7 août 2011

AH ! LA FAMILLE ...

  • Pleine lune à Blandings - P.G. Wodehouse - La Découverte Éditions


"La lune raffinée qui était au service du château de Blandings et dans son district était presque pleine, et la demeure ancestrale de Clarence, neuvième comte d'Emsworth, se trouvait, depuis quelques heures déjà, baignée dans ses rayons d'argent. Ils brillaient sur ses tours et ses créneaux, veillaient respectueusement sur la sœur de lord Emsworth, lady Hermione Wedge, qui s'enduisait le visage de crème dans la chambre bleue ; ils se glissaient par la fenêtre ouvertes dans la chambre rouge mitoyenne où résidait quelqu'un qui valait vraiment la peine d'être vu, Veronica Wedge pour être précis - la superbe fille de lady Hermione -, qui regardait le plafond, étendue sur son lit, en rêvant d'avoir des bijoux convenables à porter pour le prochain bal du comté. Une jolie fille n'a besoin, bien sûr, d'aucun autre joyau que sa beauté, sa santé et son charme, mais quiconque eût voulu faire comprendre cela à Veronica eût entrepris une tâche insurmontable".

Le domaine de Blandings pourrait être un havre de paix et de sérénité pour ses habitants. Imaginez un instant un château anglais posé sur un écrin de verdure, la nature à perte de vue, le silence seulement troublé par le bêlement des moutons, le meuglement des vaches, le chant d'un coq dans le lointain. "Ici, tout n'est qu'ordre et beauté, luxe, calme et volupté", comme l'a si bien écrit Baudelaire ... Voilà ce que devrait être l'atmosphère délicate du château de Blandings ! Sauf que la famille de lord Emsworth est tout, sauf conventionnelle. Et Clarence Threepwood, neuvième compte d'Emsworth se fait du souci au point d'en perdre le sommeil. C'est dire ! Et pas pour l'Impératrice, sa splendide truie de concours agricole, qui ronfle du sommeil du juste dans son wigwam et objet de toutes ses attentions. Je vous rassure de suite ! "Je te l'affirme. Et que crois-tu que faisait le cochon ? Qu'il chantait ? Qu'il récitait le monologue d'Hamlet ? Rien de tout ça. Il respirait, rien d'autre. Je t'assure, l'idée d'être coincé à Blandings au moment de la pleine lune, avec Clarence, Galahad, Freddie et de Plimsoll dans les environs, ne m'attire pas vraiment. C'est comme faire naufrage sur une île déserte avec les Marx brothers".

Au cours de cette nuit de pleine lune, le colonel Egbert Wedge, son beau-frère, apprendra à Clarence le retour de son cadet, Freddie, à Blandings. Rien que d'apprendre cette nouvelle, le comte d'Emsworth en tremble d'avance. Et si encore cet imbécile venait seul ! Même pas. Il a décidé de se faire accompagner par un jeune Américain très riche, alcoolique et fêtard notoires, Tipton Plimsoll. Tout un programme pour venir perturber la quiétude de ce lieu empreint d'un calme absolu. "Une fois encore, lord Emsworth demanda la bénédiction de son âme. L'idée que son plus jeune fils, l'Honorable Freddie Threepwood, s'occupât de succursales anglaises, lui semblait presque incroyable. Des années de vie commune avec ce garçon lui avaient donné l'impression qu'il avait à peine assez d'intelligence pour ouvrir la bouche quand il voulait manger, certainement pas plus. [...] Comme beaucoup de pères de la haute société britannique, il était quelque peu allergique aux fils cadets et n'était jamais ravi de retrouver celui qu'un funeste destin lui avait procuré".

Le plus dur pour Freddie sera de convaincre Tipton Plimsoll de lâcher Londres, ses pubs et ses soirées alcoolisées pour venir se perdre à Blandings, au fin fond de la campagne anglaise. L'objectif non avoué est de lui faire signer un contrat exclusif pour la vente de biscuits pour chiens dans les drugstores Tipton aux États-unis. Et
pour qui connait Freddie et son sens des affaires, sait par avance que la transaction est loin d'être conclue. Une sombre histoire de nain barbu, d'inconnu au physique ingrat proche du gorille apparaissant et disparaissant à la vue de Tipton à la suite d'une mémorable soirée trop arrosée le feront changer d'avis. "Tipton expliqua qu'un zigoto à tête de gorille apparaissait et disparaissait derrière la porte vitrée, et le barman répliqua qu'il n'avait rien remarqué. Tipton dit : "Oh, vraiment ?" et devint, pour la première fois, pensif. Il lui parut soudain que les yeux de l'apparition, en rencontrant les siens, avaient semblé lui lancer un regard d'avertissement. En tout cas, ils le considéraient avec une fixité singulière ; et, en se souvenant des paroles d'E. Jimpson Murgatroyd, il ressentit une bouffée d'appréhension. Faible pour l'instant, mais qui commençait à croître".

