1 novembre 2009

JE NE SUIS PAS NOIR, JE SUIS BLANC DE PEAU

  • Les morts ont tous la même peau - Boris Vian - Livre de Poche Éditions

"J'étais blanc. J'avais épousé une femme blanche. J'avais un gosse blanc. Et le père de ma mère avait travaillé comme docker à Saint-Louis. Un docker aussi foncé qu'on pouvait le rêver. Toute ma vie j'avais haï les Blancs. Je m'étais caché, je m'étais sauvé d'eux. Je leur ressemblais, mais ils me faisaient peur à ce moment-là. Et maintenant je ne savais plus ce que j'éprouvais autrefois, car je ne considérais plus le monde avec mes yeux de Noir. Mon évolution s'était faite lentement à mon insu, et, ce soir-là, je me retrouvais transformé, changé, assimilé". Cinq ans que Dan Parker est videur dans un tripot minable tenu par un certain Nick. Cinq ans qu'il passait ses nuits à virer les clients violents, ivres, gênants pour le tenancier. Au début, ce métier plaisait à Dan. Il gagnait plutôt bien sa vie, d'ailleurs. Cents dollars par semaine pour dégager de pauvres bougres alcoolisés, sans parler des femmes pleines de whisky, cela ne le dérangeait pas plus que ça. Mais au bout du compte, cette situation avait fini par lasser Dan. Il s'ennuyait à mourir dans son travail.

Il était heureux de sa position sociale malgré son métissage, parce que Dan se sent Blanc, comme les autres personnes qu'il fréquente dans son quotidien. Personne n'a jamais remarqué cette différence entre lui et les autres. Dan travaille pour des Blancs et il est sang-mêlé dans une Amérique qui pratique encore la ségrégation raciale. Sa fierté est d'avoir épousé une Blanche -Sheïla - qui lui avait donné un fils qui est Blanc aussi. Blanc comme l'ensemble de cette société américaine dans laquelle Dan évolue, à laquelle il veut appartenir, dans laquelle il veut se fondre, se mélanger pour se faire oublier, jusqu'à devenir transparent s'il le faut. La blancheur de peau de son fils sera la chance qu'il n'a pas eu dans sa vie.

Aussi, lorsque Richard, le frère noir, indigne de Dan le retrouve, celui-ci le renie, le refoule et le chasse de chez lui. Personne, pas même Sheïla, ne doit savoir, supposer, imaginer que Dan est Noir. Il a enfoui sa couleur de peau, celle de ses origines profondes, de ses gènes, de ses racines obscures dans un recoin de sa mémoire et ne veut pas que tout cela ressurgisse. C'est son secret à lui. Personne
n'a le droit de le dévoiler. "Richard était nègre. Il avait la peau noire. Il sentait le nègre. Je fermai la port de l'appartement et je commençai à me déshabiller. Je ne savais pas ce que je faisais et je regardais autour de moi. Puis, je me dirigeai vers la chambre à coucher, et je m'arrêtai avant d'y pénétrer. Me ravisant, j'entrai dans la salle de bains. Je restai debout devant la glace. En face de moi, un type solide, de trante-cinq ans à peu près, large et bien portant me regardait. Rien à dire sur ce type. Il était blanc sans aucun doute ... mais je n'aimais pas l'expression de ses yeux... Les yeux de quelqu'un qui vient de voir un fantôme".

Dès lors, Dan fera tout pour conserver l'apparence qu'il s'est créée, pour garder son identité blanche si importante pour lui. Entre les deux - la blanche qu'il juge supérieure, la noire qu'il désavoue - son choix est d'ores et déjà fait. Sans même avoir réfléchi à cela. Lorsque Richard veut le faire chanter, lui extorquer de l'argent contre le silence sur sa véritable origine, Dan sait qu'il fera tout pour protéger ce qu'il a mis une vie à construire patiemment. "Je sais ce que j'avais. J'étais les deux, à mi-distance, et je me rendais pas compte qu'un jour ou l'autre, il faudrait choisir. Le jour était venu. Je pensais à Sheïla, à la cabine téléphonique, et aux coups de matraque que les nègres recevaient sur la gueule pendant la révolte de Détroit, et je ricanai à voix haute. Le choix était fait. Entre donner les coups et les recevoir, je préférais les donner. Même s'il fallait les donner à mon excellent salaud de frère Richard". Mais en croisant Richard, Dan fera aussi la connaissance d'une prostituée noire qui l'obsèdera au point de ne plus éprouver de désir pour Sheïla, ni pour les Blanches en général. Ce retour du frère maudit, du paria, cette rencontre fortuite d'une Noire attirante et sensuelle, pousseront Dan au meurtre pour protéger le monde qu'il s'est construit, superficiel, rempli de faux-semblant, trompeur et usurpé. Un univers organisé par et pour les Blancs, où tous les autres n'ont pas leur place et sont toujours considérés comme les éternels coupables.

