27 juin 2011

GRANDEUR ET MISERE DES COURTISANES

  • Le roman des maisons closes – Nicolas Charbonneau/Laurent Guimier – Éditions du Rocher


"J’ai veillé pendant toutes ces années sur un monde étrange. Sans le juger. Un univers que beaucoup, sans toujours le connaître, ont encensé ou méprisé. Interdit ou toléré. J’ai veillé sur des femmes et des hommes. Des brigands, des jeunes filles égarées, des maîtresses de maison au caractère bien trempé, des rabatteurs, des femmes légères et d’autres éternellement tristes, des clients salaces, des coquins, des gentils garçons ou de vrais pervers. Je n’ai jamais rien dit. Muette pour l’éternité. Jusqu’à ce jour où j’ai décidé de me confier. Oh, je ne vous dirai pas tout. Il y a des secrets qui partiront avec moi. Mais je veux être celle qui vous éclairera une dernière fois sur ce qui se passait derrière le velours des rideaux qu’il fallait écarter pour entrer dans ces maisons fermées. Des maisons closes. Qui portaient si bien leur nom ».

L’histoire des maisons closes et de la prostitution est aussi vieille que le monde. Tout le monde sait que le lupanar prend son origine dans la Rome antique où les hétaïres de la Cité Impériale étaient surnommées lupae, louves. Et que dire de Messaline, l’impératrice nymphomane qui – chaque soir – se transformait en vulgaire catin des bas-fonds. La putain impériale ! Ainsi était-elle baptisait. C’est dans le quartier de Subure, le plus pauvre, le plus populeux, le plus déshérité que cette mante religieuse partait assouvir ses fantasmes jamais satisfaits, jamais rassasiés. « Dans les ruelles de Subure, on volait, on trafiquait, on tuait pour rien. Et on faisait l’amour également. Car c’était un des hauts lieux de la prostitution romaine : dès la neuvième heure du jour, heure légale d’ouverture des bordels sous l’Empire, Subure devenait un gigantesque lupanar. On y croisait la lie de la plèbe, des vagabonds, des éclopés, des adolescents à peine pubères en mal de sensations fortes, à la recherche d’une prostituée à deux sous. Les pauvres filles du Subure n’étaient pas regardantes ».

Errons encore un peu dans le temps et arrêtons-nous un instant à Versailles, à l’époque de Louis XV et de ce cher Marquis de Sade ! C’est qui va donner ses lettres de noblesse au libertinage. Surtout après l’austère Louis XIV et sa peur du complot permanent. C’est à cette même période que l’on publie les premiers catalogues de prostituées recensant leurs caractéristiques physiques, morales ainsi que leurs prestations et leurs spécialités. Et à Versailles comme à Rome, il y en avait pour toutes les bourses ! « S’il [Louis XV] se faisait un malin plaisir de découvrir au matin le récit détaillé des péripéties d’un membre de la Cour qui était allé se perdre dans l’une de ces maisons libertines des plus réputées – des salons tenus par des maîtresses galantes, comme ceux de Mesdames Justine Pâris, Florence Dhosmont, La Gourdant, dite la Petite Comtesse, La Varenne ou encore La Launay -, le roi enrageait d’apprendre que certains préféraient les bouges du Val d’Amour, cet ensemble de ruelles puantes où les filles se vendaient à bas prix, entre la rue Pavée, la rue Beaurepaire et la rue des Deux-Portes. […] Là-bas, dans des gargotes honteuses, les clients s’adressaient directement aux greluchons, ancêtres des proxénètes, pour se payer les services d’une prostituée souvent mal en point ».

