31 mai 2010

ROI, ET NE POUR L'ÊTRE

  • Le Roi-Soleil se lève aussi - Philippe Beaussant - Folio n°3635

"Qui êtes-vous quand votre père vous demande : "Comment vous nommez-vous ?" et que vous répondez à l'âge de quatre ans : "Je m'appelle Louis Quatorze" ? Et qu'en outre le père réplique : "Pas encore, mon fils, pas encore."" Difficile d'être roi et d'avoir une vie intime dans la France du 17e Siècle. Du début à la fin de sa vie, Louis XIV ne sera jamais seul. De sa naissance, faite en public pour attester qu'il est bien le fils de la reine, à sa mort pour la phrase sacramentelle "Le roi est mort, vive le roi", perpétuant ainsi la royauté, le roi sera toujours suivi, accompagné, protégé, surveillé. Louis XIV n'a rien d'un homme avec une vie normale, avec une vie publique - celle de sa fonction suprême due à son rang et à ses origines quasi divines -, et une vie privée, intime avec la reine, ses enfants, ses maîtresses, ses bâtards. Le roi est au-dessus du Grand Tout ; il est l'égal de Dieu ; il est sanctifié, honoré, respecté, adulé telle une icône ! Dès lors, il est inconcevable que chaque fait et geste, chaque pensée ou parole, chaque joie ou peine ne soit su par son entourage et mis sur la place publique. "Entre l'homme et le roi, entre la personne et la fonction, entre cet être de chair, d'os et d'humeurs, cette pensée d'homme, ces désirs d'homme, et ce demi-dieu, "roi et né pour l'être", comme dira plus tard Louis XIV, où est la césure ?".

Le lever du Roi-Soleil tous les matins de son existence est - à lui seul - un vrai cérémonial. Tout le monde s'y présente, s'y précipite, pour voir, pour savoir, pour apprendre et commenter, pour raconter et médire. Paradoxalement, la première personne à pénétrer dans la chambre royale - vraie place publique s'il en est -, est sa nourrice, Pierrette Du Four, bien avant la cohorte de valets, médecins, nobles, courtisans et autres parasites. Elle seule disposait du privilège de voir Louis XIV au sortir de son royal sommeil. Avant même la reine mère, Anne d'Autriche. "L'autre, la donneuse de sein, n'était ni noble, ni bas-bleu, ni précieuse, elle ne chantait pas d'airs de cour. Or, c'est celle-ci, et non l'autre, qui était au pied du lit du roi et "venait la baiser", alors que la première n'avait même pas accès à la chambre, pour le Lever". Au "Petit Lever", consistant à ouvrir les rideaux entourant le lit royal, à poser la petite perruque sur l'auguste crâne, et à vêtir le roi de ses bas, haut-de-chausses et robe de chambre, succède le "Grand Lever". Dans un protocole minuté, orchestré par l'Huissier et le Premier Gentilhomme, entre la foule des secrétaires d'État, princes de sang, aristocrates de haute ligne, ambassadeurs, chroniqueurs. C'est un véritable ballet auquel Louis XIV doit se plier chaque jour que Dieu fait. Molière, esprit indépendant, toujours prompt à se moquer des Grands qui étouffaient plus qu'ils n'entouraient le roi, faisait partie de cette cohorte matinale. "[...] il avait le privilège de faire partie des Secondes Entrées, et d'être présent au Lever, non en
figurant, mais en acteur, puisque c'est lui qui faisait le lit du roi. Car ce privilège - c'en était un - de tirer et de lisser le royale couverture revenait au Valet de chambre-tapissier, et Molière l'était. [...] Outre le fait que ce titre lui permettait d'être "gracieusé en tout occasion" par Louis XIV, Molière, selon toute apparence, en était fier. La Grange, son fidèle bras droit, le souligne dans la préface qu'il a écrite pour ses œuvres de Molière en 1682 : "Son exercice de la comédie ne l'empêchait pas de servir le roi dans sa charge de valet de chambre, où il se rendait très assidu". Il avait hérité cette charge de son père, Jean Poquelin, le tapissier, qui l'avait tenue avant lui".

Cette intime connivence avec Louis XIV permettra à Molière d'écrire et de réaliser ses pièces les plus savoureuses autour de la vie de cour, des intrigues et incompétences des conseillers politiques et militaires qui réjouiront le roi et feront la joie du public. Molière ne sera pas le seul artiste à connaître cette proximité avec le Roi-Soleil. Marin Marais, le virtuose de la viole et Michel-Richard Delalande, surintendant de la chapelle de Versailles feront partie de la vie artistique de Louis XIV.

"Le Roi-Soleil se lève aussi" de Philippe Beaussant est une page d'histoire sur le quotidien de Louis XIV et l'empreinte laissée dans la France du 17e Siècle. Dès les premières pages de cet essai, on comprend que la vie du jeune roi ne sera que charges, rituels, coutumes, contraintes. Vie très éloignée de l'idée que l'on pourrait s'en faire. Entouré d'un aréopage de personnages - nobles, valets, artistes, ministres et autres flatteurs -, pas toujours bienveillants, sa vie n'aura de privée que le nom. Rien ne sera intime, préservé, personnel au nom de la royauté. Qu'il décide de porter perruque flamboyante, bouclée, tombant en cascade crantée jusqu'à sa poitrine pour cacher une calvitie précoce et c'est tous les pairs de France et de l'Europe qu'il influence. Racine, Louvois, Vauban, le roi d'Espagne, Bach, jusqu'à Frédéric II l'imiteront. Les Anglais la portent encore pour rendre la justice dans leurs tribunaux ! Tout ce qu'il fait, tout ce qu'il dit voire même pense appartient au domaine public, à la royauté. Les courtisans et ses détracteurs s'en emparent ; l'histoire le grave dans le marbre pour la postérité. Durant ses besoins naturels, Louis XIV traite des affaires du pays avec ses ministres. De là, la création du fameux Cabinet ministériel parvenu jusqu'à nous. Par la beauté lyrique et stylistique de Philippe Beaussant se dresse un autre portrait, différent, du Roi-Soleil, le munificent, l'absolu, celui d'un homme qui a toujours su le poids de sa charge devant Dieu et les hommes. Roi timide jusqu'à l'excès, au point d'être embarrassé de prendre la parole en public, il théâtralisait sa vie en participant à des ballets qu'il avait écrits lui-même. En Louis XIV se joue deux personnages, en totale contradiction. D'un côté, le monarque autocratique qui règnera de main de maître
sur le royaume de France, particulièrement après la disparition de Mazarin, et le fera rayonner par ses splendeurs, de l'autre, l'homme qui se levait aux premières heures de l'aube, bien avant le Lever royal, pour rejoindre Mademoiselle de la Vallière, sa favorite du moment, dans les jardins de Saint-Germain-en-Laye. Que l'on admire ou que l'on abhorre Louis XIV, on ne peut que constater qu'il a été un roi hors du commun. Tout à la fois réservé, despotique, directif, intransigeant, il a aussi été un vrai boulimique de l'existence et de femmes, un bourreau de travail doublé d'un esprit éclairé. Il a permis à la France de se métamorphoser, de passer des limbes du Moyen Âge qui persistaient encore dans de nombreux domaines, aux lumières et aux fastes de la Renaissance qui allaient donner naissance à un pays moderne, envié de certains, copiés par d'autres. Du lever au coucher du Roi-Soleil, de ses déjeuners à ses passe-temps favoris, de ses colères à ses amours, tout est décrit, analysé dans cet essai complet et réussi qu'est "Le Roi-Soleil se lève aussi" de Philippe Beaussant.

D'autres blogs en parlent : Pascal, Lisa, La souris des archives, Yueyin (qui m'a donné envie de le lire), Blue Grey, Cuné, Quinquabelle ... D'autres peut-être ?! Merci de m'en faire part dans un commentaire que je vous ajoute à la suite.

Lecture commune avec Choupynette qui m'a permis de sortir ce livre de ma PAL et de faire une superbe découverte par la même occasion !


282 - 1 = 281 livres ... Ma PAL s'allège, on dirait !