Je ne conservais de Boris Vian que le vague souvenir de "L'écume des jours" qui m'avait plu, mais sans pour autant adhérer à l'écriture singulière de cet auteur influencé par le courant existentialiste. Je connaissais de réputation ses écrits noirs, publiés à l'origine sous le pseudonyme de Vernon Sullivan, dans le plus pur style des romans noirs américains des années 1930 à 1950 et qui décrivaient une société sous un angle sombre et brutal. "Les morts ont tous la même peau", écrit en 1947, est tout à fait dans cette mouvance. Dans ce très court roman au phrasé haché, sec, rugueux, cinglant, Boris Vian revient sur un thème réccurent de cette période, celui du racisme, de la discrimination sociale par la couleur de peau. Avec son personnage principal, Dan Parker, Noir d'origine mais Blanc d'esprit, l'auteur nous montre une société américaine exclusive, qui pratiquait l'ostracisme et appliquait encore et toujours la Loi Jim Crow dans son quotidien. Ici, l'Amérique des années 1940 - 1950 est vue dans toute sa véhémence, son âpreté, rejetant
systématiquement aux frontières de la marginalité tous ceux qui ne possédaient pas la bonne couleur de peau. Mais ce qui a le plus choqué les lecteurs de ce roman noir à l'époque de sa sortie, ce sont ces scènes de violence gratuite et d'érotisme à la limite de la pornographie. A travers "Les morts ont tous la même peau" on sent bien que Boris Vian a été largement influencé par ses lectures des romans policiers de Raymond Chandler avec le détective Philip Marlowe, particulièrement celui qu'il a traduit en 1948, "Le grand sommeil". Ce qu'il y a de glaçant dans roman concis de 130 pages, c'est que l'on suit l'itinéraire d'un homme dont la vie bascule dans la folie obsessionnelle et meurtrière en raison de la couleur de sa peau et marche sur la tranche tel un funambule, avant de plonger et de sombrer définitivement jusqu'au point de non-retour. C'est absolument magistral !

"Les morts ont tous la même peau" a été lu dans le cadre du


325 - 1 = 324 livres à lire ... Sans parler de tous les autres à découvrir !

22 commentaires:

Mangolila a dit…

Je ne connaissais pas du tout ce roman qui a l'air très réussi et peut-être plus profond que les autres! Bien envie de le lire!

Manu a dit…

Belle analyse et beau billet. Bien envie de découvrir les romans que Vian a écrit sous le pseudo de Vernon Sullivan.

keisha a dit…

Merci de ce billet, j'avais commencé ce roman puis me suis dirigée vers l'herbe rouge, un Vian plus "habituel".

Meria a dit…

C'est mon auteur préféré, entre autres parce qu'il est très éclectique dans ses thèmes. Mais je n'ai pas encore lu ce livre là.

Paolina a dit…

Très beau billet, je termine L'Arrache-Coeur, le style est très singulier en effet.

Leiloona a dit…

Beau billet, mais je ne noterai pas cette lecture ... trop violente.

Yv a dit…

J'aime beaucoup le côté noir de Vian. L'autre côté aussi d'ailleurs

Alicia a dit…

Tout ce qui a trait au racisme m'intéresse, je tacherai donc de lire cette œuvre afin de pouvoir mieux comprendre ce qui pousse vraiment des noirs à refuser leur couleur de peau. A part la souffrance, le mépris dont ils sont l'objet et qui sont si douloureux, y aurait-il autre chose?
A bientôt!

Lilibook a dit…

Jamais lu.

Unknown a dit…

J'ignore si je devrais lire ce livre, car l'histoire est vraiment attirante, mais avec Vian je suis 50|50, soit la moitié du temps j'aime ou non. Donc, j'ai peur qu'il ne me plaise pas.

Nanne a dit…

@ Mango : Honnêtement, je préfère de loin les romans de Boris Vian écrits sous son pseudonyme ... Je les trouve meilleurs, même s'ils sont plus violents ! Je ne saurais te les conseiller pour mieux connaître ce grand auteur français.

@ Manu : A mon avis, ce sont ses meilleurs romans. Je trouve les autres parfois un peu fade ou trop fantaisistes. Et puis, ces romans-là reprennent le style des romans noirs américains ...

@ Keisha : "L'herbe rouge" est d'une facture plus classique, malheureusement je ne me souviens plus du tout du thème abordé ... J'ai honte, d'un coup !

@ Meria Je pense que les romans écrits sous son pseudonyme ont été réédités plus tard que les autres, plus connus et plus classiques ... Mais celui-ci est vraiment très bon et à découvrir pour un autre aspect de Boris Vian !