Traînons un peu dans le temps historique et rapprochons-nous. Nous voilà en 1889, en cette fin de 19ème Siècle où Paris a le sang chaud, bouillonnant et l’esprit égrillard et coquin. Arrêtons-nous devant le 12 de la rue Chabanais, dans le IIème Arrondissement, entre le Louvres et l’Opéra. Vous connaissez l’endroit ? Non. « Welcome to the Chabanais. The house of all nations ». Voilà ce que pouvait lire les clients à l’entrée de la plus célèbre maison de tolérance de la Capitale, le « Chabanais ». Tout est dit, ou presque. Laissons-nous porter par une visite de cet endroit (presque) mythique, temple de la luxure, où la religion était la débauche et l’idole, l’amour tarifé. Derrière une porte d’entrée sobre, voire quelconque, se cache en réalité un lieu d’exception par la qualité et le raffinement de son décor. Imaginez un immeuble de huit étages métamorphosé en lupanar de luxe dédié à tous les plaisirs, aux fantaisies sexuelles et lubriques – voire perverses – des grands de ce monde. Chaque chambre avait son style : japonais, espagnol ou mauresque, d’une magnificence digne d’un Palais des mille et une nuits. Et pas de consommation de masse. On dégustait. On appréciait. On s’amusait et on batifolait, quand on ne négociait pas entre ministres, présidents et ambassadeurs ! Car le « Chabanais » était proposé comme lieu touristique aux hôtes étrangers en visite à Paris. « […] les services du protocole n’inscrivaient pas le Chabanais dans le programme officiel. Ils utilisaient toujours le même code secret : une « Visite au Président du Sénat ». Cela signifiait qu’à l’heure dite, l’escorte officielle de l’hôte de la République s’arrêterait devant l’immeuble du 12, rue Chabanais ».

Et comme toujours s’il y a une face claire, opulente, aristocratique, élégante, il y a aussi une part sombre, misérable, populaire, vulgaire. Pour le premier, le « Chabanais » ; pour le second, le sinistre « Panier Fleuri » à l’angle du boulevard de la Chapelle et de la rue Caillié. Là, pas de champagne, pas de caviar, encore moins de princes ou de ministres en goguette. Seulement des passes, de jour comme de nuit, avec des filles réduites à n’être qu’un numéro accroché autour du cou. La spécialité du « Panier Fleuri » : l’abattage. « […] les immigrés, tirailleurs sénégalais, étrangers de toutes nationalités, Africains et Arabes essentiellement, mais aussi tous les ouvriers et « prolos » qui n’avaient pas le sou et s’en allaient tôt le matin vers les usines de la banlieue nord en s’arrêtant parfois au Panier Fleuri, seule maison de passe ouverte dès l’aube et même presque vingt-quatre heures sur vingt-quatre ».

Contrairement à ce que le titre pourrait laisser penser, « Le roman des maisons closes » de Nicolas Charbonneau et Laurent Guimier est un ouvrage tout ce qu’il y a de plus sérieux, historiquement et iconographiquement documentés, et à mettre entre toutes les mains. Je sais, la couverture est on ne peut plus suggestive. Mais ne vous leurrez surtout pas ! Si vous pensez lire un roman avec des histoires coquines, des détails croustillants ou des secrets d’alcôve des maisons closes, vous risquez d’être amèrement déçus. Maintenant, si vous recherchez un ouvrage sur l’histoire de ces maisons – petites ou grandes, parisiennes ou provinciales, distinguées ou obscènes, classieuses ou crasseuses -, alors le « Roman des maisons closes » aura quelques chances de vous intéresser. Car si le thème peut prêter à sourire ou à ricaner, le traiter n’est pas chose évidente. Et les deux auteurs ont réussi un pari pour le moins risqué. Ils nous font remonter le temps depuis l’antiquité romaine jusqu’à la fermeture des maisons au lampion rouge par la célèbre Marthe Richard, en 1946. Au cours de cette balade à travers le temps révolu, le lecteur croisera des inconnus venus s’encanailler dans un lupanar de luxe, dilapidant leurs économies en une soirée souvent mémorable ; certains emmenant leurs fils se faire déniaiser et passer ainsi de l’enfance à l’âge d’homme. D’autres enfin, connus – tels Toulouse-Lautrec ou Guy de Maupassant – grands consommateurs de ces lieux de luxe et de vice. Mais ne nous leurrons pas sur le sort réel des filles employées dans ces maisons qui portaient bien leur nom, closes.
Celles-ci ne sortaient jamais, ou très peu. Dès leur entrée, elles étaient redevables de sommes considérables pour leur entretien. Elles étaient prélevées sur leurs recettes pour tout : la chambre, le savon, les serviettes, les parfums, les vêtements … Esclaves, les filles passaient leur existence à payer. Bien peu s’en sont sorties honnêtement et par le haut. Beaucoup se sont tuées à la tâche !