27 mai 2010

HOLMES SWAP, ENFIN !

Lorsque Fashion a proposé à la blogosphère en délire un swap autour de Sherlock Holmes, je me suis laissée honteusement tentée, heureuse que j'étais de retrouver une des idoles qui a alimenté mon imaginaire d'adolescence alors en pleine effervescence et ne s'est point démenti depuis. A l'époque, j'ai dévoré - au propre comme au figuré - tout ce qui se produisait autour de ce cher Sherlock Holmes. J'ai même été tentée d'appartenir à la célèbre Société Sherlock Holmes de France, mais j'ai résisté de toutes mes forces. Cela fût dur !

Aussi, point de bavardages inutiles, et venons-en à l'essentiel. Aujourd'hui, c'est le grand jour, celui où toutes les participantes, fans et autres inconditionnelles du grand détective, partagent avec la blogosphère ébahie et envieuse, les colis échangés pour ce swap. Avant de vous dévoiler qui était ma swappeuse, je vais vous laisser admirer mon joli colis reçu.



Tous ces petits bonheurs, je les dois à Tamara à qui je redis encore une fois merci, merci et merci pour ces douceurs, ces livres autour d'une de mes idoles et ces petites attentions qui touchent toujours énormément. J'attends un peu avant de savoir si j'ai l'esprit ouvert, mais j'ai déjà commencé à espionner mes collègues grâce à un œil bien mystérieux ! J'ai aussi mieux découvert un blog que je connaissais déjà de réputation.

Merci aussi à Fashion la grande prêtresse des swaps délirants. C'est aussi elle qui était ma swappée. Vous pouvez voir ici le colis que je lui ai concocté pour lui dire toute l'admiration que j'ai pour la qualité de son blog !

26 mai 2010

DROIT A L'ANONYMAT SUR LES BLOGS

Je ne suis pas du genre à pousser des cris d'orfraie ou à exulter dès que je lis un article dans la presse ou sur internet concernant la vie des blogs et des blogueurs.

Ce réseau social a le mérite d'exister. C'est un grand bien pour chacun qui peut s'y exprimer comme il l'entend, avec ses mots, sur tout ou presque. La blogosphère est un village global et mondial qui permet de lire des informations à recouper parfois - même si elles deviennent de plus en plus fiables -, de se cultiver, de partager, d'échanger des points de vue sur la société, l'art, la politique, la vie en général. On s'extasie sur les qualités d'écriture ou artistiques de certains d'entre nous et on créer des liens qui, de virtuels, deviennent souvent réels. Une sorte de communauté voit ainsi le jour, en fonction de ses goûts personnels, de ses passions, de ses envies, de ses humeurs, de ses affinités. Tout l'intérêt de tenir un blog et de les lire réside en cela, il me semble.

Les blogs sont un peu devenus les cafés du commerce du 21e Siècle, à l'heure où plus personne - ou presque - ne se parle, calfeutré qu'il est dans son individualisme et son égocentrisme. Les blogs se développent de plus en plus et ont même une certaine tendance à se pérenniser dans le temps. Les plus anciens ont au moins cinq ans d'existence, en France. Preuve s'il en est que le besoin de communiquer, de créer des liens avec les autres est toujours bien présent et ancré en chacun de nous.

Si je vous écris ce petit billet bien sympathique sur la blogosphère, ce n'est pas pour combler un vide entre deux billets, je vous rassure. C'est surtout parce que j'ai reçu ce soir un mail de Pierre Chappaz, PDG de wikio, m'informant qu'un sénateur aurait l'intention de faire passer une loi interdisant l'anonymat - et donc les pseudos que beaucoup utilisent (moi compris) - pour les blogueurs.

Je vous mets, ci-dessous, le texte que j'ai reçu de Pierre Chappaz, m'invitant (comme vous, sans doute) à signer un appel pour la défense du droit à l'anonymat sur les blogs.

"
Nous tenons à affirmer notre attachement à la liberté d’expression sur Internet, qui a permis à tout un chacun de participer au formidable développement de l’information et des débats sur le réseau.

Une proposition de loi , déposée par le Sénateur Masson , prévoit de remettre en cause le droit à l’anonymat des blogueurs.

Il s'agirait de leur imposer la publication de leur nom et de leur adresse mail.

Nous considérons qu’une telle loi porterait atteinte à la liberté d’expression sur Internet.

Les blogueurs qui choisissent l’anonymat le font pour des raisons liées à leur vie professionnelle ou personnelle. Sans cet anonymat beaucoup arrêteraient de bloguer.

Nous appelons les députés et sénateurs à refuser cette proposition de loi, qui contrairement à ce que prétendent ses auteurs, n’apporterait rien en ce qui concerne la protection contre la diffamation, déjà efficacement assurée par la loi actuelle. Rappelons que la loi LCEN fait obligation aux hébergeurs de blogs de supprimer immédiatement les publications litigieuses sur simple demande, et de communiquer le cas échéant à la justice les coordonnées de l’auteur.

Il n’est donc nul besoin d’une loi supplémentaire qui aurait pour seul effet de brider la liberté d’expression des internautes.

Pierre Chappaz, Pdg Wikio

Jean-Baptiste Clot, Pdg Canalblog

Olivier Creiche, PDG d'EZ Embassy (distributeur du service TypePad)

Jean-François Julliard, secrétaire-général de Reporters sans frontières

Frédéric Montagnon, Pdg Over-blog

Tristan Nitot, Président, Mozilla Europe

Philippe Pinault, Pdg Blogspirit

Jeremie Zimmermann et Philippe Aigrain, La Quadrature du Net

(Pour soutenir cet appel, vous pouvez laisser un commentaire signé de votre nom ou de votre pseudo, et indiquer l’adresse de votre blog si vous êtes blogueur. N’hésitez pas à relayer l’initiative sur votre blog, plus nous serons nombreux, plus nous aurons de chances d’être entendus !)".

Personnellement, je l'ai signé et j'en suis fière. Si vous souhaiter vous engager à soutenir cet appel, c'est ici qu'il faut aller. N'hésitez pas, pour conserver ce qui nous reste de liberté individuelle.

24 mai 2010

CON EL PIE DERECHO Y EL NOMBRE DE DIOS*

  • Berlin Café - Harold Nebenzal - Livre de poche n°15586

"Je parle l'arabe de Damas, ma ville natale ; l'hébreu, langue de notre foi ; le français enseigné par l'Alliance israélite ; le ladino, ce vieil espagnol des Séfarades ; l'italien, pour l'essentiel ; le russe appris au contact de mon personnel de cuisine ; l'allemand, langue de mon actuel et peut-être dernier lieu de résidence, enfin l'anglais, langue de tous ceux, hormis mes parents, que j'ai toujours servis avec loyauté et persévérance". Berlin, novembre 1943. Daniel Saporta se terre depuis bientôt deux ans dans le grenier d'un immeuble proche du centre ville. Depuis deux ans, il attend chaque jour la venue de Lohmann, son seul lien avec l'extérieur, celui qui lui permet de survivre dans son trou où l'ont poussé les agents de la Gestapo. Pourquoi se cache-t-il ainsi ?

Pour comprendre sa situation, il est nécessaire de faire un zoom arrière pour se replonger dans le Berlin des années 1929 - 1930, capitale de l'avant-garde artistique et sociale, où l'industriel côtoyait l'ouvrier, où les restaurant et autres cabarets chics et snobs rivalisaient avec les gargotes et les maisons de passe de bas étage."Non seulement pour satisfaire, mais pour aller au-devant des désirs de cette classe prodigue, la ville offrait une incroyable variété de restaurants allemands régionaux, austro-hongrois, polonais, tchèques, russes, chinois, ainsi que strictement kasher. L'éventail était large, depuis le luxe de l'Adlon, du Bristol et de l'Horcher jusqu'aux cafés servant bières et saucisses à gogo, de toute catégories. Il y en avait pour les camionneurs et les marchands de charbons et de patates. Pour les homos et les lesbiennes et autres déviations communes. Il y avait des boîtes de nuit avec un téléphone sur chaque table permettant aux clients de réclamer un fox-trot à l'orchestre ou d'établir le contact avec d'autres dîneurs. Il y avait des clubs de travelos, de chansonniers spécialisés dans la satire politique et d'autres où l'on forniquait sur scène, en invitant le public à rejoindre la troupe. Un débordement qui n'était pas rare, à l'époque".

