17 juillet 2011

TOUT SUR LA VIE DE MA MERE ...

  • La Civilisation, ma Mère !... – Driss Chraïbi – Folio n°1902



« Voilà le paradis où je vivais autrefois : mer et montagne. Il y a de cela toute une vie. Avant la science, avant la civilisation et la conscience. Et peut-être y retournerai-je pour mourir en paix, un jour … […]. Souffrance et amertume d’avoir tant lutté pour presque rien : pour être et pour avoir, faire et parfaire une existence – tout, oui, tout est annihilé par la voix de la mer. Seule subsiste la gigantesque mélancolie de l’autrefois, quand tout était à commencer, tout à espérer. Naissance à soi et au monde. Une autre vague vient par-dessus la première et fulgure. Étincelle et ruisselle d’une vie nouvelle. Sans nombre, débordant par-delà les rives du temps, de l’éternité à l’éternité d’autres vagues naissent et meurent, se couvrant et se renouvelant, ajoutant leur vie à la vie. D’aussi loin qu’on les entende, toutes ont la même voix, répètent le même mot : paix, paix, paix… ».

Deux fils racontent leur mère avec une tendresse et une vénération infinies, dans le Maroc des années 1930. Femme forte, fidèle et fragile à la fois, gardienne des traditions ancestrales délivrées par son éducation morale et religieuse strictes, cette mère aimante et aimée transmettait – sans le savoir – son sens de la vie à ses enfants. Vivant dans un monde à elle, créé pour elle et par elle seule, cette femme omettait ce qui se passait à l’extérieur, refusant presque la civilisation pour se protéger d’éventuels démons. Son univers clos était une enceinte infranchissable et immuable dans laquelle le temps semblait s’être arrêté. Elle vivait ainsi, à son rythme lent, infini, nonchalant, mesuré. Elle refusait même obstinément que la violence des Hommes et des civilisations, et la souffrance n’entrent dans son milieu, viennent perturber cet équilibre construit au fil du temps. «
Et ce faisant, elle soliloquait, fredonnait, riait comme une enfant heureuse qui n’était jamais sortie de l’adolescence frustre et pure et ne deviendrait jamais adulte, en dépit de n’importe quel événement – alors que, la porte franchie, l’Histoire des hommes et leurs civilisations muaient, faisaient craquer leurs carapaces, dans une jungle d’acier, de feu et de souffrances. Mais c’était le monde extérieur. Extérieur non à elle, mais à ce qu’elle était, mais à son rêve de pureté et de joie qu’elle poursuivait tenacement depuis l’enfance. C’est cela que j’ai puisé en elle, comme l’eau enchantée d’un puits très, très profond : l’absence totale d’angoisse ; la valeur de la patience ; l’amour de la vie chevillé dans l’âme ».


Et comme cette femme dédaignait le modernisme, c’est lui qui se rendra à elle. Par la grâce de la radio et de la fée électricité ! Vous auriez dû entendre ces grondements dignes d’une mer en furie, ces déferlements comme quand souffle le vent de la tempête, ces vitupération comme quand un événement important fait sortir tout un quartier dans la rue. Une vraie révolution pour cette mère habituée
au calme, à la temporisation, à l’obsédante habitude des tâches du quotidien. Monsieur Kteu deviendra ainsi l’homme tant attendu. Elle lui parlera, échangera, sera en accord ou en désaccord avec lui. Jamais il ne répondra ; jamais il ne la contredira ; jamais il ne remettra sa façon de penser en cause. Elle respectera Monsieur Kteu au point de le nourrir ! « C’est ainsi que le « magicien » s’installa dans la maison et l’anima du matin au soir. Déclamant, chantant, criant, riant. Ma mère était persuadée qu’il s’agissait d’un être vivant, en chair et en os, une sorte d’érudit doublé d’un devin qui avait beaucoup voyagé, beaucoup appris et, tel Diogène, se cachait dans une caisse à l’abri des horreurs de ce monde. Afin de nous départager, elle l’appela Monsieur Kteu. D’ailleurs, elle n’eût pas sur prononcer d’un jet son nom en entier : Monsieur Blo Punn Kteu – encore moins Bla Upunn Kteu. Elle dialoguait avec lui, l’approuvait, n’hésitait pas à l’interrompre […] ».