Mais le plus étonnant c’est l’actualité des méthodes utilisées pour attirer le client. La publicité, les cartes de visite et un certain Guide Rose édité par le très sérieux Office Général du Commerce – bottin du libertinage à Paris et en province -, circulant sous le manteau, assurait la communication de ces endroits de plaisir tarifé. En résumé, « Le roman des maisons closes » est un ouvrage qui allie histoire et sociologie des mœurs à une époque où il était de bon ton de garder ses fantasmes pour soi, raconté par une vieille dame d’âge respectable à qui on a tout dit, tout confié. Le pire comme le meilleur. Il était temps pour elle d’ouvrir son album de souvenirs pour nous les transmettre … en toute pudeur !

Impossible pour moi de ne pas faire le lien - direct ou indirect - avec deux livres précédemment présentés et traitant du même thème : "La fermeture" d'Alphone Boudard et "L'éducation libertine" de Jean-Michel Del Amo.


238 - 1 = 237 livres dans ma PAL ...

23 juin 2011

L'ALLEMAGNE SELON ANNE-MARIE HIRSCH

"Extrait – Retour à Weimar – Anne-Marie Hirsch "



"Keyserling ouvrait d’étonnantes perspectives. Oui, affirmait-il, les Allemands sont un peuple introverti, de caractère féminin, marqué par le besoin primordiale de soumission, l’accent mis sur le ErLeben, la vie comme expérience intérieure … L’Allemand est tourné vers son moi. Et l’idée du peuple « troupeau » n’est qu’une apparence. L’Allemand est individualiste. Il cherche à admirer l’unique, le reflet de son idéal personnel dans un chef, un être d’exception …

Il est orienté vers « les choses de l’esprit », et s’imagine volontiers investi d’une mission. Mais la recherche lui importe davantage que les résultats pratiques … Chez lui, tout reste problématique. Il n’y a pas de clarté finale.

Pour Goethe, type même de l’Allemand, être homme signifie être insuffisant. Meurs et deviens, efforce-toi de progresser, de réunir dans une synthèse ta vie subjective et tes connaissances objectives …
"


"Au demeurant, le caractère ombrageux et tourmenté de Hanns, et celui, optimiste, de ma mère, n’étaient-ils pas comme le revers et l’avers de l’âme allemande ? Ne pouvait-on retrouver, dans ce contraste, la complémentarité et la dissemblance du Nord et du Sud de l’Allemagne ? Je me fais cette réflexion : que la lumière pâle et tamisée du Nord, qui crée des contours incertains, ne suscite chez les gens de ces contrées qu’une tendance au doute, à l’introspection, à l’éternelle interrogation : La lumière du Sud, par contre, nette et tranchante, accusant les lignes, les paysages, les silhouettes, éveillerait-elle une tendance à la spiritualité claire, affirmative et rationnelle ? Mais non ! Fallait-il être du Nord pour aimer Brahms ? Fallait-il être du Sud pour faire de Vivaldi son musicien de prédilection ? Cependant, cet argument ne valait rien ! La musique dépasse les nationalités, les frontières ! Je tournais et retournais ces pensées dans ma tête, en fille de Prussien, je m’obstinais, et je n’aboutissais nulle part …"

20 juin 2011

UNE AMITIE PAR-DELA LES DIFFERENCES

  • L'ami retrouvé - Fred Uhlman - Folio n° 1463


"Il entra dans ma vie en février 1932 pour n'en jamais sortir. Plus d'un quart de siècle a passé depuis lors, plus de neuf mille journées fastidieuses et décousues, que le sentiment de l'effort ou du travail sans espérance contribuait à rendre vides, des années et des jours, nombre d'entre eux aussi morts que les feuilles desséchées d'un arbre mort". Hans Schwarz, avocat new yorkais d'origine allemande, a toujours tout fait pour oublier sa langue maternelle. Il ne lit plus aucun auteur allemand, lui qui voulait devenir poète comme Schiller ou Hölderlin. Il évite, dans la mesure du possible, de rencontrer des Allemands. Non pas qu'il les déteste. Il tente simplement d'oublier un passé douloureux. Mais le passé est toujours là, tapi dans un coin de votre mémoire, à vous guetter, prêt à se manifester au moindre événement.


