31 octobre 2010

ROBERT CAPA, PREMIER REPORTER DE GUERRE

  • De Delphot à Magnum : l'histoire du photo-reportage

"If your pictures aren't good enough, you aren't close enough" (si vos photos ne sont pas bonnes, c'est que vous n'êtes pas assez près).

S'il est un nom connu dans l'histoire du photo-reportage, c'est bien celui de Robert Capa. Et pour cause... Il en est le pionnier. Il arrive parfois que l'histoire avec un grand H vienne se mêler de votre existence pour en modifier le sens. C'est toute la vie de Robert Capa.

Originaire de Hongrie, rien ne prédestinait Endré Erno Friedman à se métamorphoser en Robert Capa. Plutôt les vicissitudes de l'histoire. En 1931, il quitte précipitamment son pays natal et sa dérive fascisante pour un Berlin encore épargné pour quelques temps par la peste brune. Bien décidé à devenir journaliste, il entreprend des études de sciences politiques. Pour aider sa famille, il travaille comme assistant à la Delphot, prestigieuse agence photographique de presse de Simon Gutman. Cette rencontre - providentielle - lui permettra de réaliser son premier photo-reportage sur Léon Trotsky, en exil au Danemark. Son destin est tracé, bien qu'il n'en n'ait pas pris conscience. Il va devenir l'un des plus grands photographes et le premier reporter de guerre du 20ème Siècle. Seulement, des nuages sombres et funestes s'amoncellent au-dessus de la plupart des pays d'Europe. Avec l'accession au pouvoir d'Hitler en 1933 et sa situation de juif communiste, il quitte Berlin pour Paris. C'est là qu'il rencontrera André Kertesz, David Seymour et Henri Cartier-Bresson. De cette amitié, naîtra l'une des plus grandes agences photos connues : Magnum.

Avant cette aventure professionnelle, il rencontre l'amour à Paris, sous les traits de Gerda Pohorylle - alias Gerda Taro - réfugiée juive allemande d'origine polonaise. C'est elle qui façonnera le personnage de Robert Capa qui - pour peu temps encore - s'appelle toujours André Friedmann. Bien avant Magnum, il créera une autre agence : Alliance-Photo avec Maria Eisner. C'est Gerda Taro qui a l'idée de créer la légende d'un prestigieux photographe, travaillant aux côtés de l'équipe. Il est riche. Il est américain. Il est mondain. Petit à petit, André Friedmann cède le pas à Robert Capa. Mais Capa ne serait pas Capa sans la guerre d'Espagne.

En 1936, il couvre la guerre civile aux côtés des Républicains, pour les magazines Vu et Regards. Gerda Taro le suit. A eux deux, ils seront de tous les fronts. C'est aussi là que se développe son style - bien particulier - au plus près de l'action, lorsque l'homme fait face au danger, prend des risques, se met en péril, devient authentique, sincère, fait face à la mort souvent. C'est pourquoi les photos les plus représentatives sont souvent approximatives, floues et mal cadrées. Il obtiendra la renommée grâce à une photo célèbre, intitulée "Mort d'un soldat républicain". Elle sera le symbole de la guerre d'Espagne, même si cette image reste sujette à caution aujourd'hui encore. Beaucoup de spécialistes se demandant si celle-ci est une reconstitution d'une réalité vue, ou bien une photo prise sur le vif. Gerda Taro tombera pendant la guerre d'Espagne sur le front, en 1937. Robert Capa ne se remettra jamais complètement de cette disparition. En 1938, Robert Capa est envoyé par Life sur le conflit sino-japonais. La même année, il est couronné plus grand reporter de guerre du monde. Entre la guerre d'Espagne et la 2ème Guerre Mondiale, Robert Capa va se consacrer à des sujets plus légers. Il abordera des thèmes comme le pèlerinage de Lisieux ou le Tour de France, pour Match ou Paris Soir.

En 1940, toujours menacé parce que Juif et communiste hongrois, Robert Capa se réfugie aux États-Unis. Il sera chargé, par les magazines Colliers et Life, de couvrir tous les combats d'Europe des troupes américaines. Le 6 juin 1944, Robert Capa débarquera avec la 1ère vague d'assaut d'Omaha Beach. Pendant six heures, il photographiera sans relâche la guerre et les hommes qui la font. Au plus près. Une fois de plus. Pour Life, il prend une centaine de clichés, qu'une erreur fera presque tout détruire. Il ne reste que onze photos qui serviront l'histoire et l'horreur vécues par ces hommes se battant et se débattant contre les flots et la mort, aux premières heures de la Liberté. Robert Capa sera toujours à la recherche de la photo différente, qui sorte de l'habituel, du classique et itératif. Il gardera jusqu'au bout une vision humaine et humaniste d'événements souvent douloureux, parfois effrayants et inhumains. C'est au nom de tout cela qu'il refusera de photographier la libération des camps de concentration, contrairement à Lee Miller ou d'autres.

En 1947, il fonde avec Cartier-Bresson et Seymour l'agence coopérative Magnum. Parallèlement à ses activités, son amitié avec John Steinbeck l'amène à visiter la Russie. De ce voyage commun, naîtra un livre "A Russian Journal", dont les photos ont toutes été prises par Robert Capa. En 1948, c'est le Proche Orient qui l'attire et la création de l'État d'Israël. Ses photos feront l'objet d'un livre "Report on Israël", écrit par Irwin Shaw. En 1954, Capa est au Japon et apprend que Life cherche un correspondant pour suivre la guerre d'Indochine. Il se porte volontaire. En parcourant le Tonkin, Robert Capa marche sur une mine. C'était le 25 mai 1954.

Il nous reste de Robert Capa ses photos qui, toutes, reflètent son profond humanisme, son amour des êtres et sa compassion pour les grandes douleurs et les petites misères des humbles, des sans noms, sans titres, des victimes. Lui qui disait "Like people and let them know it" (aime les hommes et fais leur savoir) nous a légués de véritables chefs d'œuvre sur pellicule. Franck et Vautrin se sont largement inspirés de la vie de Robert Capa pour leur série "Les aventures de Boro, reporter photographe". Actuellement, une exposition a lieu à New York autour de clichés relatifs à la Guerre civile espagnole retrouvés dans une valise.

24 octobre 2010

L’INDE, ENTRE PASSE ET AVENIR

  • Le défi indien Pourquoi le XXIe Siècle sera le siècle de l'Inde – Pavan K. Varma – Babel Poche n°798


« Qu'est-ce que c'est qu'être indien ? Une telle interrogation est particulièrement pertinente aujourd'hui, non seulement pour l'Inde elle-même, mais aussi pour le monde tout entier. Au XXIe Siècle, un humain sur six sera indien. L'Inde sera probablement devenue le deuxième marché de consommation du monde, avec une classe moyenne de plus d'un demi-milliard de personnes dotées d'un réel pouvoir d'achat. L'économie indienne est déjà la quatrième au monde en termes de parité de pouvoir d'achat. Elle se situe parmi les dix premières économies mondiales en termes de produit national brut ». Sir Winston Churchill a un jour dit que l'Inde était « […] une simple expression géographique ». Vision concise du colonisateur au colonisé. Cependant, malgré sa grande clairvoyance, celui-ci avait omis une donnée importante : sa démographie exponentielle, sa croissance politique et économique, essentiellement basée sur le clientélisme. Depuis la fin de l'impérialisme britannique, les indiens se sont développés pour devenir une puissance qui compte. Elle est la 2ème diaspora du monde, la communauté étrangère la plus riche des États-Unis et du Royaume-Uni. Les Indiens ont même rejoint les Juifs d'Anvers dans la Bourse des Diamants. En bref, l'Inde est un pays qui va bientôt se retrouver l'égal des grandes puissances occidentales et nucléaires. L'hebdomadaire « The Economist » évoque l'Inde comme « […] un éléphant à son réveil, traînant péniblement sa charge vers son emplacement réservé sur le marché ».