Que dire du fer à repasser électrique qui rendra l’âme dès sa première utilisation pour avoir été chauffé sur le brasero ; du téléphone qui permettra à cette mère – bavarde impénitente – d’appeler du nord au sud du pays pour discuter avec des inconnus ou avec les opératrices téléphoniques et avoir connaissance de la situation du pays ; ou encore de la cuisinière rutilante qui se transformera en coffre fort, sans jamais pouvoir détrôner l’antique brasero familial ! Tout nouvel objet, symbole du monde moderne, était un outil magique, source de quiproquo et de scènes d’un comique involontaire de la part de cette mère naïve. «
Comment ? Je suis plus âgée que toi. C’est moi qui t’ai enfanté, et non le contraire, il me semble. Un fil, c’est un fil. Et un arbre égale un autre arbre, il n’y a pas de différence entre eux. Tu ne vas pas me dire que ce fil s’appelle Monsieur Kteu, que cet autre s’appelle Fer à Repasser, et celui-là Monsieur Bell ? Simplement parce qu’ils sont de couleurs différentes ? A ce compte-là, il y aurait trois génies dans la maison ? Et plusieurs espèces humaines sur la terre ? C’est ça ce qu’on t’apprend à l’école ? ».


Driss Chraïbri a mêlé la voix de deux fils pour raconter l’histoire d’une mère et d’une femme, dans le Maroc des années 1930. Par ces deux voix, l’auteur de «
La Civilisation, ma Mère !... », relate la société marocaine, qui cherche à s’émanciper du joug colonial pour mieux devenir acteur de son propre devenir.


Comme toujours, les choses ne vont pas dans le sens que l’on souhaiterait. Et surtout, il y a cette mère – être unique, comme le sont toutes les mères – candide, ingénue, spontanée. Son seul souci semble être le bonheur de sa famille. Son monde se limite aux murs de sa maison. Jusqu’au jour où son mari décide de faire entrer la civilisation dans l’univers continu, perpétuel, irrévocable de cette femme. Et là, c’est le bouleversement, la transformation dans le quotidien de cette femme qui vivait jusqu’alors à un rythme presque fœtal.


Petit à petit, ses deux fils – chacun à leur façon – vont la faire sortir de la carapace dans laquelle elle s’était claquemurée depuis trente-cinq ans. Elle va s’ouvrir, s’émanciper, se libérer, vivre et se lancer dans l’existence. Elle se décidera à accepter ce changement en apprenant à conduire, en passant des diplômes, en se mettant à fumer, en s’habillant à l’occidentale, en soutenant l’indépendance de son pays, faisant de la politique, à son niveau.« La Civilisation, ma Mère !... » est un livre drôle, fin, plein d’humour, pudique et nostalgique à la fois. Dans une écriture légère et parfaite, Driss Chraïbri nous fait partir à la découverte d’un monde perdu dans notre société : celui de l’innocence, de la pureté, de la candeur, de la douceur, de l’apprentissage de la vie quel que soit l’âge. Grâce à lui, on s’émeut, on sourit, on éclate de rire presque jusqu'aux larmes en lisant les péripéties de cette jeune femme et de sa métamorphose.

D'autres blogs en parlent : Leïla, Passeuredelivres, Essel, AlcoholicFriends, Cercle des lecteurs ...

Un article de Pierre Assouline sur Driss Chraïbi sur son blog, La République des Livres.

Un autre article sur l'ensemble des livres de Driss Chraïbi sur le blog des Écrivains Maghrébins, pour ceux et celles qui voudraient lire d'autres ouvrages de cet auteur.

237 - 1 = 236 livres dans ma PAL ...

5 commentaires:

Dominique a dit…

En lisant ton billet je n'ai pu m'empêcher de penser à "gens des nuages" écrit par Le Clézio et sa femme sur le maroc avec j'ai l'impression une tonalité plus joyeuse
je vais le retenir pour une prochaine lecture

Aifelle a dit…

La façon dont ces deux fils se sont occupés de leur mère est vraiment belle, je le note.

Nanne a dit…

@ Dominique : Cela se rapproche un peu du livre de Le Clézio sur le Maroc, mais celui-ci est écrit de façon plus optimiste, plus heureuse, plus joyeuse ... C'est un auteur devenu classique qui parle très bien de son pays, de sa culture, et qui est sans concession !

Nanne a dit…

@ Aifelle : Ce roman est une ode à la mère et à l'amour de ces deux fils pour elle ! C'est un livre très beau, très simple et très pur ... Ce qui n'empêche pas l'humour sensible, mais jamais cynique ;-D

paseeuredelivres a dit…

Merci pour cet article intéressant et agréable à lire qui rend hommage à un si beau texte. Merci aussi pour citer les liens qui présentent aussi le livre.








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