10 juillet 2010

L’INSTITUTEUR BERBERE

  • Le fils du pauvre – Mouloud Feraoun – Point Éditions

« En somme, à Tizi, on se connaît, on s'aime ou on se jalouse. On mène sa barque comme on peut, mais il n'y a pas de castes. Et puis, combien de pauvres se sont mis à amasser et sont devenus riches ? Combien de riches se sont appauvris promptement avant d'être ruinés par Saïd l'usurier, que tout le monde respecte, craint et déteste. Il aura son tour, bien sûr, il mourra dans la mendicité. La loi est sans exception. C'est une loi divine. Chacun de nous, ici-bas, doit connaître la pauvreté et la richesse. On ne finit jamais comme on débute, assurent les vieux. Ils en savent quelque chose ».

Tizi, ville de deux mille âmes plantée au cœur de la Kabylie sauvage, rude et hostile pour qui ne sait l'exploiter. Ici, pas d'artère principale, pas de route goudronnée, simplement un chemin de terre qui servait autrefois aux tribus allant d'un village à l'autre. Ce chemin de traverse, caillouteux et défoncé, menait à une route carrossable qui conduisait vers les grandes villes du pays. Tizi possédait trois quartiers, et – par conséquent – trois places aux musiciens ou djemas, deux mosquées discrètes de moindre importance que les djemas pour ses habitants qui vivaient ensemble depuis toujours, étaient tous plus ou moins cousins éloignés, à la parentèle incertaine se perdant dans la nuit des temps. Tizi et son café maure, situé à l'extérieur du village. C'était avant tout le lieu de rencontre des plus jeunes.

C'est à Tizi qu'a vécu le narrateur, Fouroulou Menrad, qui revient sur son enfance et son adolescence dans cette Kabylie belle et séditieuse. « Comme j'étais le premier garçon né viable dans ma famille, ma grand'mère décida péremptoirement de m'appeler Fouroulou (de effer : cacher). Ce qui signifie que personne au monde ne pourra me voir, de son œil bon ou mauvais, jusqu'au jour où je franchirai moi-même, sur mes deux pieds, le seuil de notre maison. On serait peut-être étonné si j'ajoutais que ce prénom, tout à fait nouveau chez nous, ne me ridiculisa jamais parmi les bambins de mon âge, tant j'étais doux et aimable. Aussi loin que je puisse remonter dans mes souvenirs, je retrouve toujours auprès de moi une chaude et naïve amitié ». Comme tout garçon né dans une société où l'homme est révéré et respecté, Fouroulou pouvait se comporter comme un roitelet sur ses terres, épouvantant, agaçant et régentant ses sœurs et ses cousines. Malheureusement pour son père et son oncle, Fouroulou qui aurait dû être un futur lion de quartier, puis de village, était d'un naturel plutôt docile à l'extérieur, voire même craintif dans certain cas, à la limite de la lâcheté. « Il ne m'est jamais arrivé de solliciter la protection de mes parents lorsque mon adversaire était de mon âge : ou bien j'acceptais la bataille, ou, si j'avais peur, je me sauvais. Je dissimulais avec soin mes retraites et défaites. Je ne parlais que de mes victoires. Il est certain que, ma mère mise à part, ni mon père, ni mon oncle, ni aucun de ma famille n'aurait consenti à me porter secours ».

Ce qu'aimait le petit Fouroulou par-dessus tout, c'était de se retrouver avec ses deux tantes maternelles, Khalti et Nana. Si Khalti était d'une nature impulsive et passionnée dans tout ce qu'elle entreprenait, Nana était à la fois douce, affable, spontanée et imposante. Celles-ci n'étaient cependant pas avares d'affection, câlinant, étreignant, cajolant leur neveu. Surtout, Khalti et Nana racontaient des histoires au petit Fouroulou, lui faisant vivre un tas d'aventures imaginaires pour rire ou pour pleurer, pour s'émouvoir ou se révolter. « C'est ainsi que j'ai fait la connaissance avec la morale et le rêve. J'ai vu le juste et le méchant, le puissant et le faible, le rusé et le simple. Ma tante pouvait me faire rire ou pleurer. Certes je n'aurais jamais compati d'aussi bon cœur à un vrai malheur familial. Le destin de mes héros me préoccupait davantage que les soucis de mes parents. Tout cela parce que ma tante s'y laissait prendre elle-même. A l'entendre raconter, on sentait qu'elle croyait à ce qu'elle disait. Elle riait ou pleurer tout comme son neveu ».