Vu de l'Occident, l'Inde est encore perçue comme un pays pacifique – tiré du mythe de l'ahimsa, vendu par Gandhi -, tolérant vis-à-vis des autres religions et souvent vue comme hors du monde du fait de ses traditions. N'en croyez rien. Au contraire, la société indienne est non seulement incroyablement avant-gardiste, mais elle est surtout pragmatique. La notion de caste et la hiérarchisation des relations sociales sont encore prégnantes et bien définies. « D'une manière générale, les Indiens sont opposés à la violence dès lors qu'elle crée un niveau d'instabilité ou de désordre qui menace le système social. Toutefois, dans un milieu contrôlé, comme l'application de la hiérarchie des castes ou de la pureté, lorsque la violence a une sanction sociale ou qu'elle est soutenue par une force supérieure en nombre, les Indiens peuvent être aussi violents que n'importe quel autre peuple ». Si elle n'était pas telle qu'elle s'est constituée pour survivre, sans doute que son système politique en serait moins corrompu.

En Inde, modernité et démocratisation de la société n'empêchent pas que chacun respecte et flatte l'autre. La corruption est une valeur contenue dans le quotidien de chaque Indien et codifie leur existence. Chacun est déférent vis-à-vis de son supérieur uniquement parce qu'il se sait respecté par son subalterne. « La corruption elle-même, selon une excellente réflexion récente, ne concerne pas seulement le gain matériel. « Dans une société comme la nôtre, où la valeur d'égalité morale de chaque individu est rarement affirmée, l'un des moyens par lesquels les gens expriment leur propre valeur est d'être capable d'exercer un pouvoir discrétionnaire sur d'autres. La corruption concerne tout autant l'attrait du pouvoir que celui de l'argent, et l'intensité frénétique de la compétition pour la puissance dans cette société est largement due au fait que, sans le pouvoir, votre valeur morale ne sera pas reconnue. La corruption est l'une des façons d'exercer ce pouvoir » ».

Dans cette société où les qualités ancestrales et la simultanéité se côtoient, un élément est prééminent, celle de la moralité attachée à la religion hindoue. En effet, chaque Indien a assimilé le moral et l'amoral. Le spirituel est incarné par le Karma, concept de naissance et de renaissance récurrent en fonction de la nature des actes commis. L'essentiel est que cela n'interfère pas avec les intérêts personnels et professionnels. Ainsi, les Indiens n'adhèrent pas aux valeurs d'honnêteté et de rigueur. Dans leur esprit, la fin justifie les moyens. Peu importe s'il faut pour cela donner des dessous de table pour atteindre le but fixé.

De même, l'altruisme, cette capacité à agir pour la communauté sans rien attendre en retour est une disposition suspecte chez les Indiens. C'est plutôt la suspicion qui règne en maître dans cette société où le mauvais œil et l'envie prédominent. « Cette ambiance de méfiance crée deux mondes opposés mais qui coexistent, l'un fait de déférence, l'autre d'hostilité. La déférence se montre quand l'attraction gravitationnelle du centre du pouvoir est forte ; l'hostilité fait surface lorsque cette attraction faiblit ; les deux coexistent lorsqu'il s'établit un équilibre ». L'Indien est ultra-matérialiste, jusque dans ses croyances et la religion. Seules comptent les offrandes financières dans les lieux cultuels visités par les dévots et les touristes étrangers. Et malheur à qui tenterait de réformer leur représentation de la charité !

Dans cette société basée sur le consumérisme à outrance et l'apparence, le capitalisme est roi. L'idée d'un État Providence social qui prendrait en compte les plus pauvres pour leur apporter assistance matérielle et réconfort psychologique serait immédiatement rejetée par la totalité de la population, riches et pauvres confondus. Les plus fortunés ne se soucient aucunement des plus nécessiteux de leurs congénères. De leur côté, les indigents des bidonvilles n'aspirent qu'à un seul et unique objectif, grimper l'échelle sociale et changer de statut. « Dans l'un des pays les plus pauvres du monde, l'aspiration à la richesse, en tant qu'objectif se suffisant à lui-même, est universelle ; les pauvres sont peut-être démunis, mais ils ne sont pas différents des riches à cet égard. Eux aussi veulent être riches et sont prêts à tout risquer pour y parvenir, pour peu que l'occasion se présente. Le montant total de la loterie organisée en Inde atteint pratiquement sept milliards de dollars, soit environ 2 % du produit intérieur brut du pays. Chacun ne peut pas gagner, mais chaque fois qu'un pauvre a réussi à grimper sur le char de la classe moyenne, ou même plus haut, il montrera exactement la même insensibilité que les riches à ceux qui sont restés derrière ».

Avec le « Défi indien », Pavan K. Varma a dû se faire quelques millions d'ennemis dans une Inde qui compte plus de un milliard d'habitants ! Ouvrage singulier, iconoclaste, l'auteur – ancien diplomate et haut fonctionnaire en charge des Relations Culturelles – a décidé de nous faire découvrir le vrai visage de l'Inde. Très éloignée des poncifs qui voudraient que ce pays soit celui de la spiritualité, apôtre de la non-violence – précepte du Mahatma Gandhi pour chasser l'occupant britannique -, l'image que nous donne Pavan K. Varma déboulonne toutes ces théories.

La spiritualité et la relation aux divers dieux de l'Hindouisme sont invoquées, non dans l'espoir d'une vie meilleure après, mais pour le présent, le concret. Chaque Indien, aisé ou malheureux, fait des offrandes essentiellement pour améliorer leur quotidien. On parle aux dieux et déesses comme on traite une affaire commerciale !

De même, avec nombre d'exemples, de témoignages, l'auteur relate l'ingéniosité, l'inventivité et la créativité des Indiens. En Inde, rien ne se perd, tout se transforme et 60 % de l'économie locale se fait dans la rue, grâce à la méthode de recyclage permanent. Cette économie informelle permet ainsi aux plus miséreux d'entre eux de percevoir des revenus de leur travail. De nombreuses micro-sociétés ont vu le jour grâce à la ténacité indienne et à la création de coopératives se développant par le micro-crédit bancaire. Cette économie qui s'apparenterait en Occident à une économie de bouts de chandelles, génère toutefois des millions d'emplois et de dollars en Inde.

« Le défi indien » de Pavan K. Varma sort des sentiers battus avec son Inde entre coutumes, vénérations et avant-gardisme. C'est un ouvrage à lire pour connaître une autre facette, la part immergée, réelle, quotidienne d'un pays qui – n'en doutons pas un instant – deviendra une puissance économique, technologique et financière avec qui il faudra compter dans les prochaines décennies.



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21 octobre 2010

JEUDI, C’EST CITATION !


« Nos yeux se remplissent peu à peu de teintes douces qui correspondent aux suaves modulations saisies par le sens auditif. Et puis la note bleue résonne et nous voilà dans l'azur de la nuit transparente. Des nuages légers prennent toutes les formes de la fantaisie ; ils remplissent le ciel ; ils viennent se presser autour de la lune qui leur jette de grands disques d'opale et réveille la couleur endormie. Nous rêvons d'une nuit d'été. Nous attendons le rossignol ».