Originaire de Damas en Syrie, Daniel Saporta avait quitté son pays et ses origines Levantines pour tenter sa chance en Occident. C'est par son cousin Elie, doué pour les affaires, que Daniel Sporta découvrira le monde de la nuit, des night clubs et autres cabarets. Par un heureux concours de circonstance, il deviendra Daniel Salazar, métamorphosera son passé de juif Séfarade de Damas en avenir de catholique espagnol de Berlin. Le tout par la grâce de Lohmann, son homme à tout faire, pur produit de l'Alexanderplatz et de Zehlendorf, quartiers populaires de la capitale allemande. C'est par cette modification patronymique que Daniel Saporta se portera acquéreur du Klub Kaukasus. Celui-ci allait devenir un lieu incontournable des nuits berlinoises par la présence de danseuses exotiques et sensuelles arrivées tout droit d'Istanbul et du Caire. "Quel spectacle ! Elles s'étaient affublées, pomponnées, fardées dans un style qui, pour elles, devait représenter le meilleur chic occidental. Je réalisai, tout à coup, que je ne les avait vues, jusque-là, qu'en costume de scène, et la surprise était de taille. Lèvres lourdement maquillées d'un rouge agressif, cils et regard charbonneux, vêtements de brocart surchargés de bijoux fantaisie et de parements de fourrure hétéroclites. Je maudis le sort qui m'obligeait à patronner ce cirque". La première clientèle de ce club singulier à Berlin sera recrutée par Lohmann, parmi ses fréquentations : fêtards issues de la pègre dont l'argent leur brûlait les doigts, prostituées de tous rangs, cocottes entretenues, richissimes marginaux venus s'encanailler et oublier un quotidien de plus en plus sordide, clientèle huppée des grands hôtels berlinois, ainsi que l'honnête citoyen cherchant un peu de dépaysement et de chaleur.

A partir de 1933 et avec l'arrivée des nazis au pouvoir, Daniel Saporta et son Kaukasus Klub devra composer avec les nouveaux maîtres de la nouvelle Allemagne. Difficile de refuser leur présence sous peine de problème dans ce haut
lieu de la fête. Son cabaret servira de plaque tournante pour un réseau d'espionnage au service des Alliés, alors que se profile - dans toute la partie orientale du monde - une guerre de l'information sans merci qui aboutira, quelques années plus tard, à des changements géopolitiques profonds et irréversibles. "- Daniel, en vous parlant aussi ouvertement, je m'expose à un danger potentiel. J'espère que vous accèderez à ma demande, mais si vous en décidez autrement, je vous prie de faire comme si cette conversation n'avait jamais eu lieu. De mon côté, je vous promets que je ne chercherai plus à vous revoir. Je lui fis signe de continuer. - J'aimerai que vous quittiez ce pays pour rejoindre votre famille à Beyrouth, en Palestine ou au Brésil, où qu'elle puisse être. Ce serait la meilleure chose à faire. Mais tout au fond de mon cœur, j'espère que vous resterez et que vous m'aiderez dans ma lutte contre la "honte brune", contre Hitler et ses tueurs engagés. Je dus le regarder comme on regarde un fou furieux, car il ajouta doucement : - Daniel, je ne suis pas seul dans cette histoire. - Docteur Steinbruch, je voudrais savoir qui est avec vous. Il y eut un assez long silence. Puis : - Nous avons des alliés. Très puissants. - Mais encore ? Steinbruch respira bien à fond. - C'est très difficile pour moi. Vous savez que je suis un Allemand correct et ordonné, et je sais que mes accès de pédantisme occasionnels vous amusent. Mais c'est précisément parce que je suis un Allemand correct et ordonné que j'abhorre la brutalité, la sauvagerie bestiale des nazis. Non seulement ils dégradent l'Allemagne, mais point n'est besoin d'être Cassandre pour discerner quel sort ils réservent au reste de l'Europe. Il s'assura, l'œil scrutateur, que je l'écoutais avec la même attention. - A présent, vient le plus difficile. Je vous ai déjà dit, peut-être, que j'avais enseigné l'histoire à Cambridge. J'y ai lié, avec mes collègues, des amitiés indéfectibles. Après mûre réflexion, j'ai décidé de répondre à leur requête. J'ai décidé de les assister. C'est la façon la plus directe de travailler contre Adolf Hitler. - Vous allez espionner pour le compte des Anglais ? Aussi naïve que spontanée, mon admiration pour lui était acquise, mais il rectifia sans la moindre emphase : - Je vais essayer de leur fournir des renseignements. Si vous êtes l'homme que je crois, votre famille et votre peuple vous en remercieront".

Imaginez un instant un roman qui vous parlerait de Damas à l'aube du 20e Siècle, qui vous promènerait dans les souks et marchés aux épices au milieu d'une vie fourmillante et tumultueuse, parlant toutes les langues occidentales et orientales, telle une Tour de Babel ; un roman qui vous ferait vivre - le temps de votre lecture - au sein de la communauté Levantine ouverte et tolérante, commerçante depuis son expulsion d'Espagne en 1492 ; un roman qui exhalerait les subtils parfums de l'Orient. Imaginez que ce même roman vous transporte - par le mythique Orient Express - d'Istanbul à Berlin, décor de cette histoire. Enfin, imaginez qu'à Berlin, par un heureux hasard, vous rencontriez le roi des nuits berlinoises avec son cabaret recréant cette atmosphère des Mille et une nuits. Si vous avez pu rêver, un seul instant, d'un tel ouvrage, alors "Berlin Café" de Harold Nebenzal a été écrit pour vous. En 348 pages vous verrez défiler la vie de Daniel Saporta, issue d'une vieille famille Séfarade connue et estimée de Damas à Beyrouth et jusqu'en Allemagne pour son commerce des épices. C'est justement là-bas que sa vie prendra une tournure pour le moins insolite. De négociant en épices exotiques, il se transformera en tenancier de boîte de nuit avec danseuses orientales, lui le Juif croyant, pratiquant, intègre, travailleur, à cause d'un mari cocu. Dans "Berlin Café" le personnage principal revient sur les périodes importantes de son existence. Il raconte sa religion avec ses rites, les relations entretenues avec les Musulmans, les différences entres les juifs Séfarades, Ashkénazes et Orientaux. Il parle de cette époque où les pays issus de l'ancien empire Ottoman fascinaient et suscitaient les convoitises de l'Occident, où tout le monde se respectait malgré
tout et collaborait en bonne intelligence et dans l'intérêt de chacun. Il dit les tensions et les haines exacerbées que le second conflit mondial fera germer dans cette région politiquement instable et où les enjeux des Alliés et des nazis étaient vitaux et cruciaux. Par les réminiscences de son personnage, Harold Nebenzal revient sur les rapports ambigus et - parfois - méconnus que les nazis entretenaient avec certains pays Arabes et des personnalités musulmanes qui voulaient se libérer de la tutelle des britanniques et combattre le judaïsme. Dans "Berlin Café" coexistent deux histoires, celle de la splendeur passée du personnage et celle de son quotidien de juif traqué, pourchassé, caché. Les deux se mêlant subtilement pour donner un roman singulier autour du monde de la nuit et de l'espionnage avec, en toile de fond, un Berlin hypnotique et terriblement réaliste.

* Avec le pied droit et le nom de Dieu

283 - 1 = 282 livres non lus dans ma bibliothèque ...

