22 février 2010

SI LE BLUES M'ETAIT CONTE ...

  • Bluesman (édition définitive) - Vollmar / Callejo - Akileos Éditions - Regard Noir & Blanc

"Pratiquement toutes les communautés rurales du Sud, du Texas jusqu'à l'Atlantique, avaient leur ensemble de joueurs de blues, dont beaucoup voyageaient d'un endroit à l'autre, pour accroître leur renommée et, le plus souvent, leur répertoire. Le boom des enregistrements de blues dans les années 20 a non seulement établi la tradition du bluesman itinérant, mais aussi la possible existence au plan financer d'une classe non ouvrière. Bien que la vie sur la route puisse être éprouvante (et parfois même mortelle), les avantages de jouer dans des boîtes ou juke-joints, débordant d'alcool de contrebande, de femmes et de chansons, dans un environnement où leur imagination et leur créativité étaient activement stimulées représentaient souvent une meilleure alternative à une vie de labeur épuisante, pour une pauvreté identique et tout aussi sordide. [...] Pour la société rurale noire de cette région disparate du Sud, ces bluesmen représentaient à la fois une échappatoire à leur misère et une cible facile pour alimenter les préjugés négatifs uniformément attribués à tous les membres de leur race par la société anglo-saxonne dominante qui l'entourait".

"Bluesman
", c'est l'histoire de cette errance musicale réalisée par deux musiciens, Lem Taylor - fils de pasteur noir et initié au blues par un vieux joueur aveugle - et Avery "Ironwood" Malcott - coureur de jupons et bluesman hors pair -, sur les routes du Sud
des États-Unis. Nous sommes en 1929, au début de la Grande Dépression, la vie est dure pour tout le monde, mais pire encore pour la communauté noire américaine qui souffre déjà de la misère ambiante et des préjugés raciaux. Lem et Ironwood débarquent dans un petit bled perdu du nom de Hope - prémonitoire - après avoir traînés leur peine un peu partout dans le pays, mendiés pour un morceau de pain rassi et un abri de fortune dans une grange pour dormir à l'abri des intempéries et des voleurs. Mais à Hope, même au "Tuley's Kitchen", la tenancière noire ne veut pas de bluesmen qui répandent la débauche partout où ils s'arrêtent avec leur musique. C'est un certain J.L. Dougherty qui leur conseillera de se rendre au "Shug's", tripot malfamé en lisière du village, lieu de dépravation où le blues est toujours le bienvenu.

J.L. Dougherty, sombre vendeur de meubles le jour, se transforme en découvreur de talents pour la Eastern Star Record de Memphis, le soir. Il proposera à Lem et à Ironwood d'enregistrer leur premier disque. Une occasion unique de se sortir de
leur condition de chemineaux et de musiciens itinérants, et premiers pas vers une gloire méritée. Ce rêve à peine ébauché tournera vite au cauchemar à la suite du meurtre d'un blanc par Ironwood dans des circonstances particulières et plus qu'ambiguës. Même si cet homme était connu pour sa violence et son addiction à l'alcool, il reste un blanc dans une région des États-Unis où les noirs sont considérés comme des sous-produits humains. Malgré les deux autres cadavres - celui de Ironwood et d'une fille noire qui traînait au "Shug's" - c'est la mort suspecte du blanc qui devra être élucidé. Ainsi en a décidé le procureur général du comté de Hampstead. De toute façon, le meurtrier ne peut être quelqu'un d'autre qu'un noir, parce que Wyatt Bilyen était le fils d'un propriétaire terrien influent de la région. D'un coup, ce triple meurtre réveillent ce comté endormi. Les autres propriétaires se sentent désormais menacés par la population noire des alentours. Ils veulent leur coupable, leur noir à étriller, à pendre, à massacrer pour bien montrer que le pouvoir et la justice sera faite et ne peut être que blanche. Dès lors, Lem Taylor sera poursuivi, pourchassé, devra se cacher dans les bois, voyager dans des wagons à bestiaux, vivre dans des cavernes pour pouvoir rester en vie, arriver jusqu'à Memphis entier et espérer enregistrer son disque de blues comme promis.

Quelle époustouflante bande dessinée que l'édition définitive de "Bluesman" de Vollmar et Callejo ! En lisant ces deux cent pages sur l'origine du blues dans le Sud des États-Unis, on a l'impression de revivre à la fois le plus beau et le pire chapitre de l'histoire de l'Amérique. Le plus beau, dans la mesure où cette BD nous relate l'épopée du blues dans les années 20 et 30, permettant à de nombreux artistes noirs américains de se faire un nom en enregistrant les premiers disques. Ce blues qui influencera le jazz et lui fera prendre son essor quelques années plus tard. Le pire, parce que "Bluesman" rappelle au lecteur que le Sud des États-Unis a vécu de 1876 à 1965 sous la coupe de la Jim Crow Law, sinistre loi sur la ségrégation raciale. Avec cette loi, il existait deux catégories de personnes : les blancs d'un côté, les noirs de l'autre. Si, en apparence, ces deux groupes raciaux étaient
égaux, la réalité était très éloignée de la théorie. La ségrégation était bien présente dans les lieux et services publics, les écoles, les moyens de transport en commun. Le blues deviendra une forme de chant populaire noir, issu de cette forme de racisme officiel. Les chansons traduisaient le mal de vivre, la souffrance que vivait la communauté noire dès le 19e Siècle. "Bluesman" dessiné en noir et blanc avec des traits appuyés, forcés, sombre, presque noir, donne une impression d'oppression, d'angoisse permanente. On sent peser sur les deux personnages principaux toute les peurs, les craintes, les soucis de leur communauté. C'est une bande dessinée rare par la qualité du dialogue et des dessins très expressifs. C'est aussi un roman graphique à lire pour ne pas oublier que la Jim Crow Law a été abrogée en 1965 par Lyndon Johnson et remplacée par le Civil Rights Act.


303 - 1 = 302 livres restant à lire et à présenter !

5 commentaires:

choco a dit…

Un graphisme qui me fait de l'oeil depuis longtemps... J'aurais du craquer plus tot !!

L'or des chambres a dit…

J'adore le blues... Cela m'a l'air bien intéressant tout cela, comme d'habitude... Très interpelée, en général, par ce qui touche, de près ou de loin, le racisme (encore bien ancrée aujourd'hui). Dans le genre lily (et ses livres)parlait de "championzé" l'histoire d'un boxeur noir... Tu devrais aller y jeter un coup d'oeil. Très bonne semaine à toi Nanne !

Nanne a dit…

@ Choco : Si le graphisme te fait de l'œil, ce que je peux comprendre parce qu'il est de grande qualité, alors cette BD est faite pour toi ! Surtout que cet album reprend l'intégralité des albums de cette histoire. Et elle se lit comme un roman ...

@ L'or des chambres : J'aime beaucoup le blues, même si j'ai une petite préférence pour le jazz ! Mais cette BD retrace l'histoire de ces musiciens de blues qui allaient de ville en village pour jouer, avec - en arrière-plan - le racisme présent dans le Sud des États-Unis ... Je vais aller voir le blog de Lily et son billet sur cette histoire de boxeur noir.

L'or des chambres a dit…

La date de ce billet est du 02 février 2010 chez Lily et ses livres !
Bises Nanne (j'espère que tu vas bien !)

Nanne a dit…

@ L'or des chambres : Je vais aller voir chez Lily et ses livres cet article ! Merci pour tous ces détails ... Je te rassure, je vais bien, mais je suis surchargée de travail en ce moment. Donc, j'ai peu de temps pour vous lire et pour lire. D'où ma légère absence sur la blogosphère ...