« Écoutez comme il rêve, comme il pleure, comme il chante avec douceur, tendresse et mélancolie ; comme il exprime parfaitement tous les sentiments les plus tendres et les plus élevés / … / On peut dire que Chopin est le créateur d'une école de piano et d'une école de composition ».

« Chopin a passé parmi nous comme un fantôme … ». (Franz Liszt)

« Un poète des mondes intérieurs, de l'au-delà des notes, du chant de l'âme profonde qui en font l'héritier de Mozart et le précurseur de Debussy ». (Jean-Jacques Eigeldinger – Biographe de Frédéric Chopin)

« Ses phrases musicales sont si libres, si flexibles, si tactiles, qui commencent par chercher et essayer leur place en dehors et bien loin de leur direction de départ, bien loin du point où on avait pu espérer qu'atteindrait leur attouchement, et qui ne se jouent dans cet écart de fantaisie que pour revenir plus délibérément, d'un retour plus prémédité, avec plus de précision, comme sur un cristal qui résonnerait jusqu'à faire crier, vous frapper au cœur ». (Marcel Proust)


Qui, en pensant au piano, ne songe d'abord à Frédéric Chopin ? Enfant précoce, pianiste virtuose tôt reconnu, il puisa dans la matière brute de la musique populaire de son pays pour la sublimer en un art novateur et singulier. C'est en explorateur de toutes ces ressources, plutôt qu'en interprète étincelant de sa seule virtuosité, que Chopin réussit à en extraire une œuvre musicale originale et forte.

Il traversa son époque, tel un météore, rencontrant les grands artistes romantiques de son temps, en apportant sa contribution à ce courant dont il fût un des porte-parole. Il laissa une œuvre musicale riche et multiforme, surtout pour son instrument de prédilection, le piano, et influença bien d'autres compositeurs tels que Bedrich Smetana, Antonin Dvorak, Béla Bartok, ou encore Zoltan Kodaly.


« Frédéric Chopin – L'âme du piano » - Claude Clément – Éditions du Jasmin

16 octobre 2010

LES CHINOIS D’ISOLA DEL GRAN SASSO

  • Cent seize Chinois et quelques – Thomas Heams-Ogus – Seuil Éditions


« Il serait dix-huit heures passées, dans ce monde aux marges du monde. On serait le 16 mai 1942 dans les Abruzzes, le village s'appellerait Isola del Gran Sasso, quelques kilomètres au sud de Teramo, il ferait vingt degrés. Cette bille serait venue effleurer une tentative de monde, et sa furie contenue, car dans cette campagne isolée la fureur prend souvent les habits du silence. Autour d'elle le flou de sa vitesse aurait laissé place à un univers de précisions : les feuilles frissonnantes, les rides d'un homme au regard vide, la peinture qui s'écaille sur un banc public, des odeurs de terre séchée, et tant d'autres qui contribueraient à cette quiétude apparente, et donc à cette furie qui ne disait pas son nom. Et serait à présent immobile ».

1940. Les Abruzzes, région aux confins de l'Italie, terre de paysans taiseux, taciturnes, coriaces et entêtés, avaient vu se construire tout un maillage de camps pour opposants politiques et détenus raciaux. C'était une de ces lubies administratives dont la dictature mussolinienne était friande depuis qu'elle se reposait sur les lauriers d'une gloire éphémère. Les Juifs, les Tziganes avaient été les premières cibles désignées. Happés, ingérés puis absorbés pour mieux disparaître, broyés par l'infernale machine fasciste. Ils s'étaient tous croisés avec les suivants sans avoir eu le temps, ni les moyens d'ébaucher un échange verbal.

Par on ne sait quel prodige – que seuls les régimes hégémoniques conçoivent quand ils s'ennuient ferme – les quelques Chinois exilés en Italie deviendront, à leur tour, leur ligne de mire. Leur seul et unique délit ? Appartenir à un pays ennemi de l'Italie. Raison suffisante, absurde et incongrue pour décider de leur enfermement. « Certains étaient à Gênes ou à Bologne, individus, singuliers, déconcertants, et néanmoins encore libres d'être, d'aller et venir, petits commerçants en textile, revendeurs de rue d'articles de maroquinerie, de cravates, de ceintures, ceux-là étaient encore dans leur dignité d'homme, chacun portait une histoire et des choix d'avenir, certes perdus dans la sidération de leur nouvelle vie, dans l'irréalité des pluies froides de Turin, des ocres de Sienne ».

C'est proche du village d'Isola del Gran Sasso, sur le sanctuaire de San Grabriele, que ces Chinois seront concentrés. Isola, village aux ruelles étroites, tortueuses et labyrinthiques contraste avec l'étendue du paysage alentour. Construit sur les contreforts du Gran Sasso, Isola disparaissait, se recroquevillait, se courbait et semblait – en apparence - se soumettre à l'écrasante masse du Sasso. De même que le sanctuaire de San Gabriele, malgré son église antédiluvienne, malgré la foule des croyants et autres pèlerins espérant un improbable miracle. Cet ensemble hétéroclite et baroque paraissait submergé par les sommets crantés du Gran Sasso, interminable mâchoire naturelle destinée à ne pas recracher ce qu'elle avalait.

Dans cette cavité abruzzaise, les Chinois avaient la possibilité d'aller et de venir à leur gré, surveillés d'un œil bienveillant par leurs gardes. Mais, ici comme ailleurs, ils n'étaient pas chez eux. La plupart du temps, ils restaient aux abords des baraquements. Cependant, les habitants d'Isola avaient décidé de les voir, non comme des adversaires d'un régime qu'ils méprisaient secrètement – attendant l'heure prochaine du renversement -, mais comme d'hypothétiques compagnons d'infortune. Ce qu'ils deviendraient très vite. « La brutalité assenée à l'Italie empêcha les amitiés et les alliances. Mais les habitants d'Isola, ce petit peuple de montagnes, qui avait à la vérité édifié plus de refuges d'altitude que d'églises rutilantes, savait aussi, dans sa distance, dans sa réserve, dans son refus de s'étendre sur ces passages imprévus, dans sa réticence à toute démonstration impudique, lancer des indices discrets qui ne se payaient pas de mots, mais disaient aux Chinois qu'au-delà de leur gouffre, au-delà de leur nuit, des portes leur étaient ouvertes et qu'un jour, quand cette inertie se fracasserait enfin, on se retrouverait et on pourrait écrire ensemble une histoire un peu plus digne ».

On ne demandait rien à ces Chinois que le régime mussolinien avait contingenté à Isola. Isola, comme isolé, démembré, enfermé, relégué, abandonné, ignoré, relégué dans ces Abruzzes retirées du monde vagissant de la guerre. Tantôt, ils se rendaient utile par de menus travaux dans les rues, dans les champs. Le plus souvent, ils restaient là, à ne rien faire d'autre qu'attendre, regardant le temps filer sous leurs yeux mi-clos.