Lorsque le jeune Hans Schwarz rencontre pour la première fois Conrad Graf von Hohenfels, celui-ci sait que sa vie ne sera plus comme avant. Pour Hans, cette rencontre est comme un coup de foudre, une passion, une attirance. Lui qui n'a jamais eu d'amis jusqu’à présent, décide que Conrad sera le premier. Il a seize ans, il étudie dans le meilleur lycée de Stuttgart, il est le fils d’un médecin juif, mais Hans Schwarz prend soudain conscience que Conrad va bouleverser sa morne et ronronnante existence bourgeoise. Sans le savoir, Conrad von Hohenfels vient de mettre un coup de pied dans l’édification d’une vie sans surprise, plate, insipide et transparente. Comment faire pour montrer à un Hohenfels que l’on existe, particulièrement quand votre ascendance n’a rien de glorieux ou d’historique, surtout quand vous êtes issu d’un sombre ghetto juif d’Europe centrale ? « Qui donc étais-je pour oser lui parler ? Dans quels ghettos d’Europe mes ancêtres avaient-ils croupi quand Frédéric von Hohenstaufen avait tendu à Anno von Hohenfels sa main ornée de bagues ? Que pouvais-je donc, moi, fils d’un médecin juif, petit-fils et arrière-petit-fils d’un rabbin et d’une lignée de petits commerçants et de marchands de bestiaux, offrir à ce garçon aux cheveux d’or dont le seul nom m’emplissait d’un tel respect mêlé de crainte ? ».

S’il n’a encore aucune idée précise quant à son avenir, Hans Schwarz possède une haute opinion de l’amitié. Elle ne peut être que romanesque, fabuleuse, sublime, pure et exclusive, unique, totale, entière. Pour un ami, Hans donnerait tout. Même sa propre vie. Et pourquoi Conrad ne deviendrait-il pas cet ami tant attendu, tant désiré, tant rêvé ? Et ce songe, presque une utopie, va devenir une réalité trop belle pour durer. Ensemble, ils partageront une amitié et une intimité magnifiées. Les paysages de la Souabe et du Neckar serviront de décor à cette relation exceptionnelle, indéfectible, idyllique entre Hans et Conrad. « Nous allions parfois dans la Forêt-Noire, où les sombres bois, qui exhalaient l’odeur des champignons et des larmes ambrées des lentisques, étaient émaillés de ruisseaux à truites sur les rives desquels se dressaient des scieries. Il nous arrivait aussi de gagner les sommets montagneux et, dans les bleuâtres lointains, nous pouvions voir la vallée du Rhin au cours rapide, les Vosges bleu lavande et la flèche de la cathédrale de Strasbourg ».

Ensemble, ils débattront de sujets importants – telle que la place de la religion dans
la société, ou bien plus futiles et légers comme les filles qui commençaient à les fasciner. Ils auraient pu rester ainsi, deux adolescents épris d’absolu, en quête d’une amitié sincère, authentique, conforme à leur sensibilité, à leur lyrisme, à leur enthousiasme. Si l’histoire et les événements politiques les sépareront physiquement, leur sentiment, leur affection, leur attachement l’un pour l’autre perdurera au-delà même de la vie. "Ainsi se passaient les jours et les mois sans que rien ne troublât notre amitié. Hors de notre cercle magique venaient des rumeurs de perturbations politiques, mais le foyer d’agitation en était éloigné : il se trouvait à Berlin, où, signalait-on, des conflits éclataient entre nazis et communistes. Stuttgart semblait aussi calme et raisonnable que jamais. De temps à autre, il est vrai se produisaient des incidents mineurs ».

"L'ami retrouvé" de Fred Uhlman est sans aucun doute un des plus beaux livres sur l'amitié jamais écrit. C’est l’histoire d’une amitié par-delà les différences sociales, morales, religieuses ou politiques. En racontant la relation fusionnelle entre Hans Schwarz et Conrad von Hohenfels, l’auteur nous convie à une réflexion sur la force de l’amitié vraie. Parce qu’en lisant attentivement ce court récit sur un moment aussi bref de l’existence des deux personnages principaux, le lecteur ne peut s’empêcher de faire le rapprochement avec « La confusion des sentiments » de Stefan Zweig.


Sauf que dans « L’ami retrouvé », ce sont deux garçons en pleine adolescence qui se rencontrent, se découvrent, se reconnaissent l’un dans l’autre et font l’expérience de l’exclusivité dans la relation amicale. Cette amitié sublimée, placée sur le piédestal du romantisme, idéalisée, exigeante et parfait, sera malmenée, chahutée par les remous de la politique et de l’histoire. Il peut paraître curieux au lecteur que Fred Uhlman parle des sentiments amicaux de la même façon qu’il traiterait des émotions amoureuses. Mais tel est le cas entre Hans Schwarz et Conrad von Hohenfels. On a l’impression qu’ils forment un couple d’amoureux platoniques mus par des sensations exaltées, à la fois tendres et fougueuses, entre jalousie et indifférence, passionnées et tourmentées. Hans s'est trouvé dans Conrad. Conrad s'est reconnu chez Hans. L'osmose est parfaite.


Cette amitié aura bien du mal à résister à un environnement social et familial
hostiles. Parce que tout – ou loin s’en faut – les oppose. Hans est juif, Conrad, protestant. L’un est un simple citoyen, l’autre aristocrate issu d’une très vieille famille allemande. L’un est étranger aux mouvements politiques du pays, l’autre y est influencé par son milieu. Tous deux savent que les circonstances vont entraver leur histoire et l’entraîner vers une chute inexorable.

J’ai très souvent lu et relu « L’ami retrouvé », jusqu’à en co
nnaître certains passages par cœur. C’est une petite pépite de la littérature. A chaque lecture, j’y retrouve toujours les mêmes émotions. C’est dire la puissance évocatrice de ce récit ! « Tous deux savions que les choses ne seraient jamais plus comme avant et que c’était le commencement de la fin de notre amitié et de notre enfance ».

D'autres blogs en parlent : Amandine, Alice, Jenny, Minyu, Mimi Pinson, Irlandaise, Majanissa, Patacaisse, Le petit mouton, Agnès, Elora, Messaline, Nathouc, Tamara, Réno (CD), Angel-A, Fleur, Dominique (CD), Calypso, Sylvie (Le boudoir des livres), Nanet, Praline, Babelio ... D'autres, peut-être, que j'ai sans doute oublié ?! Merci de vous faire connaître par un petit mot.

Je ne saurais terminé ce billet, par une vidéo qui est un extrait du film éponyme qui est enfin sorti en DVD en 2010. Pour ceux et celles qui ne l'auraient pas vu, le film est aussi réussi que ce récit est beau et touchant.

16 juin 2011

QUATRE ACTES POUR DECRIRE UNE VIE

  • Le faucheux – James Sallis – Gallimard NRF/Folio Éditions



« Dans une ville déjà réputée pour sa violence, il fut un temps, qui dura certes longtemps, où la violence du Channel l’emportait sur tous les autres quartiers : les bars y avaient des noms évocateurs comme le Bain de Sang, les étrangers qui s’incrustaient malgré tout étaient accueillis à coups de briques et les flics s’y faisaient flinguer. A chaque fois qu’il pleuvait – c’est-à-dire presque tout le temps dans cette foutue ville de La Nouvelle-Orléans – la flotte en provenance du Garden District, au nord de la ville, ce qui explique sans doute le nom du quartier. Oubliez les Long et leurs magouilles politiques, oubliez la mafia, les pétroliers, l’Eglise ou la municipalité : à La Nouvelle-Orléans, les vrais patrons, c’est les cafards ».

S’il existe une ville où les cafards sont presque aussi nombreux que les crimes crapuleux, ou inversement, c’est bien La Nouvelle-Orléans. Et ce n’est pas Lewis Griffin qui dira le contraire ! Détective privé noir, Lew surnage dans un univers glauque, pesant, désespéré, d’une cruauté sans fin et sans fond. Il en a fait son fonds de commerce. Lew ne court après l’argent. Il n’aspire à une seule chose : tout faire pour rester en vie le plus longtemps possible, entre alcool, drogue et règlements de compte. Et dans une cité comme La Nouvelle-Orléans, ce n’est pas une sinécure ! « La nuit venait juste de prendre la place du jour et les lumières s’allumaient, rue après rue, à mesure que la ville revêtait son masque noir. Dans quelques heures, ces mêmes rues auraient changé de visage ».

Une première fois, Lew Griffin avait été contacté par deux membres actifs des droits civiques pour les Noirs, « La main noire » proche du mouvement Black Panthers, pour rechercher Corene Davis, militante engagée, mystérieusement disparue. Elle devait faire une conférence à La Nouvelle-Orléans, était bien montée dans l’avion de New York, mais n’en n’était jamais descendue. Les deux membres avaient chargé Lew Griffin de la retrouver. Pensez d’une guigne ! A devoir courir les rues où se développent la misère comme une gangrène sur un membre pourri, les quartiers peu recommandables et mal famés aux bâtiments délabrés, les bars montants où on trouve aussi bien de la came à tous les prix que des filles de tous les âges. Lieux de descente aux enfers pour les jeunes femmes noires qui espèrent s’en sortir différemment, entre drogues dures, alcool et prostitution. Argent facilement gagné et plus aisément dépensé ! Et souvent, la seule porte de secours pour s’extraire de cette géhenne reste l’enfermement psychique. « Je me suis alors demandé ce qui pouvait bien pousser les gens à se détruire ? Cette longue descente aux enfers était-elle inscrite en lui (ou en elle), peut-être en chacun de nous ? Ou était-ce quelque chose que l’individu avait lui-même installé, et qu’il faisait naître avec le temps, sans le savoir, tout comme il façonnait son visage, son existence, les histoires qui l’aidaient à vivre, celles qui lui permettaient de continuer à vivre. Apparemment, j’étais censé le savoir. J’avais déjà fait le voyage et il était fort probable que je recommencerais ».

Quatre actes sur vingt-six ans – de 1964 à 1990 – pour retracer le parcours sinueux et tortueux d’un privé noir de La Nouvelle-Orléans, Lew Griffin. Ancien de la police militaire reconverti dans l’aide aux personnes disparues, Lew Griffin bourlingue en eaux aussi troubles que celles des marécages entourant la ville, crocodiles inclus ! Dans « Le faucheux », de James Sallis on est à l’opposé de l’image de carte postale pour touriste en vadrouille à la recherche du pittoresque des quartiers emblématiques de La Nouvelle-Orléans où le blues, le jazz se jouent à chaque coin de rue, s’écoute dans chaque bar, où le ciel paraît toujours bleu et éclatant de soleil. Ici, se serait plutôt l’envers du décor de la ville mythique que le lecteur visite, genre miroir aux alouettes, plus proche du lieu de perdition que du paradis exotique vendu dans les magazines pour attirer le gogo.

Lew Griffin est un solitaire, revenu de tout – des hommes surtout -, sauf de la littérature en général, des auteurs français en particulier. Il n’a plus d’illusions sur la vie, l’amour, la beauté des choses. Ce serait presque un être cynique. Bien sûr, il a Verne à ses côtés. Verne, prostituée de grande classe, avec qui il partage la même vision désabusée du monde désenchanté qui les entoure. Une communauté de destin, probablement. Ces deux-là sont fait pour s’entendre et se soutenir. Dans « Le faucheux », on rencontre la lie d’une certaine société, les enfances violées, violentées, contraintes, forcées, abusées, droguées. Comment, à se compte-là, espérer un avenir plein de promesse, meilleur ? Et pourtant, une fois que l’on a touché le fond, impossible de tomber plus bas encore. La remontée à la surface de Lew Griffin sera longue, lente, difficile, parsemée d’embuches en tous genres. Avec courage et volonté, Lew Griffin deviendra écrivain de sa propre existence.

« Le faucheux » de James Sallis est un roman qui allie la grâce et l’élégance de l’écriture minutieuse, méticuleuse où chaque mot semble être pesé, choisi. Dans ce livre, pas de violence, pas de haine ou de rancœur. Juste un homme qui tente de reconstruire sa vie, de lui donner un sens, histoire après histoire, fait après fait. Et qui puisera dans la littérature et l’écriture le dessein de renaître de ses cendres. C’est tout simplement magnifique et envoûtant. « De deux choses l’une : ou nous n’existons qu’à travers les liens que nous réussissons à créer, ou alors nous nous en persuadons, pour réussir à les recréer. C’est ainsi que nous nous efforçons de ne pas simplement survivre, mais de nous trouver des raisons – l’amour par exemple – qui nous permettent de nous abuser, de nous donner l’illusion d’avoir choisi la survie ».

La lecture de ce premier roman de James Sallis (et pas le dernier, car je compte bien poursuivre cette belle découverte) est à rapprocher avec le livre de Joe Gores, "Hammett". Même atmosphère, même ton désabusé, même personnage distancié.


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14 juin 2011

GARGOUILLES ET AUTRES MONSTRES ...

Quelques photos de gargouilles qui hantent encore nos édifices religieux. En attendant l'arrivée de mon prochain billet sur le livre (enfin) lu ...




Sarlat (24)


Cathédrale d'Auch (32)

Cathédrale d'Auch (32)

Abbaye de Talmont (17)















Cathédrale de Saintes (17)

9 juin 2011

LA MAFIA DANS LE QUOTIDIEN DES PALERMITAIN

  • Brancaccio – Chronique d'une mafia ordinaire – Claudio Stassi & Giovanni Di Gregorio – Casterman Écritures Éditions


« Je m'en souviens comme si c'était hier. L'angoisse de cette Intifada de quartier. On voyait bien alors que dans ces rues, parmi ces jeunes gens, ces hommes, ces femmes, ces familles, il y avait deux réalités profondément différentes. Il y avait ceux qui voulaient le changement, libérer le quartier de la domination mafieuse et qui commençaient à se rebeller, et ceux qui voulaient en maintenir la domination, défendre la culture. Surtout face à un cortège pacifique comme le nôtre ». Bienvenue à Brancaccio, quartier pauvre de Palerme qui tente de garder la tête hors de l'eau malgré les difficultés et les aléas du quotidien. Ou plutôt devrais-je vous dire de fuir ce lieu malfamé et sans perspective. Brancaccio est un des endroits les plus dangereux de Palerme et de la Sicile. Tous ceux qui vivent dans ce périmètre n'ont plus aucun espoir – ou si peu – de s'en sortir indemne et par leurs propres moyens. Parce qu'à Brancaccio la Mafia régit l'ordinaire et l'existence de ses habitants plus soumis que rebelles.

A Brancaccio vivent Nino et ses parents. Nino, un gamin qui ne rêve que d'une seule et unique chose : prendre le train qui le sortira de ce quartier puant la misère, suintant l'indigence, exhibant le dénuement de chacun, étalant la cruauté et sur lequel plane l'ombre tutélaire de la Mafia. Nino est un garçon poli, respectueux des règles et de son prochain, calme, sans problème. Il n'aspire qu'à vivre en paix, sereinement et à travailler honnêtement. Malheureusement pour lui, à Brancaccio la règle est autre. Il en est des individus comme des combats clandestins de chiens : la même haine, la même cruauté, la même sauvagerie. Tuer ou être tués. Vivre ou mourir. Dominer ou être écrasés. Pas d'autre alternative. « Ils les mettent à l'isolement tout petits. Ils les affament et ils les tapent. … Ils leur apprennent à se battre pour obtenir quoi que ce soit … Jusqu'à ce qu'ils ne sachent plus faire que ça. Tuer ou être tués. Ils n'ont pas le choix. Alors ils font la seule chose à faire … Tuer ».

Bien sûr, la famille de Nino essaie de s'en sortir honnêtement, sans l'aide de Cosa Nostra. Mais que peut faire le père, petit vendeur ambulant de panelle face à la Pieuvre qui tient l'économie du quartier, de la ville, du pays ? Il obéit et se soumet. Par peur, il courbe l'échine et accepte ce qu'on lui demande de faire. Il ne vole pas. Il n'assassine pas. Il ne rackette pas le commerçant. Pietro, le père de Nino, sert de boîte aux lettres pour la Mafia. Il transmet des paquets qu'on lui remet. Sans jamais poser de questions. Trop dangereux, la curiosité. Et puis, quoi que l'on fasse ou l'on tente, la mafia est partout, à la mairie, à l'hôpital, dans la rue, chez vous. Elle s'infiltre dans tous les coins et les recoins. Elle s'insinue dans la vie des pauvres gens de Brancaccio, les empêchant même de penser par eux-mêmes. Car la mafia contrôle aussi cela ! « Carmelo dit que quand je serai grand j'apprendrai moi aussi. Mais moi quand je serai grand, je veux pas me battre. Moi je veux partir comme Toto. Comme ça, j'apprendrai un métier, parce qu'ici il n'y a pas de travail et les gens doivent toujours magouiller. Et peut-être même que je me marierai avec une belle blonde et que je m'achèterai une maison avec un garage et tout et tout. Mario dit que je peux y arriver, mais qu'avant il faut que j'aie mon certificat d'études parce que sinon personne ne m'embauchera. Alors je continue à travailler à l'école, comme ça après je pourrai partir ».

« Brancaccio. Chronique d'une mafia ordinaire » n'est pas une BD au sens académique du terme. Entendez par-là que cet album ne contient pas uniquement des planches avec des dialogues. Scindé en trois parties, intitulées Nino, