5 octobre 2010

LE DIBBUK DE L’ADOLESCENTE

  • Le vieux Juif blonde - Amanda Sthers - Grasset Éditions

« Je suis né en 1931.

77 ans. L'âge crucial avec 7 ans. Beaucoup de jeux de société me sont interdits.

Je suis né à Vienne mais j'ai beaucoup voyagé. En 1940, un programme d'échange culturel m'a permis de visiter la Pologne en train. Il n'y avait malheureusement pas de fenêtres dans les wagons mais j'ai entendu que ça m'avait l'air grand.

Et ça m'avait l'air froid.

On était serré les uns contre les autres …

On était plein.

On ne mangeait pas très bien.

On ne mangeait du tout.

Pourtant, il y en a beaucoup qui sont restés là-bas.

C'était le bon temps, on n'avait pas à se soucier des problèmes de cholestérol ».

Joseph Rosenblath, soixante-dix sept printemps, pourrait être un dibbuk – esprit maléfique juif -qui a envahi le corps, l'âme, l'esprit, les pensées de la jeune et jolie Sophie, adolescente blonde et diaphane, fragile comme un biscuit viennois. Joseph a beau sonder sa mémoire vacillante, il n'a aucun souvenir d'avoir été – un jour ou l'autre – une jeune fille. Ce qu'il a toujours été, c'est un Juif ashkénaze appréciant les chansons de Charles Trénet, aimant aller dans les thés dansant. Alors, les réminiscences d'une gamine de vingt ans face à un aîné de soixante-dix sept ans qui a tant vécu paraissent évanescentes dans sa mémoire flageolante. Mais le plus difficile à accepter pour lui, ce sont les menaces permanentes proférées par ceux qui se disent ses parents et paraissent affligés, châtiés, anéantis par cette situation. Pension, asile, c'est à n'y rien comprendre. D'autant que les parents de Joseph Rosenblath ne ressemblaient en rien à ceux-ci ! « Déjà ils disent qu'ils sont mes parents mais moi je ne me souviens pas que mon papa et ma maman aient ressemblé à ça, non … (elle mime qu'elle se souvient des papillotes et d'un streimel). Ceux là jouent au golf et partent en vacances à l'île de Ré ».

Et puis, son père se nommait Moshé, alors qu'il ne connaît même pas le nom de celui qui se revendique son géniteur. Quant à sa mère, c'est pire encore. Elle la supplie de ne pas être ce vieux juif devant ses grands-parents, au moins. Sophie, c'est le prénom dont ils ont affublé Joseph Rosenblath. C'est sans aucun doute pour le protéger des périls et autres menaces qu'il coure. Avec tous ces Allemands qui traînent partout par ces temps d'occupation. « Elle s'en va en pleurant. Avec mon père, ils se prennent dans les bras, et se disent « elle s'en sortira ». J'ai longtemps cru qu'ils parlaient de la France mais j'ai des soupçons. J'ai l'impression, j'ai la nette impression qu'ils parlent de moi, Joseph Rosenblath, comme d'une fille, de leur fille de vingt ans. C'est vrai, dans le miroir, les apparences sont trompeuses. Mais moi je n'ai pas de miroirs, je les ai tous cachés. Et puis dans les yeux des gens, quand même ! On ne peut pas confondre un type de 77 ans élevé à la carpe farcie, déniaisé par une pute de la rue Tournefort en 1946 avec une gamine qui surfe sur internet ».

De temps en temps, Sophie refait surface, revient dans une réalité qu'elle ne veut pas vivre et dont elle ne supporte plus l'hypocrisie. L'espace d'un instant fugace, elle se rappelle de Julien. Qui est-il, ce jeune Julien, adulte à peine sorti des affres de l'adolescence ? Un amour d'adolescence, romantique et fantasmé ? Celui par qui tout est arrivé ? Celui qui n'a pas su l'aimer autant qu'elle l'aimait, au point de perdre toute notion de temps, de gommer qui elle était, de revêtir la souvenance de Joseph Rosenblath, rescapé de l'Holocauste et de sombrer dans un passé où la durée est abolie. « Est-ce que Julien aime une autre femme ? J'ai du mal à croire qu'il aime une autre femme. Je me dis qu'il m'aime encore, des montagnes de temps après. Je me dis que je n'ai aimé que toi. Que ma vie est une surface. Que la nuit, dans nos rêves, dans les vies qu'on réserve dans nos tiroirs secrets, dans nos lignes qui se cherchent, que dans ces vies-là, nous sommes tous les deux. Je suis prisonnière du vieil homme que je suis. Que j'ai toujours été. Tu vois Julien, je suis née vieux. Je suis prisonnière du jour d'après, qui empêche le maintenant, le tout de suite ».

