19 août 2011

JOURNAL D'UN FOU CRIMINEL

  • Le nain - Pär Lagerkvist - La Cosmopolite - Stock Éditions



"Je mesure vingt-six pouces, mais je suis parfaitement bâti, avec les proportions requises, sauf que j'ai la tête trop forte. Au lieu d'être noirs comme ceux des autres, mes cheveux sont roux, très épais et très raides, rejetés en arrières des tempes et d'un front plus frappant par la largeur que par la hauteur. Ma figure est imberbe ; à part cela, elle ressemble à celle de tous les hommes. Mes sourcils se rejoignent. J'ai une force physique considérable, surtout quand je suis en colère. Lorsqu'on nous fit lutter, Josaphat et moi, je le mis sur le dos au bout de vingt minutes et l'étranglai. Depuis, je suis le seul nain à la cour".

Bienvenu dans le monde de Piccolino. Piccolino n'est pas un bouffon risible, un pantin ridicule. Piccolino est un nain. Mais de la pire espèce. Luciférien, inhumain, pervers. C'est un être odieux, antipathique, haïssable, monstrueux - physiquement et moralement. En plus d'être laid, il est vieux comme le monde. Et cela semble lui convenir à merveille. Sur son visage difforme, disgracieux, circule toutes les haines, les rancœurs, les méchancetés qu'il pense et qui exsudent, qui suintent le long de ses rides nombreuses et profondes. "Je me montre tel que je suis, sans m'embellir ni m'enlaidir. Peut-être n'est-ce pas naturel. En tout cas je me félicite d'avoir cet aspect".

Piccolino déteste tout le monde à la cour du prince, particulièrement Théodora, épouse de son seigneur. Pourtant, il la tient entre ses mains parce qu'il lui sert de confident, de confesseur, d'émissaire secret de ses amours clandestines. Son amant du moment - Don Ricardo - est son pire ennemi. S'il en avait le pouvoir, Piccolino les enverrait tous les deux rôtir dans les feux de l'enfer. Il tire de son animosité contre la société de son époque, contre les grands de la cour, contre le peuple, contre les artistes, les savants, les humanistes, les sages une jouissance extatique. "Je connais mieux la princesse, ce qui n'est pas étonnant, puisque je la hais. On a du mal à comprendre un être humain qu'on ne hait pas, car on se trouve désarmé devant lui, on n'a rien pour le percer à jour".

La seule personne que Piccolino ne puisse pas détester, c'est son prince. Parce que celui-ci est une partie de lui-même. De son handicap physique, de son infirmité anatomique, il a fait une force en étant indispensable à son souverain, en lui ressemblant, en le mimant. Qu'on lui crache dessus, qu'on lui jette des ordures,
qu'on l'insulte, il en tire presque une certaine fierté. Tout ce que la plèbe, la piétaille n'ose dire ou faire à son prince, il le fait subir à Piccolino. Et cela lui donne un pouvoir, une arrogance que sa taille et son origine lui interdisent d'avoir. "On se rend compte de la force que je représente. Et cela me remplit de satisfaction de constater que je suis haï".

Piccolino, être assoiffé de haine, dévoré de vengeance inassouvie, se repaît dans la
violence gratuite, dans la dévastation. Il y puise sa raison d'être, d'exister. Par la cruauté mentale ou physique, il se sent enfin vivre, il se donne une importance qu'il n'a pas en temps de paix. Il est méprisant et arrogant avec les faibles et les perdants, déferrant avec les forts et les riches. "C'est une existence merveilleuse ! Quelle délivrance pour le corps et l'âme quand on prend part à une guerre. On devient un autre homme. Je ne me suis jamais trouvé si bien ; je respire à pleins poumons ; je circule avec aisance, on dirait que mon corps est léger comme l'air. Je n'ai jamais été aussi heureux. Oui, j'ai même l'impression que je n'ai jamais été heureux auparavant".

"Le nain" de Pär Lagerkvist où la part sombre qui sommeille en chacun de nous. Voilà comment on pourrait résumer ce chef d’œuvre du Prix Nobel de Littérature suédois. J'avais pris un grand plaisir à le découvrir dans "Barabbas" aux prises avec les grands thèmes qu'il a développés dans l'ensemble de son œuvre : la force de la religion dans nos vies, la foi et l'engagement de chacun, la solitude face à nos choix, la cruauté humaine aussi.

Avec "Le nain", Pär Lagerkvist revisite la notion de monstre humain au travers de son singulier personnage, Piccolino. Piccolino, le nain déshumanisé, sans émotion ni sensibilité pour lui et pour les autres, pour ses congénères d'infortune, pour les humains en général. Ce gnome tordu, déformé, tourmenté, noueux, ridé, strié comme un vieux bois trop sec, observe son environnement avec son regard vipérin, malveillant, acerbe. Car chez Piccolino, personne ne trouve grâce à ses yeux. Tout est scruté, fouillé, disséqué, analysé, répertorié, hiérarchisé pour être ensuite réutilisé au moment propice. C'est un être abject, ignominieux, qui a l'art de dépeindre ses contemporains avec une certaine finesse et une grande psychologie. Selon lui, le monde est à son image, sinistre, inquiétant, trouble, dérangé, égaré. Rien ni personne ne pourra le sauver. Surtout pas la Foi religieuse. Parce que Piccolino ne croit pas. C'est un incroyant, un impie, un athée presque blasphématoire. La seule chose en laquelle il souscrit est la guerre. Piccolino jouit de la guerre, de ses souffrances, de ses douleurs, de ses désastres comme d'un bonheur et d'une jubilation suprêmes.

En 270 pages, Pär Lagerkvist fait relater à Piccolino le quotidien d'une cour sous la Renaissance italienne, ses félonies, ses forfaitures, ses hypocrisies, des non-dits. Tout au long de ces pages magnifiquement écrites son personnage éructe, vitupère,
blasphème, diffame, dénigre, calomnie, discrédite la race humaine qu'il juge distincte de la race des nains. Il s'honore d'être différent, supérieur malgré ses imperfections, ses difformités physiques et psychiques. Dans sa folie destructrice, dans sa mégalomanie, Piccolino entraînera son univers dans une chute vertigineuse.

Avec "Le nain" écrit en 1944, le lecteur ne pourra s'empêcher d'y voir une allégorie funeste et inquiétante des horreurs de la 2ème Guerre mondiale et des dictatures qui ont mené le monde au bord du gouffre. Écrit comme un journal intime, sans date précise, "Le nain" est l'un des grands ch
efs d’œuvre de Pär Lagerkvist qui nous dévoile une société encore étrangement contemporaine. Un monde à notre image et sans concession ! "Les hommes aiment à se voir refléter en des miroirs troubles".


D'autres blogs en parlent : Litenblomma, L’œil en marche, Hervé, Ernesto Violin, Classiques ! ...


235 - 1 = 234 livres dans ma PAL ...

6 commentaires:

sybilline a dit…

Merci pour ta lecture courageuse, Nanne ! J'ai toujours du mal à concevoir un être humain qui ne serait habité que par le Mal, bien que je sache que le Mal radical existe, hélàs...
C'est là la limite de ma pensée car concevoir le Mal, c'est entrer dans la compréhension et comprendre c'est déjà un peu excuser l'inexcusable, l'indéfendable..
Je ne peux qu'être horrifiée

Aifelle a dit…

Ton billet est remarquable comme d'habitude, mais je n'ai pas très envie d'aller me frotter à ce genre de personnage.

dasola a dit…

Bonjour Nanne,bravo pour ce billet qui me donne envie de faire connaissance avec Piccolino. Je n'ai rien lu de Pär Lagerkvist. Les personnages noirs au centre des romans ont un côté attirant. Merci du conseil. Bon dimanche.

Nanne a dit…

@ Sybilline : Merci pour tes encouragements ;-D Ce nain Piccolino n'est en fait que la transposition de ce qu'est l'Homme dans son universalité ! Je crois malheureusement que Pär Lagerkvist était un écrivain doué d'une extrême sensibilité et comprenait ses semblables mieux que quiconque. Il faut aussi savoir que le Mal existe toujours et qu'il est tapi en chacun de nous. Et personne ne peut prédire de rien ... Écrit en 1944, "Le nain" est la métaphore de ce que le monde venait de vivre. Le lire, c'est aussi tenter de comprendre d'où vient ce Mal !

Nanne a dit…

@ Aifelle : Ce monstre fini mal, je te rassure de suite ;-D Comme je l'ai écrit à Sybilline, il est l'incarnation du Mal absolu que le monde a découvert en 1944 ! Comment des hommes ont-ils pu croire qu'ils allaient rester invincibles et ne pas devoir rendre des comptes aux autres, un jour où l'autre ?! C'est un peu la question que l'on peut se poser à l'issue de cette lecture tragique et magnifique à la fois.

Nanne a dit…

@ Dasola : Il faut lire "Le nain" de Pär Lagerkvist si tu en as l'occasion, ainsi que l'ensemble de l’œuvre de cet auteur un peu oublié. Il permet de se poser les bonnes questions sur soi, les autres et nos comportements face aux événements ! C'est dur à lire, mais tellement bien écrit que cela reste quand même un plaisir littéraire !