18 septembre 2010

LA REPUBLIQUE DES ATOMES

  • Le mariage de Dominique Hardenne – Vincent Engel – JC Lattès Éditions


« Depuis des jours, et pour combien de jours encore, Dominique Hardenne marchait. Il détestait le paysage autour de lui, un paysan ne pouvait pas aimer la terre brûlée, couverte de cendres sales et de bêtes appliquées à pourrir, tout ce gâchis qui ne servirait même pas à engraisser les champs pour une récolte prochaine. Quand elle s'y remettrait, la terre, Dominique n'en savait rien, les bombes se contentaient plus d'exterminer les gens, elles tuaient l'avenir aussi, et il ne fallait rien espérer avant … Dominique n'osait pas compter le nombre d'années qu'il fallait mettre dans cet avant ». Dominique Hardenne, soldat rescapé d'une armée partie en capilotade et ayant perdu ses repères depuis bien longtemps se demande encore comment cette situation a pu dégénérer ainsi ? Pourtant à l'origine, la guerre semblait si lointaine aux informations. Elle se situait là-bas, dans un endroit perdu, reculé. Si loin du quotidien que personne ne pensait un jour être mobilisé pour se battre. A commencer par Dominique Hardenne.

Où ? Pour quoi ? Pour combien de temps ? Alors, tout le monde avait repris les anciens réflexes. De nouveau, on avait écouté les actualités, les échos, les rumeurs. Ceux qui étaient restés à l'arrière avaient recommencé à attendre le facteur, pour avoir des nouvelles du front, des indices de ce qu'il s'y passait. Toujours plus sûres que la propagande officielle ! Comme avant, ils avaient stocké de la nourriture, biens de premières nécessités pour survivre, au cas où. Dans son malheur d'avoir été enrôlé, Dominique avait eu de la chance. Il faisait partie des privilégiés, affecté aux cuisines et faisait équipe avec deux bons gars comme lui, Jean Maillard – paysan comme Dominique -, et André Bizot, caporal et l'intellectuel du groupe. « Maillard était un énorme gaillard au poil sombre et dru. Taiseux, comme Hardenne, raison de leur entente. Bizot, lui, était un citadin qui semblait toujours chercher des yeux un lieu où poser ses idées et ses valises. Petit, avec des lunettes sur le nez et des rides sur le front bien qu'il ne soit pas très vieux. Il avait des yeux gris clair, Hardenne n'en avait jamais vu de pareils. Il avait fait des études et pouvait se lancer brutalement dans des discours compliqués. Mais il s'en voulait de jouer au professeur et s'interrompait, sûr que Maillard et Hardenne avaient davantage à lui apprendre. Dans ces moments-là, les deux paysans rougissaient ».

Comme dans toutes les guerres, certains s'en sortaient mieux que les autres, avec les trafics en tous genres et les filles des bordels ambulants qui vendaient un semblant de plaisir à de la chair à canon. Maillard appartenait à cette catégorie de soldat prêt à tout pour obtenir les bonnes grâces de celles-ci. Pour lui, la vie se résumait à la bonne chair, qu'elle soit féminine ou gastronomique. « Maillard commençait à souffrir, il était en manque – un drogué, diagnostiquait le caporal avec compassion. Hardenne aurait voulu l'aider à trouver une fille tous les soirs, ou du moins régulièrement. Quand on en dégottait une, il fallait payer de plus en plus cher et se battre avec d'autres soldats qui étaient dans le même état que Maillard ».

Pauvre Maillard, victime de ses fantasmes et de ses obsessions ! Hardenne et Bizot avaient décidé de poursuivre leur chemin. Ils s'étaient résignés à laisser Maillard sur le bord de la route, mort non pas au combat – comme les courageux, les héros ou les exaltés -, mais de sa quête du plaisir. Ils avaient finalement trouvé leur havre de paix, endroit presque idyllique en comparaison avec la dévastation du paysage. Tous deux s'y étaient posés. Hardenne avait enfin retrouvé sa chère terre, lui qui ne voulait rien d'autre que de faire pousser ses légumes, redonner vie à ce tout petit bout de nature et espérer en des jours meilleurs.