Pour qui ne connaitrait pas encore P.G. Wodehouse, je leur rappellerai qu'il est anglais, père spirituel et littéraire du butler Jeeves, de lord Ermsworth. Une fois posé le décor général, autant vous prévenir immédiatement si vous recherchez une famille de la Gentry britannique conventionnelle, académique, classique, traditionnelle, passez votre chemin ! Vous avez fait fausse route. Dans "Pleine lune à Blandings" vous allez pénétrer dans un monde pour le moins ... étonnant, insolite, atypique. Vous voilà prévenu. Parce que chaque protagoniste de ce roman loufoque, farfelu pourrait faire l'objet d'une analyse complète.

De Clarence Threepwood, lord d'Ermsworth, vouant à l'Impératrice, sa truie, un amour passionné au point de la faire portraiturer pour l'immortaliser au même titre que tous les ancêtres de sa lignée, à Freddie, son fils cadet, représentant les biscuits pour chien "La Joie du chien de Donalson", vous avez déjà un petit aperçu de l'excentricité de cette joyeuse famille So British ! Si on ajoute au tableau de chasse deux cousines, dont Veronica ravissante idiote au QI proche de l'huître, et Prue envoyée à Blandings en punition, comme d'autres au couvent, pour avoir voulu épouser un artiste peintre aux traits de gorille, je pense que le décor est planté. Et n'ayez crainte, tous les personnages sont du même cru. Il n'y en n'a pas un qui échappe à la plume acide, acerbe, grinçante, mordante, presque impertinente de P.G. Wodehouse.

Par-delà l'humour et la dérision qui président dans "Pleine lune à Blandings", P.G. Wodehouse égratigne allégrement l'aristocratie anglaise et ses travers, pour le plus grand plaisir du lecteur. Dans ce roman, le lecteur comprend que tous les protagonistes passent leur temps comme ils le peuvent, ont surtout du temps à perdre et ne font rien, vivent sur leurs acquis passés et n'ont aucunement envie de faire un effort. Tous ont une tare sociale quelconque, sont des bons à rien ou à pas grand chose. L'auteur prend un malin plaisir à dénigrer cette société où la principale activité reste la paresse, la nonchalance cultivée comme un art de vivre. En plus de
la critique sociale, P.G. Wodehouse compare sournoisement le mode de vie de la noblesse britannique - représentée par la famille Threepwood - à la bourgeoisie américaine - incarnée par Tipton Plimsoll -, l'une ancestrale, archaïque, pétrifiée, l'autre naissante, moderne, changeante. Et c'est ce mélange doux-amère entre passé et avenir qui donne la tonalité de "Pleine lune à Blandings".

Vous l'aurez compris, "Pleine lune à Blandings" est un moment de lecture réjouissante, menée tambour battant avec une histoire rocambolesque, mélange du théâtre de boulevard où les portes claquent, les amants se perdent et se retrouvent, où les quiproquos sont la règle, et du burlesque digne des Marx Brothers !

D'autres blogs en parlent : A livre ouvert, Erzebeth.


236 - 1 = 235 livres à lire dans ma PAL ...

8 commentaires:

Manu a dit…

J'adore P.G Woodehouse et l'inimitable Jeeves. Ce titre-ci a l'air bien prometteur aussi.

Michel a dit…

Je ne connais pas cet auteur, cela me semble proche de Tom Sharpe, non ?

Nanne a dit…

@ Manu : La série des Jeeves ressort en 10/18 et c'est une excellente nouvelle ! P.G. Wodehouse est un vrai concentré de bonheur et d'humour so British dont on ne se lasse pas ... Et cette série met en scène une famille aristocratique pour le moins déjantée ! Ce petit roman est à lire absolument pour rire un peu, beaucoup, passionnément ;-D

Nanne a dit…

@ Michel : Si tu ne connais pas encore P.G. Wodehouse, alors il est impératif que tu fasses sa découverte dare dare ... Son humour fait du bien, et il égratigne avec plaisir et élégance la Gentry britannique ! Il est assez proche de Tom Sharpe, effectivement. Folio 2€ a sorti des textes de cet auteur, si tu veux le découvrir ...

Lilibook a dit…

OUiiiii, l'auteur de l'inimitable Majordome Jeeves !!

La plume et la page a dit…

Les livres de Wodehouse c'est de l'humour en barre! J'ai lu deux Jeeves et "Une partie mixte à trois et autres nouvelles du green".

Nanne a dit…

@ Lilibook : C'est lui-même, ici présent mais avec d'autres personnages tout aussi décalés que ceux entourant Jeeves le Majordome ... Une lecture savoureuse et délicieuse !

Nanne a dit…

@ La plume et la page : C'est exactement cela, de l'humour en barre ... Du vrai concentré de bonheur ! Je préfère les aventures de la famille Ermsworth à celles de Jeeves, quand même. Et je me suis aussi achetée le Folio 2€ qui est récemment sorti !