En 1941, un franciscain du collège missionnaire d'Assise leur sera envoyé, suivant leur errance de camp en camp. Chinois d'origine, Antonio Tchang sera l'émissaire du Vatican auprès de ces déracinés, œil vigilant de l'Église dans leur geôle à ciel ouvert. « L'Église était cette mécanique complexe qui fit ces coups d'éclat en entretenant par ailleurs résolument des silences criminels. Cette vigilance sélective n'était pas de l'audace, tant elle savait composer avec les règles en vigueur : le mandat de Tchang avait dû franchir tous les échelons de l'administration pénitentiaire, et de fait le prêtre était malgré lui, sinon un agent, du moins un maillon d'un système total qui se dessinait avec camps, et hommes dedans. A son échelle, il maintenait un lien entre les Italiens et eux, en sachant trop bien que ce lien ne pouvait être qu'une chaîne ». Pour quelques-uns d'entre eux, on organisera même une cérémonie ronflante – dont seuls sont capables les autocraties – de conversion au catholicisme. Puis, ces Chinois, relégués dans les Abruzzes qui vivront les bouleversements du régime mussolinien en direct, retourneront à leur mutisme, vrai rempart contre la bêtise humaine.

En écrivant « Cent seize Chinois et quelques », Thomas Heams-Ogus a rendu visible et lisible une page de l'histoire majuscule de l'Italie de Mussolini, totalement occultée par les chercheurs en histoire. Sans savoir exactement le pourquoi et le comment de ce déracinement si loin de leurs origines, on sait que tous provenaient des abords du Tche Kiang. Ils s'étaient retrouvés à Venise, à Brescia ou Milan, étaient commerçants et vivaient leur quotidien sans rien demander, ni déranger personne.

Personne, dans l'Italie des années 1940, ne se préoccupait de cette communauté de quelques centaines d'âmes qui cohabitaient pacifiquement avec ses codes, son langage, ses coutumes. Personne, sauf un sombre fonctionnaire trop zélé qui avait dû trouver judicieux de les réunir pour les parquer, parce que jugés opposants de Mussolini. Il faut dire qu'en ce temps-là, la Chine et le Japon – partenaire de l'Axe Berlin, Rome – se faisaient une guerre impitoyable. Ils étaient cent seize - parfois plus, parfois moins -, à faire peur aux autorités au point de faire vaciller leur superbe.

Ils remplaceront les Juifs, partis vers un ailleurs synonyme de tragiques souffrances, et seront – à leur tour -, remplacés par les Tziganes, la lie de la société. Ils se situeront dans cet entre-deux, victimes de la tragédie des Hommes. Leur mutisme sera une arme absolue et résolue contre l'absurdité publique, forme de résistance aussi puissante que celles des armes. Ils recréeront un groupe communautaire singulier et autarcique. Certains amorceront des relations plus ou moins intimes avec les natifs. Preuve, s'il en était besoin, que ces Chinois étaient avant tous des êtres humains dotés de sentiments, capables de penser, d'agir, d'être et de s'adapter aux conditions imposées. En 1944, ce qui restera de ce groupe sera libéré. D'autres, avant eux, auront choisi la liberté en fuyant le camp petit à petit, rejoignant les groupes de résistance des Abruzzes. A plusieurs, on se sent toujours plus forts et rassurés sur son droit à exister.

« Cent seize Chinois et quelques » met à jour l'existence de ces personnes qui se demandaient quel mal ils avaient pu commettre pour subir un tel sort. Roman proche de l'essai historique, au phrasé court, percutant et pertinent, monobloc où chaque mot est pesé, choisi, à sa place, Thomas Heams-Ogus lève un voile pudique mais tangible sur un fragment important de l'histoire de la 2ème Guerre mondiale, elle qui fourmille de détails éloquents et considérables. Autre détail, l'auteur est enseignant chercheur en biologie, et non pas historien. Une fois refermé cet ouvrage à la qualité littéraire confirmée, on peut objectivement se demander si les scientifiques ne sont pas cette nouvelle vague qui renouvelleront notre paysage intellectuel ?

D'autres blogs en parlent : Pierre Assouline fait l'éloge de ce premier roman, Télérama, Bibliobs ...

L'interview de l'auteur autour de son livre et du thème abordé

11 octobre 2010

DOMINICI, REELLE VICTIME OU COUPABLE EXPIATOIRE ?

  • La tragédie de Lurs – Jean Meckert – Joëlle Losfeld Éditions

« Sir Jack Drummond, sa femme lady Ann et leur fille Elizabeth âgée de dix ans, après avoir assisté à un spectacle taurin à Digne le 4 août 1952, prennent la route en direction de Villefranche-sur-Mer, où ils doivent séjourner chez des amis. En chemin, ils s'arrêtent à Lurs, non loin d'une ferme, et décident de camper pour la nuit. Le lendemain matin, Gustave Dominici – fils de Gaston et de Marie, cultivateurs et propriétaires de la ferme – arrête un homme à moto sur la route et lui demande d'aller prévenir les gendarmes qu'il a découvert un cadavre. Lorsque ceux-ci arrivent ce n'est pas un mais trois corps qu'ils trouvent : ceux des parents tués par balles et celui de l'enfant assommée à coups de crosse de fusil ». En 1952, Jean Meckert – Alias Jean Amila – est envoyé pour le journal « France Dimanche » à Lurs dans les Alpes de Haute-Provence pour suivre ce qui allait devenir une des affaires les plus connues, les plus complexes et les plus étranges du 20ème Siècle, « L'affaire Dominici ». Ce qui ne devait être au départ qu'un triple meurtre crapuleux, barbare et gratuit, allait bien vite se transformer en un fait divers sordide à retentissements, rebondissements, construit sur des mensonges et des contradictions, des non-dits et autres silences obtus, abscons, basé sur de faux témoignages et de vrais règlements de comptes.

Cette affaire pas comme les autres allait passionner, fasciner non seulement le Français moyen, mais aussi des intellectuels tels Jean Giono ou Roland Barthes, chacun à leur façon. Jean Meckert, en journaliste intègre, probe et détaché de l'événement va analyser l'ensemble du dossier a posteriori pour tenter de comprendre le rôle et l'impact de la presse de l'époque dans l'orientation de cette enquête. « Toutes ces erreurs (et ces rectifications) n'étant pas dues aux réticences des témoins mais à la nature même de l'information qui, toujours, hume, cherche, rejette, choisit, construit, avec la meilleure foi du monde. (J'emploierai désormais le terme d' « information » dans son sens le plus général pour indiquer la Presse, et non plus dans son sens usuel, de Droit, où il signifie : enquête policière). Toute l'histoire est d'ailleurs dans ces contradictions. A part la découverte, capitale, de l'arme dans la Durance, il n'y aura désormais plus aucun fait nouveau, rien que des interprétations nouvelles ».

C'est au commissaire Sébeille, de Marseille, que revient la charge de cette investigation qui s'annonce – au départ – presque comme une banalité pour un officier de police de son rang. Trop, peut-être. Les faits sont clairs, les témoignages sûrs. Les mêmes détails reviennent dans la bouche de chaque témoin entendu, les Dominici : coups de feu vers une heure du matin, absence de cris, réveil habituel à cinq heures, découverte du corps martyrisé de la jeune Elizabeth. L'arme de ce triple crime – une Rock-Ola matricule 1702864 – est d'origine anglaise ou américaine, reste d'une libération encore présente dans le quotidien de ces habitants ombrageux et prégnante dans la mémoire de tous. Des initiales, RMC. Tout est là. Manque uniquement le coupable pour mettre un point final à un événement qui perturbe le cours tranquille de l'existence des habitants de cette région sauvage.