Mais la guerre, cette Camarde éternelle, les avait retrouvés dans leur coin de paradis. Elle avait réussi à embarquer Bizot au passage. Elle avait bien tenté de récupérer Hardenne. Mais il était rusé, madré comme les paysans. Il savait l'âpreté, la rudesse de l'existence. Dominique Hardenne était endurant, tenace, solide. Lorsqu'il avait entendu le grondement de LA bombe au loin, il avait immédiatement compris et s'était protégé. Car Hardenne ne désirait qu'une seule chose, rentrer chez lui, cultiver ses arpents. Il voulait revoir son village, ses parents, ses amis. Et Nathalie, surtout. Mais dans son bourg comme partout ailleurs où il était passé, plus rien ne subsistait de la vie d'antan, de sa douceur, de cette paix propre aux existences retirées, isolées presque secrètes. « Le paysan avait souffert de découvrir la nature calcinée, son jardin réduit en poussières toxiques ; mais cette peine, plus vive que celle éprouvé à la mort de Bizot, c'était déjà un retour à la vie, un adieu définitif à la guerre. Il était allé saluer Bizot et lui confirmer qu'il avait eu raison pour LA bombe, mais tort pour le reste, et que lui, Dominique Hardenne, s'en retournait chez lui pour vivre enfin, coûte que coûte ».

« Le mariage de Dominique Hardenne » de Vincent Engel est le roman du cataclysme, du nihilisme, de la déraison, de la dévastation, du vide crée par un conflit dont on ne saura que peu de choses au cours de la lecture. Dans cet ouvrage de l'auteur connu et récipiendaire de plusieurs prix littéraires, don celui du « Choix des libraires 2003 » et du « Prix des lecteurs du Livre de poche » pour son « Retour à Montechiarro », et du « Prix des lycéens » pour « Oubliez Adam Weinberger », nous offre un livre antithétique par rapport à l'ensemble de son œuvre riche et variée. Ici, pas de visions esthétiques, artistiques, romantiques ou nostalgiques d'existences, de lieux. Plutôt une perception crue, violente, dépouillée d'espoir, d'avenir, de beauté. Ici, LA bombe est passée, détruisant intérieurement les hommes, les figeant pour l'éternité, asséchant la terre au point de la rendre stérile, froide, sans âme.

En lisant « Le mariage de Dominique Hardenne », le lecteur pénètre dans les pensées et les méditations de Dominique Hardenne, homme silencieux, originel et pragmatique revenant sur son passé, ses expériences avec une lucidité accrue. Dominique Hardenne, fantôme vivant parmi les ombres du passé, des morts, traîne dans son village à la recherche d'un embryon de vie, d'hypothétiques rescapés, d'espoirs vains. Régulièrement, il revient chez Amédée, ancienne amie de sa mère – veuve et bigote -, qui avait vénalement transformé son café en lupanar pour soldats désœuvrés en quête de tendresse tarifée. C'est dans ce lieu que Dominique retrouvera le corps de Nathalie, son seul et unique amour. Que pouvait-elle faire dans un tel endroit ? L'avait-elle fait pour lui signifier de ne rien attendre d'elle, que le passé n'existait plus ?

Pour dépasser ses propres peurs, ses angoisses, ses doutes, pour se donner le sentiment d'exister et se dire que tout pouvait encore recommencer, que tout pouvait se reconstruire, Dominique Hardenne reprendra la culture de la terre. Ce désir de rétablir l'ordre des choses, de redonner une once de vie végétale à un néant, un vide absolu, sera essentiel dans la solitude du personnage pour envisager un autre monde.

« Le mariage de Dominique Hardenne » est un livre visionnaire, un peu comme l'a été « Le meilleur des mondes » de H.G. Wells en son temps, ou le "Rapport de Brodeck" de Philippe Claudel pour l'ambiance étrange qui s'y dégage. Allégorie du 20ème Siècle et de ses horreurs, le lecteur ne peut s'empêcher de percevoir des analogies avec les conditions des Poilus de la 1ère Guerre mondiale ou de l'armée française de 1940 en pleine débandade politique et militaire, ayant perdu ses marques. Monde contemporain confronté aux craintes des guerres nucléaires et bactériologiques, « Le mariage de Dominique Hardenne » est aussi un roman de l'aventure intérieure, d'un homme qui sombre peu à peu dans la folie, qui discute avec les morts pour fuir cette incommensurable solitude, qui se demande comment rebâtir après une telle secousse, comment vivre cet après, unique survivant d'un Big Bang nucléaire. A découvrir absolument !