Mais bientôt l'insouciance de la petite enfance laissera place au sérieux de l'apprentissage de la vie et de l'école. Parmi la cinquantaine de petits camarades, Fouroulou ne pouvait appartenir à la catégorie des bagarreurs, rois incontestés des cours de récréation en raison de son caractère pacifique. Ni à celle des joueurs, mauvais élèves, mauvaises têtes, bruyants, insouciants et populaires eux aussi. Fouroulou sera donc condamné à devenir un bon élève par résignation. Petit à petit, Fouroulou appréhendera le fonctionnement de la société dans laquelle sa famille pauvre et rurale évolue, et que la seule chance d'échapper à son destin de berger sera de partir faire ses études à Alger pour devenir instituteur. Il voyait bien que Ramdane – son père – avait du mal à faire vivre, même modestement, sa famille, sur un maigre lopin de terre aussi sec qu'un arbre rabougri. « Pour en revenir aux Menrad, le père Ramdane réussissait avec beaucoup de vigilance à assurer à sa maisonnée le maigre couscous quotidien. Lorsque les travaux des champs étaient momentanément arrêtés, durant la période qui s'écoule par exemple entre la fenaison et la moisson, ou bien entre la moisson et le battage, il se faisait manœuvre et aidait comme journalier deux maçons qui construisaient pour les riches ».

« Le fils du pauvre » de Moulou Feraoun est un classique de la littérature algérienne. Écrit en 1934, ce récit sur l'enfance d'un jeune garçon originaire de Kabylie est – à peine transposée – celle de son auteur. Dans ce premier ouvrage, tout à la fois roman initiatique et autobiographie, Mouloud Feraoun retrace l'existence parfois misérable de ces fellahs – agriculteurs, bergers, métayers – pauvres et durs à la tâche, cultivant quotidiennement une terre aride, maigre, presque stérile pour en tirer à peine de quoi survivre. Il raconte par le menu cette Grande Kabylie accrochée au contrefort montagneux de la Djudjura, tas de pierre, en Berbère. C'est toute l'organisation de la vie familiale qui est décrit par le regard d'un enfant. Cellule matriarcale tenue de main de maître par la grand'mère paternelle, puis par Fatma, sa mère, et Helima, sa tante. Il dit les joies et les tristesses, les peines et les bonheurs que vit sa famille élargie. Des rivalités entre femmes pour obtenir la suprématie et l'ascendant sur la maisonnée afin d'avoir la mainmise sur tous les biens cultivés, vendus ou achetés, aux mesquineries masculines pour s'éviter les plus durs labeurs, rien n'est laissé au hasard. Les enfants mimant dans leurs jeux innocents, dans leurs relations avec leurs camarades et leur fratrie les attitudes des adultes. Les garçons doivent avoir une supériorité incontestée et incontestable sur les filles ou sur les plus faibles s'ils veulent s'imposer dans une société qui laisse peu de place au sentimentalisme et à la rêverie. Cette société rurale encore largement imprégnée d'une culture basée sur la crainte des esprits, qui fait appel aux marabouts et autres sorciers pour essayer d'enrayer les maladies, la folie, pour faire fuir la mort qui rôde. Les études, seulement suivies par les garçons au-delà du certificat, parce que les filles n'ont pas besoin d'instruction pour se marier et élever des enfants. Écrit dans une langue simple, belle et claire, usant du style narratif direct et indirect, Mouloud Feraoun se dévoile comme un conteur hors pair, faisant émerger une émotion à fleur de peau, non dénuée d'un certain sens de l'humour.

"Le fils du pauvre" de Mouloud Feraoun a été lu dans le cadre du challenge de Marie L.

277 - 1 = 276 livres qui restent à dépoussiérer de ma PAL ...

14 commentaires:

Aifelle a dit…

"Chacun de nous doit connaître la richesse et la pauvreté" dans sa vie. Ben c'est pas vrai pour tout le monde, voir l'actualité (et ma situation personnelle !!!). Sérieusement, je note, c'est toujours intéressant ce genre de récit.

Mangolila a dit…

C'est étrange mais j'ai l'impression de connaître déjà cette histoire sans avoir lu le livre! La situation des pauvres gens des campagnes dans la France profonde d'autrefois (comme on dit) ne ressemblait-elle pas à celle évoquée ici, une fois mises de côté les variantes locales?

Nanne a dit…

@ Aifelle : Les Anciens ont toujours dit des choses vraies, mais que personne n'a jamais voulu entendre, malheureusement ... Il n'y a pas que la richesse et la pauvreté au sens concret, mais aussi dans son aspect intellectuel, moral ! Et je préfère une richesse intellectuelle et celle du cœur à celle de l'argent (même si cela sert à bien vivre). Ce livre devrait te plaire, car il est très philosophique et a plusieurs niveaux de lecture.

@ Mango : C'est tout à fait cela, malheureusement ! La pauvreté dans les campagnes étaient la même où que l'on se trouve ... Et Mouloud Feraoun sait nous raconter une histoire simple, belle, mais rude et éprouvante comme un conte philosophique transposable. A découvrir !

Yv a dit…

Ton billet à le mérite d'ouvrir un peu les classiques que l'on cantonne souvent aux écrivains européens, américains, mais rarement africains. Moi-même je ne connais pas, mais vais réparer cette erreur

pom' a dit…

je vais le demander à la biblio, il a tout pour me plaire

Ys a dit…

Ce que j'aime dans ton blog, c'est qu'il nous parle, avec précision et passion, de livres différents. Ils sont rares ces blogs-là (il y a aussi Dominique de "A sauts et gambades" qui est comme ça). En écrivant ça je me dis que personnellement, je ne suis attirée que par les Anglo Saxons (en témoignera bientôt ma PAL de vacances), j'en lis, j'en lis, j'en découvre toujours et j'ai l'impression de ne rien connaître vraiment. Alors les écrivains algériens...

Nanne a dit…

@ Yv : Mouloud Feraoun est un poète et un écrivain algérien absolument fabuleux ... Chez lui, il n'y a que de belles lectures à faire. C'est dommage qu'il soit si peu connu en France ! Je répare un manque, en quelque sorte ...

@ Pom' : Je pense que ta bibliothèque devrait avoir des ouvrages de cet auteur algérien incontournable ... Je suis sûre qu'il devrait te plaire par la beauté et la poésie de son écriture.

@ Ys : Je t'arrête de suite, parce que tu as un blog qui est aussi très intéressant et pertinent et qui permet des découvertes d'auteurs Anglo-Saxons peu connus du grand public. Et puis, tu commences à t'ouvrir aux auteurs de langue allemande, si je me souviens bien ! Et là, il y a des découvertes extraordinaires à faire et à partager ... Le grand drame des blogs, c'est de se rendre compte que l'on ne pourra jamais tout lire et tout découvrir. Mais on a la vie entière pour cela ;-D

Lilibook a dit…

Il m'a l'air très bien, et intéressant.

Grimmy a dit…

Je le note également. Je ne connais pas mais pense qu'il me touchera.

Nanne a dit…

@ Lilibook : C'est un livre qui se lit très vite et très bien ... Il permet de découvrir les relations filiales dans les années 1930 en Algérie et les conditions de vie des Kabyles. Une très belle rencontre littéraire !

@ Grimmy : Note-le, car je pense qu'il a de fortes chances de te plaire ... Il est très poétique, chaleureux et rempli de joie et d'espoir !

chiffonnette a dit…

C'est le genre de récit intéressant pour remettre l'histoire en perspective, un témoignage précieux!! Je note! Et en plus plein de poésie de chaleur humaine, surligné!

Nanne a dit…

@ Chiffonnette : C'est tout à fait ce que tu en dis : un livre rempli de poésie et d'humanisme ... C'est un auteur rare à découvrir et à lire pour le bonheur de s'ouvrir à d'autres cultures et d'autres sociétés. Un vrai petit chef d'œuvre doublé d'une chronique sociale !

sybilline a dit…

Honte à moi, voilà donc un classique dont j'ignorais l'existence et le nom..
Merci pour ta très belle lecture, Nanne! Comme toujours, à côté du plaisir de savourer ta prose magnifique, il y a, dans ta présentation, celui de partir à la rencontre des autres.

Nanne a dit…

@ Sybilline : Merci à toi pour tant de compliments qui me feront toujours rougir ;-D Tu n'as pas à avoir honte de ne pas connaître cet auteur un peu oublié de nos jours ! C'est un écrivain à découvrir pour l'humanité qui se dégage de son œuvre ... Je pense que tu devrais fortement apprécier sa prose !