Et cela devient pressant, parce que – d'un coup – la presse pressentant sans doute une histoire bien plus complexe, s'installe à demeure et commence son travail en fouillant, cherchant, interrogeant, interviewant, émettant des hypothèses autres que celles de la police et tient son lectorat en haleine déjà avide de sensationnel. « Ils arrivent, les uns après les autres, quêtent des renseignements tandis que les photographes opèrent. Ils connaissent et aiment leur métier. Humainement, un à un, ils sont révoltés et indignés. Professionnellement, ils se frottent les mains. La conjonction Triple meurtre + Fillette achevée à coups de crosse + Illustre savant + Assassin en fuite = Boum ! Les renseignements sont difficiles à obtenir. L'affaire est toute neuve. On ne sait même pas très bien comment s'écrivent les noms propres. Les Dominici deviennent des Italiens, ou des Corses, des Piémontais, des Calabrais d'origine. On fait épeler le nom du commissaire Edmond Sébeille, ceux des inspecteurs Ranchin, Girolami, Amédée, Tardieu, Culioli … Il faut faire vite, trouver pour chaque personnage le mot qui fait image. Le vieux Dominici devient donc rapidement « un paysan à la Giono ». Pour le fils, on ne sait pas trop. On le photographie en maillot de corps bleu marine et en chapeau de toile rabattu sur les yeux. Il devient : le « témoin n°1 ». Tout autour de la ferme des voitures sont arrêtées. C'est un véritable campement. On a pratiqué la levée des corps et les curieux affluent ». Mais voilà que l'on jase. Les éléments trouvés paraissent trop évidents pour les autochtones. Leur pays, ils le connaissent bien. Les braconniers pullulent dans le coin qui – rusés, madrés comme des renards aux aguets -, savent tous les lieux probables ou improbables pour faire disparaître à tout jamais une telle arme. La Durance ! Quelle bonne blague !

On évoque bien, ici et là, quelques histoires de maquis, crimes étouffés du temps de l'Occupation et jamais élucidés. Il y aura bien quelques pistes brèves, éphémères, fortuites, inconsistantes : celle du légionnaire déserteur, d'ouvriers italiens saisonniers passant la frontière régulièrement, de locaux endettés, de motocyclistes étrangers jamais retrouvés, de fermes trop à proximité du lieu du crime, de chasseurs pris en flagrant délit. Tout le monde devient suspect. Il faut un coupable. A tout prix. « Les gens de Lurs comprennent très vite, en voyant les policiers qui prennent possession des champs, des sentiers et des garrigues, qu'ils sont tous suspects pour la bonne raison qu'ils n'habitent pas plus loin ! ». La presse locale, nationale et même internationale finira par se déchaîner, argumentant, détricotant l'enquête pour mieux la rebâtir, dénichant des témoins plus ou moins sérieux - parfois pittoresques, souvent grotesques -, apportant des preuves probables, incertaines ou farfelues. Dans tous les cas, cette presse sera partie prenante dans une affaire qui conserve, encore de nos jours, sa part d'ombre, de mystère et de questionnement.

Écrit en 1954, deux ans après le début des faits, « La tragédie de Lurs » de Jean Meckert est un ouvrage pour le moins singulier sur le fond et la forme. Ayant suivi l'affaire Dominici de près dès l'origine, l'auteur va s'en tenir aux faits stricto sensu et essayer de révéler les faiblesses d'une enquête qui devra se clore – quoi qu'il advienne -, par un coupable à présenter à la vindicte populaire pour un crime qui fait frémir les bonnes âmes de l'époque.

Dans un récit distancié et impartial, Jean Meckert revient sur la personnalité des principaux protagonistes de cette sombre histoire. La famille Dominici bénéficie d'une excellente réputation dans la région de Lurs. Le père, Gaston, taiseux, atrabilaire, emporté est une vraie force de la nature, dans tous les sens du terme. Tous apparaissent comme des gens travailleurs, honnêtes, durs à la tâche, ne rechignant pas face à la besogne. Dès la découverte des corps de la famille Drummond, Gustave – un des fils Dominici – et son père aident la police dans leurs recherches. Ce crime, comme pour le reste de la population, les indigne. Particulièrement le sort de la petite Elizabeth. Personne ne comprend et ne s'explique cet acharnement sur cette enfant.

Les Dominici ne seront pas les seuls suspects. Pierre Maillet, un voisin habitant à peine à trois minutes du lieu du crime, est aussi interrogé. Lui aussi n'a rien vu, rien entendu. Mais il a été chef d'un maquis dans la région. Et surtout, il est communiste. Or, les Dominici sont aussi suspectés d'affinités partisanes. Dès lors, l'instruction de l'affaire va être biaisée, parasitée par cette information en apparence anodine.

L'enquête va présenter des lacunes, des vides, des questions restées sans réponse, jamais éclaircies. Très vite, de témoin n°1, Gustave Dominici va se métamorphoser en suspect n°1. Il cache quelque chose. Il sait, mais quoi ? A-t-il entendu, vu, quelqu'un cette nuit-là roder autour de la voiture des Anglais ? Il cherche à protéger cette personne. Qui est-elle ? Son frère, Clovis ? Gaston, le patriarche ? Un ancien de son maquis ? Quelqu'un d'autre ? Pourquoi ? Pour quelles raisons ? Dans quel but ? D'autres témoins importants seront entendus, habitants des fermes environnantes situées à proximité de l'endroit du massacre. Toujours, la police reviendra vers les Dominici.

Dans « La tragédie de Lurs », Jean Meckert s'attache – tout comme Jean Giono – aux traits de caractère des Dominici, père et fils. Sous sa plume, on peut difficilement imaginer le patriarche commettre pareille monstruosité, même seul. Gens simples, issus de la terre et y tenant comme à la prunelle de leurs yeux, enfermés dans leurs us et coutumes, mutiques, parfois vifs, défendant leur probité avec force et conviction, souvent avec hargne et emportement, ils n'en font pas moins des coupables parfaits. Les journalistes, par leur comportement à rechercher le scoop à tout prix, leur avidité à surenchérir sur le détail sensationnel, alimenteront la culpabilité des Dominici et apporteront de l'eau au moulin d'une enquête policière qui piétinera rapidement.

Jamais, Jean Meckert n'apporte la preuve de l'innocence ou de la culpabilité des Dominici. Il se contente, en fin psychologue, en observateur aiguisé, intuitif -, de décrire les faits bruts. Le reste ne concerne que le lecteur et sa conscience, une fois la dernière page de « La tragédie de Lurs » tournée.

267 - 1 = 266 livres encore en attente ...

6 octobre 2010

QUATRE ANS DEJA !


Le temps passe si vite que je ne me suis rendue compte de rien ou de si peu de choses !

Quatre ans, c'est tout à la fois très court dans une existence et très long dans la tenue d'un blog.

Déjà quatre ans que ce lieu discret de rendez-vous autour du livre, de quelques photos et d'écrits plus personnels est visité, lu, commenté par vous qui passez régulièrement, épisodiquement ou par hasard, lors de vos recherches sur internet.

Pour être honnête, je ne pensais pas qu'il durerait tout ce temps. Mais il est désormais là, bien présent. Il fait partie de mon quotidien, de mon univers. Il est ma parenthèse ensoleillée, enchantée. Il illumine mes journées lorsque les temps sont plus difficiles, lourds ou sombres. Il les anime en permanence. Ce blog est mon élan intellectuel me permettant d'inventer, de produire, d'imaginer, de concevoir, de créer.

Vous êtes l'âme de ce blog, par votre lecture concise ou plus attentive des billets publiés, par les quelques mots que vous lui laissez, délicats, subtils, sensibles ou plus pointus, acérés, aigus, parfois piquants ou grinçants. Jamais de haine ou de propos violents. C'est très bien ainsi. Je n'ai jamais voulu laisser place à l'ambigüité, à l'ambivalence, à une éventuelle polémique.