19 mai 2010

JACK TAYLOR, LA PROVIDENCE DES CYGNES ET DES TINKERS

  • Toxic Blues - Ken Bruen - Folio Policier n°465

"J'avais quitté Galway en laissant derrière moi une flopée de cadavres. J'enquêtais sur le supposé suicide d'une adolescente.
Ce qui avait donné -
Nota bene :
Trois meurtres.
Quatre, en comptant mon meilleur ami.
Un cœur brisé (le mien).
Des masses de thune.
L'exil.
Imaginez ce que ça aurait donné si j'avais été compétent ...". Après son exil forcé dans les brumes londoniennes, Jack Taylor revient enfin au pays. Plein de bonnes intentions, rempli de pensées positives sur sa nouvelle existence, aussitôt débarqué à Galway ses vieux démons refont surface. Oubliées les belles résolutions. Bonjour Guinness, cigarettes et drogue. Jack Taylor avait le mal du pays ! Première escale au "Nestor's", son nouveau pub, bureau, quartier général pour se remettre illico presto dans l'ambiance. Première gueule de bois locale avant de reprendre le travail sérieux.

Et justement, le travail viendra à lui. Sous la forme de Sweeper, un chef Tinker - gens du voyage sans être Tzigane qui passent leur temps sur les routes d'Irlande. Quatre meurtres avec mutilation en six mois dans la région sans que personne ne bouge un doigt, sans que la police locale n'enquête. Jack Taylor accepte contre le gîte et le couvert de venir en aide à cette communauté honnie de tous. Un cinquième corps ne tardera pas à se rajouter à cette macabre liste de noms, toujours mutilé. Il était temps que Jack Taylor plonge dans ce bourbier pour tenter de savoir qui en voulait à ces pauvres bougres dont le seul crime était d'appartenir à ces clans pas vraiment tolérés pour leur indépendance et leur liberté. "L'enterrement était impressionnant, probablement le plus important que j'aie jamais vu. Et Dieu sait qu'en la matière je m'y connais. Il m'arrive même de me prendre, moi aussi, pour un vieux cimetière rempli de cercueils. Mais l'enterrement d'un tinker est quelque chose d'unique. Un vrai défi à la rationalité. S'il est vrai que la vie ne vaut que par le moment où on la quitte, alors les tinkers
marquent sur tous les fronts. Des expressions comme "le clou du spectacle", "le summum", "le nec plus ultra" restent très loin du compte. Primo, il faut savoir qu'ils ne regardent pas à la dépense. Deuxio, jamais vous n'assisterez à une telle manifestation de désespoir. On dit que les pleureuses arabes détiennent le record en matière de démonstrations publiques. Mais les femmes du voyage les battent de cent coudées. Ce n'est pas tant leurs vêtements qu'elle déchirent, c'est leur âme qu'elles lacèrent". Les investigations pas même commencées, Jack Taylor sera arrêté par la Garda Siochana et reçu par le surintendant Clancy, son ancien colistier à la brigade. Et pas vraiment pour lui souhaiter la bienvenue au pays ! Têtu comme une mule, Jack Taylor n'aura cure des conseils avisés de son ancien collègue et ira jusqu'au bout de cet appel à l'aide désespéré.

Si "Delirium Tremens" introduisait Jack Taylor, ancien Gardai de Galway, alcoolique reconverti en apprenti détective privé qui ne disait pas son nom dans une Irlande qui déteste les indics, "Toxic Blues" continue sur la lancée du précédent roman et creuse encore un peu plus le personnage de Ken Bruen. Le lecteur sera ravi de retrouver un Jack Taylor égal à lui-même et de retour au bercail après un intermède de quelque temps à Londres pour échapper à son passé, à son histoire et à ses fantômes. Quelques petites nouveautés, toutefois. Jack Taylor est désormais marié, pas pour très longtemps. Avec lui, toute histoire d'amour amorcée est d'ores et déjà prédestinée à se terminer en catastrophe. Mais surtout, dans "Toxic Blues" on apprend que Jack Taylor est devenu accro à la cocaïne. Avec un subtil mélange de Guinness et de whisky, sûr que le cocktail ne peut être qu'explosif. Et il l'est ! Comme dans "Delirium Tremens" il prend une raclée monumentale pour avoir fourré son nez là où il ne fallait pas, ce qui lui fera perdre les dents qui lui restaient. Il est encore et toujours fâché avec sa bigote de mère, en veut tout autant au révérend père Malachy et à l'église catholique dans son ensemble.
L'intrigue, quant à elle, est toujours reléguée au second plan, hormis une vague enquête parallèle concernant un ennemi acharné des cygnes, institution nationale en Irlande et qui émeut la population locale. Grâce à ses investigations, et au hasard, jack Taylor deviendra une gloire locale. L'honneur est sauf ! Tous les lecteurs de Ken Bruen le savent bien, on le lit plus pour l'atmosphère unique des pubs irlandais, pour les déambulations dans Galway qui ressemble à un charmant village où tout le monde semble se connaître, pour les références musicales, poétiques et littéraires de Jack Taylor qui cite même le fameux "Londres" de Peter Ackroyd, mais surtout pour le personnage, toujours égal à lui-même !

Merci à Dasola qui m'a gentiment proposé cette lecture réjouissante.

D'autres blogs en parlent : Émilie, Douf1, Yv, Kathel ... d'autres, peut-être ?! Merci de m'en informer par un petit commentaire que je vous ajoute à la bande.

284 - 1 = 283 livres ... Quand je vous disais que ma PAL diminuait !

15 mai 2010

URGENCE PAUSE


Ce n'est pas dans mes habitudes de décider de faire une pause mais là, elle s'impose d'elle-même. Aujourd'hui, j'ai eu une très mauvaise nouvelle personnelle et professionnelle. Deux à la fois, cela fait beaucoup pour tout gérer. Avec ma santé psychique plus que précaire, j'ai énormément de mal à assumer ce qui vient de me tomber dessus comme la misère sur le peuple !

Je ne vous abandonne pas. Loin de moi cette idée. Je vous le redis encore une fois, si besoin en était, je tiens trop à ces relations et à ces connivences via les blogs pour tout laisser tomber. Surtout que je me suis engagée à participer à des lectures communes - et j'y tiens particulièrement -, ainsi qu'à un super swap sur New York, et pour rien au monde je n'y renoncerais. Sans parler des livres voyageurs que j'attends avec impatience pour les déguster.

J'ai simplement besoin d'un peu de temps pour réfléchir enfin à mon devenir, faire le point sur certains événements, faire des choix cruciaux qui engageront certainement mon avenir à court et moyen terme et pendre du recul sur tout cela. Je vais continuer à publier, un peu moins durant quelque temps que j'espère court. Je vais continuer à vous lire et à poster des commentaires, mais avec peut-être moins de régularité. J'espère que vous ne m'en voudrez pas trop. Il est des moments dans la vie où des priorités se font jour qui empêchent de profiter pleinement des bonheurs que les livres nous offrent.

J'espère revenir très vite avec de meilleures nouvelles que celles-ci.

12 mai 2010

LA FIN DE L'ETERNEL VOYAGEUR

  • Les derniers jours de Stefan Zweig - Laurent Seksik - Flammarion Éditions

"Il resta posté devant la malle, dans une sorte de calme hypnotique, enchaîné là comme par un charme. Ce fut le premier instant d'insouciance depuis des mois. Il chercha au fond de la poche intérieure de son veston la clé de la malle, cette clé qu'il avait toujours conservée sur lui, qu'il effleurait parfois du bout des doigts, comme un précieux talisman - au milieu d'une foule empressée, sur un quai de gare ou la jetée d'un port, dans l'attente d'un bateau ou d'un train dont l'arrivée était donnée pour incertaine. Chaque fois, la magie agissait. Le contact de la clé le conduisait vers le passé. Une caresse sur le métal froid offrait un tour de calèche autour du Ring, une place pour une première au Burgtheater, la compagnie de Schnitzler au restaurant Meissl & Schadn, une conversation avec Rilke à la brasserie de la Nollendorfplatz. Ce temps-là ne reviendrait pas. Jamais plus les flâneries sur le pont Élisabeth, les marches sur la Grande Allée du Prater, l'éclat des dorures du palais de Schönbrunn, ni le long déploiement du soleil rougeoyant sur les rives du Danube. La nuit était tombée pour toujours".

Septembre 1941. Après sept années d'exil Stefan Zweig croit avoir enfin trouvé la paix et la sérénité espérées au 34 rua Gonçalves Dias à Pétropolis au Brésil, pour lui, pour Lotte - sa femme souffreteuse - et les quelques livres qu'il a pu sauver in extremis du désastre. Il ne le sait pas encore, sans doute le pressent-il - lui qui a toujours tout ressenti avec tant de sensibilité, d'acuité -, mais Stefan Zweig va se donner la mort avec Lotte dans cette demeure avec vue sur une immense vallée verdoyante. Il est bien évident que cette petite maison de trois pièces meublées de façon simple et rustique n'a rien à voir avec la Kapuzinerberg de Salzbourg que Zweig a laissé derrière lui pour son exil forcé. Là-bas, il a laissé son âme, son passé, son histoire, ses origines, ses rêves. Désormais, Stefan Zweig était considéré comme un déserteur, un mauvais Autrichien. Pire. Un lâche, un exilé imaginaire. Il n'était plus édité dans son pays, plus lu par ses lecteurs, lui qui avait vendu soixante millions d'ouvrages traduits dans près de trente langues. "Il songea à la tournure risible que prenait son destin d'écrivain. Il n'écrivait plus que pour être traduit - en anglais, grâce à ce bon Ben Huebsch chez Viking Press, et en portugais avec Abraho Koogan. Depuis bientôt une décennie, les maisons d'édition allemandes ne publiaient plus d'auteurs juifs - pas plus Insel Verlag, à qui il avait toujours été fidèle, que les autres. Il écrivait la langue du peuple dont il était banni. Est-on encore écrivain quand on n'est plus lu dans sa langue ? Est-on encore en vie lorsqu'on n'écrit plus de son vivant ?".

Pétropolis allait être un asile doré, c'est sûr. Stefan Zweig allait se remettre à sa biographie sur Balzac, même s'il avait été dans l'obligation de laisser ses notes accumulées depuis cinq ans à Londres. Ben Huesch, son éditeur anglais, lui avait promis de les lui faire suivre jusqu'à Rio. D'autres livres étaient prévus. Le goût de
l'écriture revenait. L'envie de raconter, de dire, de sonder encore et toujours l'âme humaine se faisait la plus forte. Et surtout, Lotte n'arrivait plus à se sentir bien nulle part. Après Londres, New York n'avait pas été la ville espérée. Non seulement la recherche de visas, d'appuis pour prouver qui ils étaient et pourquoi ils débarquaient aux États-Unis les avaient tous les deux épuisés, mais l'air de cette mégapole avait aggravé son asthme. L'atmosphère avait été pesante, au propre comme au figuré. C'est à New York que Zweig apprendra le suicide de Erwin Rieger après celui de Ernst Toller et de Walter Benjamin. Sans parler de tous ces intellectuels contraints de fuir, de se cacher parce que Juifs ou anti-nazis. Où étaient-ils en 1941 ? Étaient-ils morts ou internés dans un camp ? "Il fuyait à nouveau. Il avait fui le Reich, et puis fui l'Angleterre, aujourd'hui venait le tour des États-Unis. Dans les raisons de ce départ, il y avait bien sûr la santé de Lotte, ses bronches fragiles, sa gorge malade. Il y avait également les tracasseries administratives auxquelles il était soumis - il était un étranger venu d'un pays ennemi. Il y avait cette langue qu'il maîtrisait mais dans laquelle il ne se reconnaissait pas. Il se plaignait aussi de l'ébullition permanente qui régnait à New York. Ici tout n'était que tumulte et frivolités".

Surtout, Stefan Zweig ne se sentait plus la capacité de supporter ces requêtes incessantes de la part de tous les anonymes proscrits d'Allemagne ou d'Autriche. Servir de caution morale, de garantie pour sauver une personne alors que le monde
courrait au désespoir, cela le déprimait. Il se sentait impuissant, inutile. Il n'en pouvait plus de cette situation où lui-même devait motiver sa propre raison d'exister. Partout où il allait, Stefan Zweig était désormais dangereux, lui qui aimait rien tant que le monde. Ce qui le désolait le plus dans son exil était son incapacité à crier, à hurler avec ses mots, à dire haut et fort à la face du monde libre tout ce qui se passait en Allemagne, en Autriche - son pays -, à Vienne, sa ville. Il n'était ni Klaus Mann ou Bert Brecht. Encore moins Joseph Roth, son ami. Stefan Zweig préférait, de loin, rêver de son Monde d'hier, de ce qui n'était plus, ne serait jamais plus. Le présent l'angoissait. L'avenir le terrorisait. Il n'a jamais pu choisir. "Il fallait dire aux gueux perdus dans la tourmente de trouver un autre Zweig, Stefan Zweig était poste restante. Demandez à Thomas Mann, à Franz Werfel, à Brecht qui espèrent encore en l'Allemagne, suppliez Bernanos et Breton, Fiers Combattants de la France libre, frappez à la porte d'Einstein qui croit en la nation juive, oui, voilà les héros et voilà les Justes".

Au lecteur qui a un jour lu et aimé le "Monde d'hier", "Les derniers jours de Stefan Zweig" de Laurent Seksik le replongera avec bonheur et nostalgie dans le passé de celui qui a été un auteur majeur du 20e Siècle. En retraçant les six derniers mois de Stefan Zweig, l'auteur part sur les traces de cet auteur sensible, humain, délicat et amoureux du monde pour imaginer ses derniers instants, ses ultimes pensées. Par la grâce de son écriture, on partage l'intimité du couple Zweig avec une Lotte Zweig plus jeune que lui. Discrète presque jusqu'à l'effacement, elle aura toujours vécu dans l'ombre de son premier mariage qui l'étouffait par son envergure, son histoire. Lotte, femme secrète, amoureuse fascinée par l'aura de
Stefan Zweig, jalousera jusqu'au bout la première femme de celui-ci. Friderick Maria von Winternitz aura connu le faste de la grande période, la richesse, l'opulence de ce Monde d'hier, de cette Vienne lumineuse, radieuse, festive dont parle si bien Stefan Zweig. Lotte ne connaîtra que la proscription, l'angoisse, la peur, le doute. A elle, les voyages incessants et chaotiques pour tenter de trouver le repos. A elle, les chambres d'hôtel mornes et impersonnelles à Londres, New York ou Rio. Pauvre Lotte à qui Stefan Zweig refusera même la maternité. Elle s'en fera une raison, de force. Dans "Les derniers jours de Stefan Zweig" on perçoit un auteur mélancolique, en proie à l'indécision, aux idées noires. C'est un Stefan Zweig au bord du gouffre que nous présente Laurent Seksik, qui sait d'ores et déjà que le Brésil sera non seulement sa terre d'accueil mais surtout sa dernière terre.

D'autres blogs en parlent : Karine:), Praline, Cathe, le blog de l'auteur, Isa ... D'autres ? Merci de vous signaler par un petit commentaire.

Livre lu dans le cadre du challenge "Ich liebe Zweig" de Karine:)


285 - 1 = 284 livres ...

10 mai 2010

LE MONDE DU SECRET

  • Le Convive du dernier soir - Charles McCarry - Livre de Poche n°31197

"Le premier maillon de la chaîne de circonstances qui aboutit au meurtre de Molly Benson, une jeune femme innocente dont le seul crime était d'aimer Paul Christopher, fut souder une après-midi d'août 1923, sur l'île de Rügen, bien avant la naissance des deux amoureux. Ce jour-là, Hubbard Christopher, un jeune Américain qui serait un jour le père de Paul, grimpait le long du chemin qui menait à Berwick, la demeure d'une famille prussienne, le Buecheler. Hubbard Christopher avait alors vingt et un ans, et il rendait une visite de courtoisie au colonel Paulus von Buecheler. Une quarantaine d'année auparavant, Buecheler et le père d'Hubbard avaient été à l'école ensemble à Bonn, et les deux hommes, soldats tous les deux, étaient restés amis toute leur vie". Alors que Hubbard Christopher, jeune Américain originaire des Berkshires dans le Massachussets, rend visite à son oncle le baron Paulus Von Buecheler, il ne sait pas encore qu'il va rencontrer sa future épouse, Anne-Sophie von Buecheler, considérée comme une femme d'une grande beauté et dotée d'un singulier caractère. Le jeune Hubbard avait choisi Berlin et son ambiance avant-gardiste pour débuter dans la profession qu'il s'était choisi. Il voulait être poète et écrivain. Son premier livre porterait sur sa famille maternelle. L'Allemagne était le pays idéal, assez loin des États-Unis, pour se fâcher avec la moitié de sa parenté.

C'est au domaine de Berwick - berceau des von Buecheler sur la Baltique - que naîtra Paul Christopher, d'un père américain et d'une mère allemande. Pas facile à vivre dans un avenir proche. "Paul Christopher était un enfant calme. Né dans une famille de bavards, il écoutait. Même très jeune, il n'interrompait jamais une conversation. Des années après, il lui arrivait de poser une question au sujet d'une histoire qu'il avait entendue à quatre ans ; on aurait dit qu'il n'oubliait jamais rien". C'est sur le domaine de Berwick que Paul Christopher passera une enfance heureuse et insouciante. Cette insouciance prendra brutalement fin en 1936, lorsque sa mère assènera un revers de la main à Stutzer le Dandy, chef de la gestapo de Rügen pour avoir osé s'en prendre à un pauvre bougre connu sur l'île. Dès lors, le Dandy de la gestapo harcèlera la famille Christopher à Berwick, persuadé que celle-ci fait de la contre-bande. En fait de contre-bande, les Christopher faisaient passer les opposants politiques, sociaux et les Juifs au Danemark, juste en face. Leur yole, "Le Mohican", était une œuvre humanitaire à elle seule. "- J'ai causé quelques problèmes aux bolcheviques en Espagne, dit Rothschild, maintenant qu'ils sont alliés aux Allemands, je risque de me trouver dans une position gênante. - Gênante, comment cela, Otto ? - Gênante comme l'était la position de Zaentz, de Blau, de Schwartz, d'Eisner, de Gerstein et de tous les autres ... passagers. Dois-je poursuivre ? La liste est longue. Tout le monde sait ce que vous faites avec votre bateau, Lori et toi. - Vraiment, que savent-ils, Otto ? - Que les Christopher sont des anges de justice. Même la Gestapo est au courant. En d'autres circonstances, je te conseillerais de mettre fin à ton œuvre humanitaire".

Élevé dans l'absence de la peur des événements et le contrôle de ses émotions, le jeune Paul Christopher ne conserverait de sa mère que le souvenir de sa séparation à la frontière française et les coups portés par les nervis de la Gestapo pour l'expulser d'Allemagne Manu militari. De retour aux États-Unis avec son fils, Hubbard Christopher sera embrigadé par Waddy Jessup dans l'Outfit, unité secrète et nouvellement créée. Envoyé en Allemagne pendant la guerre, Hubbard Christopher n'aura - en réalité - qu'un seul et unique objectif, retrouve une trace de Lori, mystérieusement disparue sans jamais laisser une seule trace. Savoir ce
qui lui était arrivée après leur départ précipité, tel était son credo. Pour lui. Pour Paul, leur fils. "Le monde de l'espionnage était un monde de fous dans lequel ceux qui ne savaient ni écrire, ni peindre, si sculpter créaient des œuvres convulsées avec de la chair humaine et prenaient cela pour de l'art. On se serait cru dans un asile en train de regarder des fous barbouiller une armée de silhouettes sur une énorme toile avec des giclées de sang en guise de peinture". Mystérieusement renversé à Berlin alors qu'il était proche de découvrir ce qui était arrivé à Lori, Hubbard Christopher sera enterré dans la plus stricte intimité. Rien ne devait percer de son passé, de son histoire, de sa vie. Jusque dans la mort. C'est ainsi que Paul Christopher entrera au sein de l'Outfit, grande famille aux multiples et profondes ramifications.

Bizarre, bizarre ! Vous avez dit bizarre ? S'il fallait résumer d'une seule phrase "Le Convive du dernier soir" de Charles McCarry, c'est celle-ci qui me viendrait immédiatement à l'esprit. Bizarre. Étrange. Singulier. Insolite. Surprenant. Déconcertant. A commencer par le ton même du roman. Un style détaché, froid, distancié, à l'humour noir, grinçant, incisif, décalé. Comme si Charles McCarry avait lui-même fait partie de l'Outfit. Ou de l'Intelligence Service. Ancien membre de la CIA en Europe et en Asie, l'auteur nous relate l'histoire des services secrets américains dans "Le Convive du dernier soir". A travers son personnage principal, Paul Christopher, le lecteur assiste à la création et au développement d'une organisation privée au service de l'État et faite pour surveiller ses opposants politiques et faire de l'agit'prop partout où cela était nécessaire. L'histoire débute avec l'arrivée des nazis au pouvoir en Allemagne. Elle se poursuit avec la 2e Guerre mondiale et la présence des Alliés sur tous les théâtres d'opérations, de l'Europe à la Chine en passant par la Birmanie occupée par les Japonais. A la fin du conflit, les intérêts changent de camp. Tout le monde se sert des restes pour continuer le
combat commencé. Contre les Communistes, cette fois. C'est l'époque de la Guerre froide, du Mac Cartysme et de la chasse aux sorcières dans la société américaine, persuadée d'être gangrénée de l'intérieur. De Berlin à Vienne, en passant par Paris, Saïgon, Hanoï ou les prisons chinoises, Charles McCarry fait un état des lieux de ces Hommes de l'ombre qui se servent de leurs ennemis pour les vaincre sur leur terrain. Dans "Le Convive du dernier soir", c'est à lutte acharnée et sans merci que l'on assiste de la part des Américains, des Britanniques, des Français, des Russes et des Chinois pour obtenir une information capitale, pour démasquer un traître, pour doubler les autres, tout simplement. Dans ce roman d'espionnage, les personnages manipulent tout le monde, sont tous sombres ou cachent quelque chose. L'histoire de ce roman se construit à la manière d'un puzzle, en rassemblant les morceaux épars d'existence de chaque protagoniste et aboutir - au bout - à la vérité vraie. Si vérité il y a ! Des éléments semblent nous échapper, mais qu'importe. Il faut aller au bout des cinq cents soixante dix pages qui tiennent en haleine pour découvrir - et comprendre - l'enchevêtrement, le maillage des événements racontés. Au final, Charles McCarry nous promène dans les méandres d'une organisation secrète, aux intentions pas toujours très nettes, mais terriblement fascinante.

"Le Convive du dernier soir" a été lu dans le cadre du partenariat avec BOB et les éditions du livre de Poche. Je les remercie pour cette lecture originale et passionnante.

D'autres blogs en parlent : Clara, Mrs Pepys ... D'autres, peut-être ?! Merci de vous faire connaître par un mot en commentaire, que je vous rajoute à la liste.

286 - 1 = 285 livres en attente ...

8 mai 2010

LE MUR DU SILENCE

  • Le silence de la mer - Vercors - Livre de poche n° 25

Il y a quelques jours de cela, j'ai lu un article chez Bouh proposant de rendre un hommage à ces hommes et à ces femmes de la résistance qui ont su rester droits et nous montrer que la folie n'avait pas gagner tout le monde, à un moment où chacun perdait la raison et où d'autres allaient se fourvoyer dans la collaboration. Ceci entraînant cela, j'ai fouillé dans ma bibliothèque, pour voir si je ne pouvais pas rendre hommage à ces combattants de l'ombre qui n'avaient d'autres armes que leur cœur, leur générosité et une bonne dose de courage. Ou d'inconscience, parfois. Et de plonger dans "le silence de la mer" de Vercors.

Pourquoi ce classique, direz-vous ? Tout simplement parce que l'histoire raconte comment un vieil homme et sa nièce se murent dans un silence profond et consternant face à un officier allemand logé chez eux. Le mutisme sera, pour eux, une manière de résister à l'oppression. "Le silence se prolongeait. Il devenait de plus en plus épais, comme un brouillard du matin. Épais et immobile. L'immobilité de ma nièce, la mienne aussi sans doute, alourdissaient ce silence, le rendaient de plomb". Bien sûr, Werner von Ebrennac n'est pas une brute fanatique et sanguinaire. Encore moins un nazi convaincu. C'est un allemand courtois, cultivé, intelligent et esthète, qui aime la France et ses grands auteurs, son histoire aussi. Mais il est l'occupant, et même s'il a droit au respect, aucun dialogue n'est possible dans ces conditions. La résistance de l'oncle et de la nièce se fera dans un mur de silence, une obstination forcenée à refuser d'entrer en contact avec l'ennemi, fût-il érudit.

Néanmoins, il y a de l'admiration de part et d'autre. Cela suinte au travers des comportements de chacun. "Et, ma foi, je l'admirai. Oui : qu'il ne se décourageât pas. Et que jamais il ne fût tenté de secouer cet implacable silence par quelque violence de langage. Au contraire, quand parfois il laissait ce silence envahir la pièce et la saturer jusqu'au fond des angles comme un gaz pesant et irrespirable, il semblait bien être celui de nous trois qui s'y trouvait le plus à l'aise". Sous ce silence de plomb, un fourmillement de sentiments, de pensées se cachent, se masquent, s'enfouissent et luttent à chaque instant de la vie pour ne pas émerger.

Par delà le récit du "Silence de la mer", paru clandestinement en 1941 aux Éditions de Minuit, on peut y lire d'autres petits trésors. On y trouve,notamment , "Ce jour-là", qui restitue toute l'atmosphère pesante et tragique des arrestations à travers le regard d'un petit garçon. "Le songe", qui traite avec pudeur et retenu du monde des tortionnaires au travers de la déportation, et des conséquences dramatiques qui en découlent, particulièrement dans "L'impuissance". "Et que nous sommes entourés de gens dont pas un ne risqueraient un doigt pour empêcher ses actes horribles, qu'ils veulent lâchement ignorer, ou dont ils se fichent, que quelques-uns même approuvent et dont ils se réjouissent". "Le cheval et la mort" montre, enfin, le vrai visage d'un Hitler personnifiant ... la mort. "La marche à l'étoile", histoire de Thomas Muritz, poète tchèque et amoureux inconditionnel de la France et du pont des Arts, qui créera une maison d'édition pour vulgariser la culture française et sera sacrifié par la France sur l'autel de la collaboration en raison de son sang juif.

Mais c'est surtout "L'imprimerie de Verdun" qui m'a profondément touchée. Vendresse, artisan imprimeur, membre de l'Action Française, partisan de l'ordre et de la discipline, ancien de Verdun est un pétainiste convaincu. Tout semble indiquer que des personnes comme lui vont suivre la ligne politique de Vichy, sauf que. Sauf que lorsque Vendresse prend conscience de la situation et de la lâcheté de beaucoup, il décide de passer de l'autre côté. Ce qui lui vaudra la dénonciation et la déportation.

L'ensemble de ces nouvelles forme un panorama de toutes les formes de résistance - directe ou indirecte - de la façon dont chacun, à un moment ou à un autre, a compris qu'il fallait agir pour rester digne et droit. C'est pour cela que "Le silence de la mer" est encore et toujours d'actualité.

6 mai 2010

LILITH, MEDRANO ET LE MUSIC HALL

  • Les filles du Calvaire - Pierre Combescot - Livre de Poche

"Elle ne connaissait rien de cette Kundry, dont elle entendait le nom pour la première fois, ni de Parsifal, ni du Roi pourrissant, dont le nom, chaque fois qu'il le prononçait mettait les larmes aux yeux de Bolko. En revanche, elle connaissait les clameurs de Lilith. Depuis longtemps, certaines nuits, elle percevait au fond d'elle les douloureux ululements de l'imparfaite créature". Épopée picaresque et pittoresque s'il en est, "Les filles du Calvaire" de Pierre Combescot reprend les mythes de Parsifal et de Lilith. Je vous rassure, c'est juste une parabole lointaine de ces deux légendes. Prix Goncourt 1991, "Les filles du Calvaire" font revivre un demi-siècle d'un Paris clandestin, hors-la-loi, interlope dans un style littéraire non moins baroque que n'aurait pas renié des auteurs comme Francis Carco, Guillaume Appolinaire ou encore Alphonse Boudard.

Rachel Aboulafia, juive tunisienne, ancienne danseuse nue à Tabarin et accessoirement donneuse sous le speudo de "la Raie" à la Mondaine, petite-fille d'Emma Boccara, fieffée gourgandine et personnage haut en couleur ayant fait les beaux jours de la Goulette - quartier populaire de Tunis - devenue Maud Boulafière par les hasards de l'histoire, est la tenancière du bistrot Les Trapézistes aux Filles du Calvaire. Rachel, persuadée d'être l'incarnation vivante de Lilith et - de ce fait - maudite dans sa vie et dans sa chair. Cette rousse flamboyante aux formes généreuses et aux jambes à damner un saint, trône sur ce petit monde fantasque où se retrouvent des artistes du Cirque d'Hiver, des prostituées des deux sexes, des souteneurs, des danseuses nues, des mercières et des bouchers, des rabbins et professeurs de danse russes, ainsi qu'un commissaire de la Mondaine. "Il s'y échangeait, dans un brouhaha continuel, des rogatons d'idées tronquées comme il arrive souvent dans ce genre d'endroit. On y côtoyait l'artiste de cirque qui, la représentation terminée, n'avait qu'à traverser la rue pour s'en jeter un dernier, ainsi que le mauvais garçon à ne confondre en aucun cas avec le vulgaire "Alphonse" qui, lui aussi, de temps à autre, débarquait de la rue de Lappe, le croco clignotant aux pieds et la cravate bariolée, pour s'accouder au zinc [...]. Il y avait également de vieux habitués, pour la plupart des retraités frileux qui, à heure fixe, rappliquaient pour l'apéro".

Parmi les habitués formant cette grande famille spirituelle où chacun connaît la part immorale et absconse de l'autre, on rencontre le Monsieur Loyal du Cirque d'Hiver - Elzéar Keu - surnommé "Le croque-mort". Ce vieil hidalgo mélancolique, passionné de cheval et ancien de Saumur devra la vie à Maud / Rachel une nuit d'occupation où il ne faisait bon jouer les apprentis héros. On y trouve son vieil et inséparable ami, Eduardo Scannabelli - dit "le beau Dino" - bourreau des cœurs. "Avec ses guêtres, sa canne en bois d'amourette, ses cheveux finement argentés qu'il gominait avec soin, sa taille encore bien prise, un séducteur des années trente. Pas étonnant donc qu'il fût devenu, de la Bastille à la République, le tombeur des rombières. On le connaissait aussi dans le quartier sous le nom de Chipolata. C'était son nom d'artiste. En effet, il était l'un des derniers clowns tristes, la race était en voie de disparition". Le beau Dino qui sera - un bref instant - l'amant de Maud / Rachel, lui laissant au passage une marque impérissable dans sa vie.

Il y a aussi Fernand Crevel, alias Antenor d'Acapulco, lanceur de poignards ou encore Raymond Chouin, filleul de guerre d'Emma et tenancier de la pension Emma, nom donné en souvenir de sa généreuse marraine de guerre. La pension Emma qui ne sera autre qu'une tôle à garçons, réplique masculine des lupanars. Et puis, André Florelle - dit Petit Dédé - ancien de la pension Emma, transfuge de la Milice et déserteur de la Légion. "Le Chinois rappelait, à ce moment, une histoire vieille d'au moins cinq ans, quand un beau matin André Florelle, dit Petit Dédé, un ancien de la Milice, engagé à la Légion en compagnie de son ami de cœur, le comte Bolko von Salza, ancien lieutenant de la Propagandastaffel, s'était retrouvé sur le trottoir devant le café des Trapézistes [...]. S'étant souvenu qu'il était, de tous les michetonneurs ayant défilé à la pension Emma, le préféré du père Chouin, Maud l'avait accueilli à bras ouverts et en avait fait son commis". On croise, dans la vie de cette cour des Miracles, Maurice Changarnier - le Chinois - commissaire à la Mondaine, dont "Tante Esther" lui apprendra les tenants et les aboutissants du monde parisien, avec ses scandales étouffés, ses crimes inavoués, ses petites manies sexuelles triviales et dépravées, ses crétins et ses tares. De quoi vous préparer un avenir solide dans la fonction de maître-chanteur professionnel !! Le Chinois sera l'exécuteur des basses œuvres de l'ensemble de cette joyeuse tribu d'apaches, rendant services aux uns, se servant des faiblesses des autres pour servir sa cause personnelle.

"Les filles du Calvaire" est un livre féerique et virtuose. On assiste à la peinture réaliste d'un monde aujourd'hui disparu, celui de personnalités riches de caractère, à la générosité débordante. On ne peut raconter l'histoire, qui n'est pas linéaire mais une suite d'aventures personnelles et collectives qui se mêlent, se démêlent, s'enchevêtrent pour le plus grand bonheur du lecteur qui prend plaisir à plonger dans ce monde méconnu.

* Billet paru sur mon précédent blog.

4 mai 2010

LIESEL MEMINGER, LA SECOUEUSE DE MOTS

  • La voleuse de livres - Markus Zusak - Pocket n°13441

"Elle a lâché le livre.
Elle est tombée à genoux.
La voleuse de livres a hurlé.
Lorsqu'on a nettoyé la route, son livre a été piétiné à plusieurs reprises. Les ordres étaient de dégager seulement les gravats, mais le bien le plus précieux de la fillette a été jeté dans la benne à ordures. Je n'ai alors pu m'empêcher de monter à bord et de le prendre, sans savoir que je le garderais et que je le consulterais un nombre incalculable de fois au fil des ans. J'observerais les endroits où nos chemins se croisent et je m'émerveillerais de ce que la fillette a vu et de la façon dont elle a survécu. C'est tout ce que je veux faire - remettre ces événements en perspective avec ceux dont j'ai été témoin à cette époque". Liesel Meminger a croisé par trois fois la Mort, sans même en avoir conscience. Par trois fois, elle lui a échappé, miraculeusement. Cela a rendu la Mort admirative devant cette enfant de dix ans, orpheline dans l'Allemagne nazie de 1939. A tel point que la Mort a décidé de nous raconter l'histoire extraordinaire et singulière de Liesel Meminger que la Mort a surnommé "La voleuse de livres". A juste titre. Parce que les livres ont sauvé Liesel du pire.

C'est à Munich, plus exactement à Molching - petite ville à côté de la capitale bavaroise - que les services sociaux de la nouvelle Allemagne ont envoyé Liesel Meminger chez Rosa et Hans Hubermann, ses parents nourriciers. Ceux-ci habitaient dans une rue qui portaient un drôle de nom, Himmel - Ciel -, en allemand. Liesel a été placée chez eux parce que ses vrais parents étaient communistes. Pas vraiment la famille idéale dans cette Allemagne encore euphorique pour quelques années ! "Sa mère affamée, son père disparu. Kommunisten. Son frère mort. "Et maintenant, nous allons dire adieu à cette ordure, à ce poison"". Hans Hubermann, lui, était peintre en bâtiment, rouleur de cigarettes à ses heures perdues et accessoirement accordéoniste dans les cafés de Molching pour le plus grand plaisir de son entourage. Dans cette rue Himmel vivent de drôles de personnages, hauts en couleur : Frau Diller - fanatique pure et dure -, Tommy Müller - sourd comme un pot -, Frau Holtzapfel - la voisine acariâtre et revêche -, Pfiffikus - vulgaire sifflotant - et surtout Rudy Steiner. "Il avait huit mois de plus que Liesel, des jambes osseuses, des dents pointues, des yeux bleus allongés et des cheveux jaune citron. Il était l'un des six enfants de la famille Steiner et avait toujours faim. Rue Himmel, on le considérait comme un peu bizarre, à cause d'un épisode dont on parlait peu, mais qu'on avait baptisé "L'incident Jesse Owens" : une nuit, il s'était barbouillé de noir et était allé courir le cent mètres sur la piste locale". Rudy, dont l'admiration pour le sprinteur Jesse Owens était proportionnellement inverse aux idées politiques de son père, Alex Steiner - tailleur de son état - et membre du parti nazi plus par opportunisme que par fanatisme.

Tout ce petit monde tente de survivre tant bien que mal, malgré les restrictions, les difficultés économiques et la déclaration de guerre au reste du monde. Malgré
l'embrigadement et l'intolérance de presque toute la population. Seul, Hans semble vouloir résister à cette vague d'idolâtrie qui a déferlé sur l'Allemagne. Ses propres enfants, ses voisins, ses amis, tous ont adhéré au parti alors en vogue. Sauf Hans Hubermann qui a été surnommé le "Peintre Juif" par les habitants de Molching. "Il avait peu d'instruction et de conscience politique, mais du moins, c'était un homme épris de justice. Un Juif lui avait sauvé la vie et il ne pouvait l'oublier. Il ne pouvait adhérer à un parti qui manifestait une telle hostilité envers les gens. Sans compter qu'au même titre qu'Alex Steiner, un certain nombre de ses clients les plus fidèles étaient juifs. A l'instar de beaucoup de Juifs, il ne pensait pas que cette haine pouvait perdurer et il décida après mûre réflexion de ne pas suivre Hitler. Sur plusieurs plans, ce choix s'avéra désastreux".

Qui mieux que la Mort aurait pu raconter l'histoire de l'Allemagne de 1939 à 1945 ? La Mort est généralement un personnage particulier et plutôt antipathique dans les romans. Ne parlons même pas dans la vie réelle. Or, dans "La voleuse de livres" de Markus Zusak elle n'intervient pas ponctuellement. La Mort est la narratrice de l'aventure que va vivre Liesel Meminger. Pour relater la petite histoire de Liesel dans la grande histoire de l'Allemagne, la Mort se fait légère, aérienne, imperceptible, délicate, rassurante, joyeuse, sensible. Presque humaine. Il faut dire que les guerres sont le fonds de commerce de la Mort. Et la 2e Guerre mondiale lui a permis de faucher à tout va, du nord au sud, de l'est à l'ouest du vaste monde. En dehors de la guerre, la Mort retrace le quotidien de Liesel Meminger prise dans une tourmente sociale qu'une enfant ne peut pas toujours s'expliquer. La petite Liesel, du haut de ses dix ans ne comprend pas pourquoi son
frère est mort, pourquoi sa mère a été obligée de l'abandonner, pourquoi ils venaient questionner celle-ci et l'importuner sans cesse. Beaucoup de sombres pensées pour une fillette espiègle qui découvre le plaisir de lire en volant des livres. Hasard ou coïncidence, le premier ouvrage volé a été "Le manuel du fossoyeur" ! D'autres suivront. Grâce à la magie des mots qui forment les livres et à sa fertile imagination, Liesel s'extraira d'une vie souvent difficile à supporter. Mais au-delà de tout cela, "La voleuse de livres" est une belle parabole sur le droit à la différence - physique et morale - et la tolérance. En décidant de ne pas faire comme les autres, de ne pas penser comme tout le monde, en refusant d'adhérer à l'idéologie en place, en cachant un Juif chez malgré les risques encourus, Hans et Rosa Hubermann montreront à Liesel comment se comporter avec les autres. De là son attitude et son amitié avec Max Vandenburg. Parce ce que Liesel connait cette différence, qu'elle la perçoit. Mais qu'importe. "La voleuse de livres" de Markus Zusak est un livre fin, ironique, tendre, drôle, à l'humour féroce, bouleversant et jamais scabreux ou vulgaire. C'est un livre qui réconcilie les vivants avec la Mort.

Les blogs qui en parlent : Nathalie, Florinette, Liza Lou, Theoma, Catherine, Sylvie (le boudoir des livres), Quichottine, Pimpi, Flora, Émilie, Nane (un seul n), Béné, Clarabel, Sylvie, Manu, Lilly, Ankya, Amanda, Liliba, Lael, Cryssilda, Praline ... D'autres, sans doute ! Merci de vous faire connaître par un petit mot.

"La voleuse de livres" a été lu dans le cadre du Blogoclub du 1er mai


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