotions à fleur de peau, de sensations sublimes. Cela donnera une série unique de tableaux, esquisses, aquarelles qui révèlera l'âme profonde de ce Maroc magnifié par le peintre.

Tahar Ben Jelloun possède, au moins, deux passions : le Maroc – son pays d'origine -, et Eugène Delacroix. Dans sa « Lettre à Delacroix », petit essai par le nombre de pages – quatre-vingt quinze -, mais au combien abondant, brillant, captivant, érudit quant à sa connaissance de l'artiste et de son œuvre, chef de file des Romantiques français qui inspirera les impressionnistes quelques décennies plus tard. Par cette « Lettre à Delacroix », l'occasion est donnée à l'auteur d'exprimer toute son admiration, tout son amour pour un artiste qui a saisi les secrets de la lumière lors de son voyage en Afrique du Nord et en Espagne. Tahar Ben Jelloun invite le lecteur à suivre Eugène Delacroix dans ce périple marocain, encore inexploré à cette époque. C'est tout d'abord la découverte de Tanger, à une brassée de l'Espagne, à la confluence d'un Occident qui s'éveille lentement à la modernité et un Orient encore proche de cette Grèce antique de Winckelmann qui a tant fasciné et inspiré les œuvres de Delacroix. Quelle opulence culturelle ! Quelle vénusté amplifiée par cette luminosité qui jette sur chaque scène de la vie des couleurs uniques, scintillantes, coruscantes, éclatantes, chamarrées, diaprées, véritable don du ciel ou de Dieu. Car de Dieu, il en est aussi question dans « Lettre à Delacroix ». La religion – musulmane et juive -, est partout présente dans ce Maroc conjointe à Delacroix et à Tahar Ben Jelloun. Une religion apaisée, ouverte aux autres, tolérante et pudique à la fois. Elle règle l'existence de chacun, de la naissance à la mort. Elle se laisse découvrir à qui sait en pousser les portes tout en respectant ses préceptes. Si elle cache, c'est pour mieux protéger ce bien précieux qu'est la perfection, la grâce féminines. Il y a aussi cette munificence, ce don et ce partage que l'on trouve dans chaque foyer, du plus modeste au plus opulent. Ici, l'invité est le roi. Tout lui est dû. Il y a tout cela et plus encore dans cette « Lettre à Delacroix ». Par-delà l'admiration sincère et inconditionnelle pour l'œuvre picturale de Delacroix, on perçoit son affection pour ce Maroc sublimé par l'artiste. Ce Maroc si éloigné des clichés et poncifs habituels, plus proche d'une certaine réalité, à la fois poétique, ardente, romantique, raffinée, indépendante, noble et racé. « Vous avez été désigné par la lumière pour être son émissaire partout où vous peignez. Le Maroc vous a fait « saint de la lumière » un peu à votre insu, mais vous en êtes conscient et votre modestie vous oblige à le taire, à ne pas en faire état ».

"Lettre à Delacroix" de Tahar Ben Jelloun a été lu dans le cadre du partenariat avec BoB, que je remercie infiniment pour cette lecture passionnante et instructive. Que serions-nous sans l'investissement de la BoB Team et des ouvrages régulièrement proposés en partenariat ?! Je me le demande souvent ...


272 - 1 = 271 livres à découvrir ...

5 août 2010

LA CROISEE DES CHEMINS

  • Souffles couplés - Gérald Tenenbaum - Éloïse d'Ormesson Éditions


« Des vies jumelles, de part et d'autre, sur les deux versants. Côté italien ou français, c'est le même temps qu'on prend. Quand on est de là-haut, de la montagne, la ville, on y descend parfois. Pas souvent. Quand il faut. Avec parcimonie. Mais là, d'un coup, c'est la ville qui est montée. La ville est vite et bruyante, elle s'agite, elle parle fort, elle vibre, elle résonne. En haut, on ne fait pas comme ça. C'est à cause du silence qui se dépose. On prend son temps. Le temps va comme il peut, on n'y peut pas grand-chose, c'est d'autre chose qu'on s'occupe. Le soleil se lève chaque jour du même côté de la montagne, on l'accepte, on fait avec ».

En ce 17 juillet 1983, une catastrophe s'est abattue sur la grande maison épervier. Alex, onze ans, peine à sortir du mutisme dans lequel il a sombré, malgré la bonne volonté de la doctoresse et de l'inspectrice de police, présentes sur les lieux. Alex a finalement été descendu en bas, dans la vallée, pour être placé dans un foyer d'accueil. Jamais plus, Alex ne reviendra au hameau perdu dans la montagne, entre Savoie et Val d'Aoste. Vingt-sept ans plus tard, Alex est barman au café des « Deux mondes », à Grenoble. Taiseux depuis son enfance, Alex est néanmoins doté d'une mémoire prodigieuse, hors du commun, capable de retracer l'événement le plus anodin dans ses infinis détails. Parce qu'Alex est hypermnésique, terme scientifique et savant pour désigner la mémoire absolue. Un don pour les uns, une plaie pour les autres. Alex vit avec depuis le drame qui a fait basculer son enfance sur l'autre rive. « Homme égaré, âme singulière, âme à part. De ce qui y passe, tout y reste. Les regards et les couleurs, les mots et les voix, les petites choses de la vie, les commandes de boissons, celles de la veille comme celles de l'an passé, les conversations et les gestes, les intonations, les silences et les expressions, les menus objets sortis des sacs de femmes, les ombres des passants et les bruits de la vie. Alex accueille tous azimuts. Il s'insurgerait s'il connaissait une autre façon. Mais c'est ainsi, il ne se pose pas la question ». Depuis cette épreuve personnelle, Alex ne sait plus lire, ni écrire. Il globe et il dessine. Seule, sa mémoire enregistre tout. Elle est son œil et sa main. Avec Alex au comptoir, pas besoin de carnet. Il grave chaque commande passée par Paco - son collègue de travail, son ami, son frère, son double -, pour l'éternité. Alex se souvient même de qui a pris quoi les fois précédentes. Son cerveau, tel un ordinateur surpuissant, imprime absolument tout.

Dans son monde à lui, il y a aussi Maggy Robatel, capitaine de police. Dès qu'une Delirium Tremens est annoncée au bar, il sait qu'elle est là, au « Deux mondes ». « La cinquantaine mal acceptée, coupe au carré effilée, frange châtaine légère au vent même de printemps, inévitable bandana marine et noir en twill de soie autour du cou, tailleur jupe et talons plats, sourire nostalgique, touche de fard joues et paupières, soupçon de mascara, Maggy passe voir Alex de temps en temps. Pas seulement quand elle a besoin de sa mémoire ». Maggy passe, parfois en amie, discuter un moment, oublier le quotidien et s'oublier un peu aussi. D'autres fois, elle sollicite l'aptitude d'Alex pour certaines enquêtes délicates, lorsque les éléments manquent pour démarrer les investigations. C'est le cas cette fois-ci. Un homme, la trentaine, a été retrouvé assassiné dans le Parc Mistral. Bien sûr, Alex se souvient de lui, de son écharpe blanche, de son nez cassé. Du reste, son aspect physique, sa conversation, les personnes l'accompagnant, rien.

Dans l'univers mémoriel d'Alex, il y a la présence douce et apaisante de Sandra, psycholinguiste, qui tente de l'aider à s'extraire de ses réminiscences indélébiles, inaltérable, ancrées dans les profondeurs de son âme. Sandra n'a qu'un seul désir, sortir Alex de son enfer quotidien. Elle veut le libérer de l'emprise de cette mémoire qui lui sert d'abri, citadelle oppressante l'empêchant de vivre son après et invisible muraille le séparant de la réalité du monde. Elle souhaite l'affranchir, lui donner un avenir différent, lui faire retrouver sa capacité à s'exprimer autrement, par la lecture et l'écriture. « Alex est accroché au passé. Sa mémoire le protège du présent, mais, Sacks l'a décrit, c'est une arme aussi, formidable, qu'il pourrait utiliser pour recouvrer la liberté. Lettres, lire, libre … Pour Alex, être libre, c'est être lire ».

En commençant « Souffles couplés » de Gérald Tenenbaum, je savais par avance que j'allais pénétrer dans les méandres de la mémoire d'un jeune homme qui retient absolument tout de ce qu'il voit, perçoit, entend. Ce que je ne savais pas encore, c'est que j'allais être happée, hypnotisée, envoûtée non seulement par l'histoire de ce roman, mais aussi – et surtout – par sa grande qualité d'écriture. Chaque page, chaque paragraphe, chaque ligne est un pur moment de lecture intense et remarquable. Chaque mot est une merveille de recherche et de précision pour donner le ton exact à l'ambiance d'une scène, au ressenti d'un événement, aux sentiments des personnages. Dans une langue belle, infiniment bien choisie, parfaitement maîtrisée et tout en retenue, Gérald Tenenbaum nous parle de nous à travers Alex, de nos relations à l'autre, de nos histoires rivées dans nos mémoires personnelles et / ou collectives. Prenant prétexte d'une enquête policière juste effleurée, l'auteur revient sur tout ce qui construit un individu intérieurement, moralement, psychiquement, intellectuellement. La mémoire, vaste territoire aux rivages illimités, labyrinthe où se mêlent et s'entremêlent passé obscur, tourmenté, enfoui, enterré et présent simple, lumineux, pur et immanent. L'ensemble formant ce que nous sommes, biographies uniques, intimes et complexes à la fois. Seulement cantonner « Souffles couplés » à cet unique thème serait réducteur. Gérald Tenenbaum aborde d'autres rives, tout aussi secrètes que la mémoire. Il y est question d'amitié, de ces liens étroits tissés au fil du temps entre les personnes, témoins d'instants drôles ou tragiques, partages de joies ou de douleurs, où les silences en disent parfois plus que de longues conversations. Cette amitié dans laquelle entre la part de soutien, d'entraide – parfois de sacrifice – que l'on offre à ceux que l'on considère comme tels. Par amitié, Sandra quittera sa sécurité matérielle pour aider Alex et Fulvio. Soutenir Alex dans son droit à une vie normale ; secourir Fulvio, vieil italien menacé d'expulsion en raison de son passé de brigadiste, du temps où l'Italie hésitait encore entre communisme et fascisme. Dans « Souffles couplés », Gérald Tenenbaum nous entraîne au cœur même de l'histoire de la Savoie, intimement fondue dans celle des personnages, territoire entre deux cultures, oscillant, tanguant sans cesse entre France et Italie. Région montagneuse qui s'est toujours battue pour son indépendance et sa liberté. « Souffles couplés » est un hymne à l'amitié, à la générosité, au droit à la différence et au respect de l'autre dans son passé, dans ses silences et ses non-dits.

D'autres blogs en parlent : Un coin de blog, Aifelle, Lily, Nanou ... D'autres peut-être ?! Merci de m'en faire part en commentaire que je vous ajoute à la liste.

Un merci particulier à l'auteur, Gérald Tenenbaum et aux éditions Éloïse d'Ormesson pour cet envoi et cette très belle découverte qui se poursuivra par d'autres lectures de cet auteur de talent.

273 - 1 = 272 livres dans une PAL exponentielle ...

2 août 2010

AROUND MIDNIGHT

Billard blues - Maxence Fermine - Livre de poche n° 30263


Trois rendez-vous pour raconter trois univers, dans trois villes mythiques des États-Unis – Chicago, New-York, Las Vegas -, à trois périodes charnières du 20ème Siècle. "Billard blues" raconte des histoires de billard, de poker sur fond de blues, de jazz, dans des clubs semi-clandestins ou des casinos pour milliardaires.

"Et voilà, ça commence tous les soirs comme ça, avec un air de blues, un morceau de Muddy Waters, de Big Bill Broonzy, de Sonny Boy Williamson, de Lightnin'Hopkins ou d'un autre grand, peu importe, mais toujours et uniquement du blues ! Parce que, ici, ce n'est pas la simple arrière-salle d'un club de billard à la noix, non, mais un lieu magique, tout au bout de la route du blues, à Chicago, au Septième Ciel de la musique noire, quelque part dans l'univers infini de la vraie vie, là où la musique se joue à tous les coins de rues … Et on y vient d'abord pour écouter du blues ! Pas n'importe quel blues. Juste celui qui arrache les tripes et fait couler les larmes, celui qui vous tient debout et vous fiche par terre en même temps. Le blues qui vient du Sud, de Louisiane, du Mississippi, et qui est remonté lentement vers le Nord, de guitare en harmonica, au rythme lancinant de ses douze mesures, passant par Memphis, Nashville, Saint-Louis et Chicago !".

Chicago, Noël 1930, au « Billard Blues Club ». Pour bien jouer le blues, il faut avoir des tripes, la bonne couleur de peau, un passé d'esclave dans le Sud des Etats-Unis et surtout porter tout le poids de la mélancolie de ces lieux. Si tu possèdes ses trois éléments en toi, alors tu peux jouer le blues, lui faire rendre toute la beauté, la puissance, la violence de l'existence. Le joueur de blues du Billard blues Club détient tout cela, et plus encore. Pensez donc. Noir, sans diplômes, sans argent. Encore un inconnu à cette date. Chicago était sa seule planche de salut pour jouer le blues comme il le ressentait, le vivait. Parce que le blues, c'était sa vie. Il arrive parfois que dans son métier de musicien on partage des instants d'exception grâce au blues et à une partie de billard. Mais pas n'importe lequel. Un billard français ! Et pas avec n'importe quel jouer. Willie Hoppe ! « Le français à trois billes, deux blanches et une rouge : la vie, le destin et le hasard. C'est tout ça, le billard français. Un jeu terrible, sans trou ni rien, sans échappatoire, d'aucune sorte, mais un jeu magique parce que la vie, tant que tu es sur le tapis, tu peux la jouer. Et l'endroit magique où on la jouait s'appelait le Billard Blues Club ». Une vraie légende, ce type. Cinquante et une fois champion du monde. Un record. Il était l'inventeur du fameux Diamond drink. Le roi incontesté des tapis vert. Son jeu était tout en finesse et en rapidité, comme un félin. Willie Hoppe ne perdait jamais une partie. Le blues l'aidait à gagner, il magnifiait, sublimait son jeu et le plaçait au rang de l'art.

En ce jour enneigé et froid, tout le monde sentait qu'un événement exceptionnel allait se produire, comme un don du ciel ou un cadeau du Père Noël ! Instant unique qui métamorphose la vie des personnes présentes et bouleverse l'ordre des choses. En pleine prohibition, le Billard Blues Club était une plaque tournante du juteux trafic d'alcools, contrôlé par Al Capone. "Et parmi les têtes d'affiche des truands, le pire de tous était un nommé Al Capone. Un gars plutôt bien charpenté, avec une énorme cicatrice sur la joue qui le faisait surnommer le Balafré". Tout le monde le craignait. Partout où il arrivait, on se pliait à ses désirs. On les devançait même. Quand Al Capone voulait quelque chose, il l'obtenait. Et au Billard Blues Club, il ne désirait rien tant que jouer une partie avec son idole, Willie Hoppe. Même avec lui comme adversaire, Al Capone avait bien l'intention de briller ce soir-là et de gagner la partie, coûte que coûte, à sa manière. « Willie s'approcha du billard en silence, et se mit à jouer. Il réalisa une série de sept points à une vitesse record quand Capone, maladroitement, heurta le bout de sa queue, ce qui eut pour effet de le faire échouer. Capone, tout sourire, prit le relais. – On peut arrêter là si vous voulez, monsieur Hoppe, dit-il d'un ton mielleux. – Jamais. On n'arrête jamais une partie en cours, même avec des gars qui ne sont pas loyaux. Capone fit mine de s'offusquer. – Pas loyal ? Vous me décevez terriblement, monsieur Hoppe. Je suis un gars réglo, moi… du moins, j'observe les règles que je me suis fixées depuis que je suis tout petit. – Et qui sont ? – Gagner à tout prix, être le meilleur, ne jamais manquer de femmes ni d'argent ! » C'est grâce au Diamond drink que Willie Hoppe empochera les cinq mille dollars du pari d'Al Capone au cours de cette soirée mémorable de Noël 1930 !

Début des années 1960, à New York sur la 52ème rue, au Jazz Blanc. « Le seul, à New York, où les musiciens étaient blanc et le public pouvait être noir. Pourquoi ? Je n'en sais rien. Peut-être parce que le jazz, c'est tout le contraire, et qu'il fallait qu'un tel lieu existât pour confirmer la règle. En tout cas, s'était un endroit unique. Le Jazz Blanc ». C'est l'univers de Max Coleman, saxophoniste blanc qui jouait une musique de noir et ne faisait qu'un avec son saxo ténor. Pour Coleman, deux choses comptaient dans son existence : l'alcool et la musique. L'un n'allait pas sans l'autre. Coleman avait le jazz dans le sang. Cette musique lui coulait dans les veines. C'était son oxygène, sa drogue, sa raison d'être. La vie de Coleman pouvait se résumer par ce triptyque "Sax, Jazz, Swing". Jamais les uns sans les autres. Dans les années 1960 - comme dans les années 1930 - au Jazz Blanc, on ne rencontrait pas que des musiciens de talent. La mafia avait encore pignon sur rue à cette époque. Les Irlandais, particulièrement. Et dans cette boîte de jazz, c'était le royaume de Maxie-la-Punaise. Il s'était pris de passion pour le jazz. Pas celui de Coleman, mais de Diana King, pianiste et chanteuse de jazz de renommée internationale. Il aurait fait n'importe quoi pour que la diva joue au Jazz Blanc, même décrocher la lune, si cela avait été possible ! Il réussira à la faire venir dans son club, pour le plus grand bonheur de Max Coleman !

Las Vegas, enfer ou paradis du jeu et des joueurs. Ville lumière aux dix millions d'ampoules clignotantes qui ne s'éteignent jamais. A Las Vegas sévit Davis Dam, meilleur joueur de poker de l'Arizona qui avait choisi les cartes parce qu'il ne se sentait aucune affinité pour jouer aux cow boys ! "Un sacré type sorti tout droit du Far West, avec un Stetson vissé sur la tête". C'est à Las Vegas que Davis Dam exercera ses talents de joueur de poker et de bluffeur. L'argent lui brûlait les doigts. Mais ce type était né sous une bonne étoile. Ce qu'il voulait, c'était décrocher la timbale, le gros lot, le jack pot, en s'invitant à la table de Nick Zimmermann, producteur à Hollywood et le plumer comme un vulgaire poulet. Comme toujours au poker, c'est au cours d'une partie infernale, où la tension va crescendo, mettant les nerfs à rude épreuve, que Davis Dam raflera la mise sur un coup de bluff. « - Le plus important aux cartes, fit Davis, ce n'est pas d'avoir du jeu. C'est de faire croire aux autres que tu en as ».

"Billard blues" de Maxence Fermine est une longue et belle balade à travers le temps et la musique. On passe du blues des années 1930 au jazz des années 1960, du billard des tripots au poker des casinos. On fredonne, on sifflote, on murmure, on susurre des airs et autres rengaines des plus grands joueurs de jazz et de blues. On s'imagine - l'espace de cette lecture - dans ces clubs de fond de rues glauques, enfumés des vapeurs bleutées des cigares et cigarettes de contrebande, sirotant de l'alcool frelaté et prohibé. On n'en revient pas de voir Al Capone avec des yeux d'enfant ébahis face au monstre sacré que représentait Willie Hoppe à sa grande époque. On tremble à la table de Davis Dam avec son jeu de poker menteur - roi de l'arnaque et de l'esbroufe - se demandant s'il repartira sans le sou ou riche à millions. Dans un style épuré, limpide et ensorcelant, Maxence Fermine nous fait entrer dans un monde clos, celui des passionnés, des initiés, de ceux qui ne vivent que par et pour leur plaisir, que celui-ci soit le jeu ou la musique. "Billard blues" est digne des meilleurs airs de jazz et de blues. C'est un recueil envoûtant, qui reste en mémoire après le livre refermé.

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274 - 1 = 273 livres dans une PAL qui ne baisse jamais ...