Hystérie schizoïde ou syndrome de personnalités multiples, tel est le thème du « Vieux juif blonde » d'Amande Sthers. En quarante-cinq pages, l'auteur nous fait vivre les sinuosités d'une jeune âme torturée, tourmentée, tenaillée par un vieux juif de soixante-dix sept ans, rescapé des camps. L'un est l'autre. L'un et l'autre se demandant, à tour de rôle, ce qu'il peut bien faire dans le corps et l'âme de cet autre qui lui est un parfait inconnu. Sophie, schizophrène de vingt ans, est persuadée d'être devenue Joseph Rosenblath. Elle possède toutes les caractéristiques physiologiques, psychiques des personnes âgées. Sophie a des tics de vieux. Elle porte même leur odeur. Ses parents sont à bout. Ils ne savent plus quoi faire pour la sortir de cette folie où elle a sombré corps et âme. Sa mère, surtout. Egoïste, égocentrique, individualiste, elle se demande pourquoi elle a mérité cela. Pourquoi n'a-t-elle pas une fille normale, comme ses amies ? Quand elle amène Sophie chez le médecin, c'est toujours pour des problèmes d'incontinence, d'arthrose. Et puis, pourquoi avoir choisi d'entrer dans la peau d'un vieux juif ?

Seulement Sophie refuse d'être ce qu'elle est. C'est un déni, un rejet total de sa personne, de son corps, de son entourage qu'elle transmet en devenant Joseph Rosenblath. Il y a dans son comportement tant de non-dits, de mensonges, de situations paradoxales que l'on se demande à chaque instant de la lecture si son unique personnage pourra dépasser ses phobies et refaire surface. Et pourtant. Par un tour de force littéraire hors du commun, Amanda Sthers réussi l'exploit de nous tenir en haleine de bout en bout avec cette histoire abracadabrantesque.

Dans un long monologue jamais redondant ni lassant, elle passe de Sophie – vingt ans – à Joseph, soixante-dix sept ans avec un naturel déconcertant. La lecture glisse de l'un à l'autre, sans jamais déraper, devenir pathétique ou larmoyante. Elle met en parallèle les souffrances psychiques et modernes de la post-adolescence – déprime, négation de soi, anorexie, rejet de l'adulte en devenir -, et les douleurs infinies d'un rescapé de la Shoah qui se demande encore et toujours comment il a pu échapper au pire.

D'autres blogs en parlent : Caro[line], Morgane ... Peut-être d'autres ?!

"Le vieux Juif blonde" a été lu dans le cadre du challenge "Tous au théâtre" de Leiloona.


268 - 1 = 267 livres à lire ...

5 commentaires:

Dominique a dit…

J'ai un peu de mal avec la lecture d'oeuvre théâtrales mais là le sujet m'intéresse
comme d'habitude Nanne ton billet pousse au crime !!!

Yv a dit…

J'ai eu une expérience de lecture désastreuse avec l'auteure qui, en outre, a joué l'Arlésienne pour un jury littéraire duquel je faisais partie. Pa&s très motivé pour la relire.

Nanne a dit…

@ Dominique : Je me doute bien que le sujet t'intéresse ! La pièce est très rapide à lire et, en plus, c'est un monologue ... Je suis un vrai pousse au crime ;-D

@ Yv : Personnellement, j'avais envie de lire cette pièce de théâtre pour son sujet. Et je peux dire que je ne suis pas déçue ! Cela ne veut pas dire que je continuerai avec cette romancière qui a des thèmes très éloignés de mes lectures habituelles ... Je comprends ta double réticence suite à son faux bond !

Valérie:) a dit…

Je suis passée à côté de ton billet lorsque tu l'as publié ! mais je viens de lire son dernier livre "les terres saintes" : bouleversant, une chronique très bientôt... et j'ai déjà noté Le vieux juif blonde sur ma LAL ! bon dimanche :)

Nanne a dit…

@ Valérie:) : Si tu as l'occasion de lire cette pièce de théâtre, fais-le ! Personnellement, je l'ai trouvée très belle, très forte et très éprouvante aussi ... La façon dont Amanda Sthers parle de la folie pour traiter de la Shoah est très singulière et très originale. Une pièce de théâtre magistrale !