D'autres blogs en parlent : Librairie Antigone, Melmelie, Léo a lu, Lettre écarlate ... D'autres peut-être ?! Merci de vous faire connaître par un commentaire.

"Le mariage de Dominique Hardenne" de Vincent Engel a été lu et chroniqué dans le cadre du partenariat avec Ulike et Les Chroniques de la rentrée littéraire. Je les remercie pour cette lecture singulière et captivante.

9 commentaires:

Marie a dit…

Cette lecture a l'air malgré tout bien difficile !!!

Paolina a dit…

Un très bon livre mais peut-être trop sombre.
J'ai toujours Petite allume un feu, je suis un peu gênée de le garder aussi longtemps mais je le lis au retrait.L'actualité pour les gens du voyage me fait frissonner.
J'espère que tu te sens mieux.

Nanne a dit…

@ Marie : C'est évident que ce n'est pas une lecture où on se tape sur les cuisses en riant aux éclats ! C'est un livre d'anticipation, mais merveilleusement bien écrit, sobre, sombre où l'auteur va à l'essentiel sans y mettre des fioritures ... J'ai apprécié ce roman, car il m'a beaucoup fait penser aux ouvrages de Philippe Claudel, tel "Les Âmes grises" ou encore "Le rapport de Brodeck". Un auteur à découvrir d'urgence pour sa qualité d'écriture !

@ Mirontaine : Tu peux le conserver le temps qu'il le faut pour le lire. J'ai souvent pensé à toi avec l'actualité autour des gens du voyage, des Roms et des Tziganes ! On parle d'eux pour éviter d'aborder d'autres problématiques plus sensibles et ils servent encore et toujours de soupapes à décompression ... Je n'oublie pas "Liberté" que je vais lire très vite parce que je l'ai depuis très longtemps aussi et parce que ce sujet m'intéresse de plus en plus. Le deuil se fait lentement, mais difficilement, il faut le reconnaître. Il faut laisser du temps au temps pour que s'efface cette souffrance qu'est la perte d'un être cher ! Merci pour tout et bon week end à toi sous le soleil ...

Mangolila a dit…

Ce livre semble bien intéressant quoique très sombre en effet. Je le note pour un moment de plus grande disponibilité et surtout je retiens le nom de l'auteur que je n connais pas encore!

Nanne a dit…

@ Mango : C'est un auteur discret mais à l'écriture magnifique et qui mérite d'être mieux connu par le grand public ! J'ai dans ma monumentale PAL "Oubliez Adam Weinberger" que je veux lire ... Ce dernier roman est assez atypique dans son œuvre qui est plus esthétique, tournée vers le passé, la nostalgie, l'art. Celui-ci est singulier, mais très sombre ! A lire en pleine forme ou avec plusieurs plaquettes de chocolat à portée de main ;-D

Lounima a dit…

Bien trop sombre pour mon humeur du moment... je passe donc pour cette fois-ci ! ;-)

Nanne a dit…

@ Lounima : Je comprends que ce genre d'ouvrage soit assez difficile à lire à certains moments ! Celui-ci est plutôt sombre, mais très bien écrit ... Et puis, dis-toi qu'il y a tellement de livres à lire qui remontent le moral !

sybilline a dit…

Un roman fort que je sens devoir lire, mais sans doute pas pour le moment..
J'apprends avec tristesse que tu as perdu un être cher, Nanne.. Mon coeur et mes pensées sont avec toi dans cette période si difficile...
Je t'embrasse bien fort

Nanne a dit…

@ Sybilline : Un roman atypique de cette rentrée littéraire que je perçois comme calme ! A chaque lecture son moment, et celui-ci est plutôt sombre, voire pessimiste. A lire, mais à une période moins intense ! Merci pour ce petit mot ... Je commence à me sentir un petit peu mieux. Mais son absence me pèse encore, et pour longtemps, je pense.