Mon seul et unique objectif a toujours été de parler d'ouvrages classiques ou contemporains, français et étrangers, d'auteurs – connus ou pas – et de vous les faire découvrir, de vous donner envie d'aborder d'autres rives inexplorées. J'espère y avoir réussi, quelque fois.

Demain, ce blog commencera sa cinquième année. En lien indirect avec mon projet professionnel qui avance lentement mais sûrement, je vais continuer à le faire vivre, à lui donner une nouvelle impulsion. Je ne sais pas encore de quelle manière.

Ce que je sais par contre, c'est que j'ai besoin de lui et de vous pour m'évader de temps en temps du réel. Et c'est pour tout cela, et plus encore que je vous dis merci !

5 octobre 2010

LE DIBBUK DE L’ADOLESCENTE

  • Le vieux Juif blonde - Amanda Sthers - Grasset Éditions

« Je suis né en 1931.

77 ans. L'âge crucial avec 7 ans. Beaucoup de jeux de société me sont interdits.

Je suis né à Vienne mais j'ai beaucoup voyagé. En 1940, un programme d'échange culturel m'a permis de visiter la Pologne en train. Il n'y avait malheureusement pas de fenêtres dans les wagons mais j'ai entendu que ça m'avait l'air grand.

Et ça m'avait l'air froid.

On était serré les uns contre les autres …

On était plein.

On ne mangeait pas très bien.

On ne mangeait du tout.

Pourtant, il y en a beaucoup qui sont restés là-bas.

C'était le bon temps, on n'avait pas à se soucier des problèmes de cholestérol ».

Joseph Rosenblath, soixante-dix sept printemps, pourrait être un dibbuk – esprit maléfique juif -qui a envahi le corps, l'âme, l'esprit, les pensées de la jeune et jolie Sophie, adolescente blonde et diaphane, fragile comme un biscuit viennois. Joseph a beau sonder sa mémoire vacillante, il n'a aucun souvenir d'avoir été – un jour ou l'autre – une jeune fille. Ce qu'il a toujours été, c'est un Juif ashkénaze appréciant les chansons de Charles Trénet, aimant aller dans les thés dansant. Alors, les réminiscences d'une gamine de vingt ans face à un aîné de soixante-dix sept ans qui a tant vécu paraissent évanescentes dans sa mémoire flageolante. Mais le plus difficile à accepter pour lui, ce sont les menaces permanentes proférées par ceux qui se disent ses parents et paraissent affligés, châtiés, anéantis par cette situation. Pension, asile, c'est à n'y rien comprendre. D'autant que les parents de Joseph Rosenblath ne ressemblaient en rien à ceux-ci ! « Déjà ils disent qu'ils sont mes parents mais moi je ne me souviens pas que mon papa et ma maman aient ressemblé à ça, non … (elle mime qu'elle se souvient des papillotes et d'un streimel). Ceux là jouent au golf et partent en vacances à l'île de Ré ».

Et puis, son père se nommait Moshé, alors qu'il ne connaît même pas le nom de celui qui se revendique son géniteur. Quant à sa mère, c'est pire encore. Elle la supplie de ne pas être ce vieux juif devant ses grands-parents, au moins. Sophie, c'est le prénom dont ils ont affublé Joseph Rosenblath. C'est sans aucun doute pour le protéger des périls et autres menaces qu'il coure. Avec tous ces Allemands qui traînent partout par ces temps d'occupation. « Elle s'en va en pleurant. Avec mon père, ils se prennent dans les bras, et se disent « elle s'en sortira ». J'ai longtemps cru qu'ils parlaient de la France mais j'ai des soupçons. J'ai l'impression, j'ai la nette impression qu'ils parlent de moi, Joseph Rosenblath, comme d'une fille, de leur fille de vingt ans. C'est vrai, dans le miroir, les apparences sont trompeuses. Mais moi je n'ai pas de miroirs, je les ai tous cachés. Et puis dans les yeux des gens, quand même ! On ne peut pas confondre un type de 77 ans élevé à la carpe farcie, déniaisé par une pute de la rue Tournefort en 1946 avec une gamine qui surfe sur internet ».

De temps en temps, Sophie refait surface, revient dans une réalité qu'elle ne veut pas vivre et dont elle ne supporte plus l'hypocrisie. L'espace d'un instant fugace, elle se rappelle de Julien. Qui est-il, ce jeune Julien, adulte à peine sorti des affres de l'adolescence ? Un amour d'adolescence, romantique et fantasmé ? Celui par qui tout est arrivé ? Celui qui n'a pas su l'aimer autant qu'elle l'aimait, au point de perdre toute notion de temps, de gommer qui elle était, de revêtir la souvenance de Joseph Rosenblath, rescapé de l'Holocauste et de sombrer dans un passé où la durée est abolie. « Est-ce que Julien aime une autre femme ? J'ai du mal à croire qu'il aime une autre femme. Je me dis qu'il m'aime encore, des montagnes de temps après. Je me dis que je n'ai aimé que toi. Que ma vie est une surface. Que la nuit, dans nos rêves, dans les vies qu'on réserve dans nos tiroirs secrets, dans nos lignes qui se cherchent, que dans ces vies-là, nous sommes tous les deux. Je suis prisonnière du vieil homme que je suis. Que j'ai toujours été. Tu vois Julien, je suis née vieux. Je suis prisonnière du jour d'après, qui empêche le maintenant, le tout de suite ».

Hystérie schizoïde ou syndrome de personnalités multiples, tel est le thème du « Vieux juif blonde » d'Amande Sthers. En quarante-cinq pages, l'auteur nous fait vivre les sinuosités d'une jeune âme torturée, tourmentée, tenaillée par un vieux juif de soixante-dix sept ans, rescapé des camps. L'un est l'autre. L'un et l'autre se demandant, à tour de rôle, ce qu'il peut bien faire dans le corps et l'âme de cet autre qui lui est un parfait inconnu. Sophie, schizophrène de vingt ans, est persuadée d'être devenue Joseph Rosenblath. Elle possède toutes les caractéristiques physiologiques, psychiques des personnes âgées. Sophie a des tics de vieux. Elle porte même leur odeur. Ses parents sont à bout. Ils ne savent plus quoi faire pour la sortir de cette folie où elle a sombré corps et âme. Sa mère, surtout. Egoïste, égocentrique, individualiste, elle se demande pourquoi elle a mérité cela. Pourquoi n'a-t-elle pas une fille normale, comme ses amies ? Quand elle amène Sophie chez le médecin, c'est toujours pour des problèmes d'incontinence, d'arthrose. Et puis, pourquoi avoir choisi d'entrer dans la peau d'un vieux juif ?

Seulement Sophie refuse d'être ce qu'elle est. C'est un déni, un rejet total de sa personne, de son corps, de son entourage qu'elle transmet en devenant Joseph Rosenblath. Il y a dans son comportement tant de non-dits, de mensonges, de situations paradoxales que l'on se demande à chaque instant de la lecture si son unique personnage pourra dépasser ses phobies et refaire surface. Et pourtant. Par un tour de force littéraire hors du commun, Amanda Sthers réussi l'exploit de nous tenir en haleine de bout en bout avec cette histoire abracadabrantesque.

Dans un long monologue jamais redondant ni lassant, elle passe de Sophie – vingt ans – à Joseph, soixante-dix sept ans avec un naturel déconcertant. La lecture glisse de l'un à l'autre, sans jamais déraper, devenir pathétique ou larmoyante. Elle met en parallèle les souffrances psychiques et modernes de la post-adolescence – déprime, négation de soi, anorexie, rejet de l'adulte en devenir -, et les douleurs infinies d'un rescapé de la Shoah qui se demande encore et toujours comment il a pu échapper au pire.

D'autres blogs en parlent : Caro[line], Morgane ... Peut-être d'autres ?!

"Le vieux Juif blonde" a été lu dans le cadre du challenge "Tous au théâtre" de Leiloona.


268 - 1 = 267 livres à lire ...

1 octobre 2010

QUE LIRA-T-ON EN OCTOBRE ?

Voici le premier billet tant attendu d'un automne en demi-teinte. De belles sorties en poche qui feront autant d'heureux que de frustrés, parce que comme chacun le sait, on ne pourra pas tout lire. En plus, il y a la rentrée littéraire et les prix qui vont avec !
  • Éditions 10 / 18

Cette vie – Karel Schoeman

Dans la pénombre de sa chambre, une femme se meurt. Au cours de sa vie, elle a beaucoup vu, beaucoup entendu : elle a surtout énormément appris du cœur des hommes. Elle était la jeune fille qu'on ne regarde pas. Celle, discrète, dont on oublie la présence. Celle qui écoute, qui observe. Celle qui se souvient. Au crépuscule de sa vie, elle égrène les images oppressantes de son passé et, ce faisant, exhume tout un monde, celui des Afrikaners du début du XIX e siècle. Surgissent alors de sa mémoire, sur fond de paysage tissé par le vent, la poussière et le silence, des êtres austères et néanmoins secrètement ardents, pragmatiques puis brusquement lyriques.

Presque mort – Ake Edwardson

Un gangster, un écrivain, un politicien et un citoyen ordinaire - sans compter le commissaire Winter rongé par le doute et par un mal de tête persistant. L'automne est particulièrement beau mais tous sont rattrapés par un sombre événement. Leurs destins se rejoignent autour de la mystérieuse disparition d'une jeune fille, trente ans auparavant. Presque mort est le neuvième et avant-dernier roman de la série d'Ake Edwardson.

  • Livre de Poche

L'Amour à Versailles – Alain Baraton

A. Baraton, jardinier en chef du parc de Versailles, invite à une promenade amoureuse au cœur du château de Versailles. Il fait revivre les soupirs, secrets d'alcôves, fous rires, chagrins d'amour, à travers les figures de Louis XV, de Mme de Maintenon ou encore de Marie-Antoinette.

Vendetta – R.J. Ellory

2006, La Nouvelle-Orléans. Catherine, fille du gouverneur de Louisiane, est enlevée. Son garde du corps est assassiné. L'enquête est confiée au FBI. Très vite, le kidnappeur, Ernesto Perez, se livre aux autorités... Il veut s'entretenir avec Ray Hartmann, un obscur fonctionnaire qui travaille à Washington dans une unité chargée de la lutte contre le crime organisé. C'est le début d'une longue confrontation entre les deux hommes jusqu'à l'étonnant coup de théâtre final.

Faut-il brûler la Galigaï ? – Pierre Combescot

" Bouclée par les soins de Léonora rengorgée dans sa vanité, donnant sa main à baiser comme la Vierge accorde son pardon, Marie fait la reine. Léonora la regarde et rit sous cape. Elle observe aussi tous les gentilshommes qui se pressent autour d'elle. Léonora aperçoit dans la foule Concini. La moustache retroussée, le front haut, le nez droit et fort. Saisit-elle dans son regard ce côté dur, presque inquiétant ? Son cœur bat. Le soir même, elle se rend chez un notaire derrière les Offices. Son vieil ami Bardo Galigaï bat de l'aile et sa famille s'éteindra avec lui. Or à Florence, il est de Coutume de racheter un nom. Le lendemain, Léonora apporte l'argent. Où l'a-t-elle pris ? Sans doute est-ce Marie qui le lui a donné. Quoi qu'il en soit, dès que le vieux grigou aura passé, elle deviendra Léonora Galagaï. " Voici le récit d'une fulgurante ascension. Comment une simple blanchisseuse, se rendant indispensable à la future Marie de Médicis, devient-elle marquise d'Ancre puis maréchale de France ? Le destin exceptionnel de cette intrigante de haut vol nous fait revivre les crimes et les passions de la Cour des Médicis et du trône de France. Meurtres, trahisons, complots, secrets d'alcôve n rythment cette magnifique épopée sombre et sanglante.

Le premier amour – Sandor Marai

Dans une petite ville de la province hongroise, un respectable professeur de latin mène une vie terne et solitaire, dénuée de surprise. Lorsqu'il entreprend de tenir son journal, pour " faire passer le temps ", cette apparente tranquillité vole en éclats. Au fur et à mesure qu'il confie les menus faits et gestes de ses journées, des bribes de souvenirs d'enfance lui reviennent, la glace qui recouvrait ses émotions se craquelle, et sa propre vérité surgit enfin. Cette première fêlure en annonce une autre, qui va faire basculer sa vie : un premier amour, violent, tardif, ravageur...

Miss Mackenzie – Anthony Trollope

"Et voilà que se présentait un soupirant qui n'était ni vieux ni fatigué, qui lui était personnellement agréable, avec qui elle aurait pu goûter quelques-uns des plaisirs romanesques du monde. Devrait-elle le prendre ? Elle savait bien qu'il y avait des inconvénients. Elle n'avait pas manqué de remarquer les imperfections de cet homme [...]. Mais pourquoi aurait-il dû être parfait puisqu'elle était elle-même consciente de ses propres imperfections ? [...] Néanmoins, elle était ambitieuse. Ne pourrait-elle trouver mieux encore que Mr Rubb ?" Nous sommes dans l'Angleterre victorienne. Margaret Mackenzie, vieille fille de 35 ans, reçoit tout à coup un bel héritage. Bientôt les prétendants se pressent... Désemparée, elle hésite entre son cousin John Ball, veuf et père d'une nombreuse famille ; Samuel Rubb, l'associé de son frère, quelque peu filou ; et le révérend Maguire, qui aurait été si beau sans son œil défectueux. La situation se complique lorsque l'héritage est remis en cause... Il va falloir à Miss Mackenzie beaucoup de sang-froid pour sonder son cœur et éviter les pièges qu'on lui tend.

  • Folio

D'autres vies que la mienne – Emmanuel Carrère

À quelques mois d'intervalle, la vie m'a rendu témoin des deux événements qui me font le plus peur au monde : la mort d'un enfant pour ses parents, celle d'une jeune femme pour ses enfants et son mari. Quelqu'un m'a dit alors : tu es écrivain, pourquoi n'écris-tu pas notre histoire? C'était une commande, je l'ai acceptée. C'est ainsi que je me suis retrouvé à raconter l'amitié entre un homme et une femme, tous deux rescapés d'un cancer, tous deux boiteux et tous deux juges, qui s'occupaient d'affaires de surendettement au tribunal d'instance de Vienne (Isère). Il est question dans ce livre de vie et de mort, de maladie, d'extrême pauvreté, de justice et surtout d'amour. Tout y est vrai.

L'homme qui m'aimait tout bas – Éric Fottorino

Mon père s'est tué d'une balle dans la bouche le 11 mars 2008. Il avait soixante-dix ans passés. J'ai calculé qu'il m'avait adopté trente-huit ans plus tôt, un jour enneigé de février 1970. Toutes ces années, nous nous sommes aimés jusque dans nos différences. Il m'a donné son nom, m'a transmis sa joie de vivre, ses histoires de soleil, beaucoup de sa force et aussi une longue nostalgie de sa Tunisie natale. En exerçant son métier de kinésithérapeute, il travaillait " à l'ancienne ", ne s'exprimait qu'avec les mains, au besoin par le regard. Il était courageux, volontaire, mais secret : il préféra toujours le silence aux paroles, y compris à l'instant ultime où s'affirma sa liberté, sans explication. " Ce sont les mots qu'ils n'ont pas dits qui font les morts si lourds dans leur cercueil ", écrivit un jour Montherlant. Mais il me laissa quand même mes mots à moi, son fils vivant, et ces quelques pages pour lui dire combien je reste encore avec lui.

L'ennemi déclaré – Jean Genet

Articles, entretiens, déclarations, préfaces, manifestes ou discours, les textes des interventions de Genet, ici rassemblés, témoignent d'un paradoxe : celui qui fut l'écrivain le plus solitaire, le plus retranché de son temps fut aussi, durant les vingt dernières années de sa vie, l'un des plus présents sur la scène publique. De Chartres à Chicago, de la Goutte-d'Or au camp de Chatila, des rives du Jourdain aux ghettos noirs d'Amérique, ce livre retrace l'aventure littéraire et politique, menée aux frontières de l'Occident, aux côtés des exclus du monde et des peuples en révolte, par un poète qui n'a jamais revendiqué d'autre titre que celui de vagabond.

Le compagnon de voyage – Curzio Malaparte

Fable pudique, baroque et pleine d'humanité, Le Compagnon de voyage a pour cadre l'Italie de 1943. Après le renversement de Mussolini et le chaos que provoque la signature de l'armistice, les hommes de troupe, désormais sans ordres et sans chefs, décident de rentrer chez eux. Au milieu de celle débandade, Calusia, un soldat bergamasque, entame la lente remontée de la Péninsule jusqu'à Naples. Il s'est juré de rendre à sa famille la dépouille de son lieutenant, mort en Calabre lors des ultimes combats désespérés et vains contre le débarquement allié. Cet honnête paysan, fier de ses origines, traverse l'Italie en compagnie de l'aîné Roméo et d'une jeune fille qu'il a prise sous sa protection. A travers ses rencontres se dessine un portrait tout en finesse du peuple italien, capable des pires bassesses, mais aussi plein de courage et de générosité.

La maison du silence – Orhan Pamuk

Un tout petit port turc, désert l'hiver, envahi par les touristes l'été. A l'écart des luxueuses villas des nouveaux riches, une maison tombant en ruine. Un nain y veille sur une très vieille femme, qui passe ses jours et ses nuits à évoquer sa jeunesse et à ressasser ses griefs. Ils vivent côte à côte dans le silence sur les secrets qu'ils partagent, dans la haine et la solitude. Comme chaque été, les trois petits-enfants de la vieille dame viennent passer quelques jours chez elle : un intellectuel désabusé et alcoolique, une étudiante progressiste et idéaliste, un lycéen arriviste, rêvant de la réussite à l'américaine. Leur séjour sera bref et se terminera par un drame, causé autant par les conditions politiques des années 1975-1980 que par le passé de la famille. Le récit dresse un tableau lucide de l'histoire des cent dernières années de la Turquie qui pose adroitement une question très actuelle pour les pays du Proche-Orient : l'occidentalisation a-t-elle échoué ? Quels en ont été les résultats, quelle est la part de cette évolution dans les conflits de générations comme dans les rapports droite-gauche en politique ? Un beau roman. Un écrivain sensible, qui sait raconter une histoire.

Le faucheux – James Sallis

A la Nouvelle-Orléans, on peut se réveiller dans un hôpital et y être comme dans une prison. On peut être payé par des membres des droits civiques pour retrouver une jeune femme jamais descendue d'un avion, enquêter sur la disparition d'une gamine parfaite puis, dans la foulée, devenir l'écrivain de sa propre vie. Lew Griffin, privé black, ancien soldat discrètement remercié, amant d'une prostituée de grande classe, est un solitaire épris de justice. Compassion, désespoir et violence vibrent en lui. Dans une ville comme la Nouvelle-Orléans où les crimes sont aussi nombreux que les cafards, ville blanche et noire de tout les possibles, Griffin voit chaque jour le chaos se mêler à l'espoir. Il est, dans ses rues, un fauve au cœur ouvert : un homme qui se bat et refuse l'inexorable.

  • Point Seuil

La convocation – Herta Müller

Elle n'entend plus qu'un mot : Convocation. Depuis son passage à l'usine de confection où elle a glissé un SOS dans la doublure d'un vêtement de luxe qu'elle cousait pour une maison italienne, ils ne la lâchent plus. Chaque semaine, chaque jour, leur rendre des comptes, élaborer des scénarios pour répondre à leurs questions, se justifier, s'entraîner à supporter la douleur, ne pas perdre la tête Dans le tramway qui la mène au bureau de la Securitate, où elle a de nouveau été convoquée, la narratrice lutte contre l'angoisse qui la submerge et le sentiment d'humiliation mentale que son tortionnaire va s'ingénier à provoquer. Elle doit résister.

Roumanie années Ceausescu : la dictature pèse sur le pays comme une chape de plomb. Le pouvoir surveille les moindres gestes, contrôle toute activité culturelle ou toute forme d'expression artistique, jusqu'à rendre fous aussi bien les surveillés que les surveillants. Herta Müller nous transmet l'expérience de cette dictature et de la peur qu'elle provoque en chacun de ceux qu'elle tente d'éliminer. Son écriture serrée et la force de son langage font de son roman un témoignage et un poème nerveux et inquiétant. Une forme esthétique de la résistance, celle de la dernière génération d'écrivains roumains de langue allemande, confrontés à l'isolement de la dictature et à l'abîme de l'exil.

La fille du fossoyeur – Joyce Carol Oates

En 1936, une famille d'émigrants fuyant désespérément l'Allemagne nazie, les Schwart, échoue dans une petite ville du nord de l'état de NY où le père, un ex-professeur de lycée ne se voit offrir qu'un seul job : celui de fossoyeur-gardien de cimetière. Humiliation, pauvreté, frustrations quotidiennes portent en elles les germes de l'épouvantable tragédie dont Rebecca la benjamine des trois enfants sera le témoin. Prémices de l'étonnante aventure à multiples rebonds que va devenir très vite la vie de Rebecca, contrainte à une fuite en avant pour échapper entre autres à un mari abusif et dangereux, et protéger son petit garçon ; mais une fuite qui est aussi une quête émouvante née du désir profond, quoique inconscient chez la jeune femme, de retrouver une sorte d'appartenance à ce même cruel passé, de se rattacher en fin de compte à sa véritable identité. Ce que le destin ne lui permettra qu'au terme d'une existence d'intranquillité. L'apprentissage des hommes, du mariage, de la maternité, le combat d'une femme pour son indépendance dans la société américaine de l'après-guerre font de ce livre le plus magnifique des hymnes à la survie et à la résilience humaine. Peut-être l'inspiration exceptionnelle qui anime ces pages est-elle due en partie à Blanche Morgensten, la grand-mère de l'auteur, qui a servi au départ de modèle à l'héroïne. Comme Rebecca en effet, Blanche était la fille d'un immigrant juif allemand devenu fossoyeur qui, un beau jour, attaqua brutalement sa femme avant de se tirer une balle dans la tête. Et comme Rebecca, Blanche mariée en premières noces à un ivrogne qui la battait, s'était retrouvée seule à élever son fils, le père de JCO. Le reste de cet extraordinaire roman n'étant plus alors que (superbe) littérature...