@ Mirontaine : Boris Vian avait un style d'écriture très singulier, surtout pour son époque ! Très en avance sur son temps ... Je n'ai pas encore lu "L'arrache-cœur", mais j'ai hésité à le faire pour le blogoclub. Ce n'est que partie remise ...

Nanne a dit…

@ Leiloona : Je comprends ton malaise ... J'ai dû arrêter ma lecture en cours parfois à cause de cette violence ! Et le roman fait 130 pages !

@ Yv : Le côté noir de Boris Vian je viens de le découvrir grâce à cette lecture ! Je ne le regrette pas, mais ça change des autres romans, même dans le style de l'écriture ...

@ Alicia : Dans ce roman le personnage principal refuse qu'on l'assimile à un Noir et tout le monde est persuadé qu'il est Blanc, même lui ... C'est un roman à clé où il faut décrypter les thèmes, nombreux dans ce livre !

@ Lilibook : Alors, il faut absolument le découvrir pour la puissance de son écriture et la fantaisie de toute son œuvre ...

@ Geisha Nellie : Personnellement, je préfère les romans qu'il a écrit sous son pseudonyme, même s'ils sont plus noirs et plus durs que les autres. Maintenant, il faut que tu essaies d'en lire un ou deux pour te faire une opinion personnelle ...

sylire a dit…

Ce livre me parait différent de ce que j'ai lu jusqu'ici chez les blogoparticipants. Notamment l'absence de surréalisme, si j'ai bien compris. Si je me décide à relire Vian, pourquoi pas celui-ci.

Lounima a dit…

Encore un très joli billet !
J'ai bien envie de découvrir ce livre, du coup... Plus tard... ;-)

chiffonnette a dit…

La veine noire de Vian est très impressionnante! J'irai cracher sur vos tombes est dans le même genre. Des années plus tard, j'en ai l'estomac serré!

La liseuse a dit…

ça fait déjà plusieurs billets que je parcours sur les oeuvres de Boris Vian (merci la blogosphère) ^^ et je trouve que la couleur de la peau est un thème qui semble marquer profondément l'auteur. ce sujet revient souvent. c'est étonnant. Bravo pour ta chronique.

choco a dit…

Et bien, de tous les billets qui fleurissent sur Vian en ce moment, c'est bien lre premier qui me tenterait...

Nanne a dit…

@ Sylire : Je n'ai pas encore lu les billets des blogoparticipants ... Mais, il me semble que ce roman n'a pas été chroniqué par d'autres ! Et je reconnais que je voulais lire un roman différent de ceux que j'avais lu de Boris Vian, plus proche du surréalisme et que j'apprécie moins. Celui-ci est plus dur et noir, mais c'est une belle découverte ...

@ Lounima : Merci pour le compliment ;-D Boris Vian est un auteur à découvrir pour l'ensemble de son œuvre, même si je n'aime pas tout, loin de là ...

@ Chiffonnette : J'aime beaucoup plus cette écriture de Boris Vian, alias Vernon Sullivan que l'autre, plus fantasque et délirante ... J'ai prévu de lire "J'irai cracher sur vos tombes" pour le comparer à cette lecture marquante !

@ Lætitia : Je ne connais pas bien Boris Vian, mais il était très concerné par les aspects sur la couleur de peau. Il avait traduit Chandler et d'autres et il connaissait bien la société américaine à travers les jazzmen. Peut-être que ces rencontres l'ont marqué !

@ Choco : Il est très bon, mais très dur. Même avec le temps, ce roman est d'une violence à vif (il a été écrit en 1947) ! Mais vraiment à tenter pour entrer dans l'univers de Boris Vian ...

Choupynette a dit…

tiens je viens justement de lire le billet d'ankya sur un autre roman de Vian... un auteur qui reviendrait sur le devant de la scène?

Nanne a dit…

@ Choupynette : Il est revenu à la mode grâce à la lecture commune du Blogoclub de novembre ... Boris Vian était à l'honneur pour le 50ème anniversaire de sa disparition ! Une belle façon de lui rendre hommage par la lecture de l'une de ses (nombreuses) œuvres ...

Muad' Dib a dit…

Coucou Nanne, ce qui est étrange avec Boris Vian, c'est que j'ai bien aimé la facette Vernon Sullivan mais j'ai toujours eu du mal avec son autre facette beaucoup plus poétique ...
Je t'embrasse,
à bientôt,

Nanne a dit…

@ Muad'Dib : Je me suis faite la même remarque en lisant ce roman très noir ! J'en ai vraiment apprécié sa lecture, plus que les autres romans connus ou sa poésie. J'ai du mal avec ses jeux de mots et ses inventions de mots ...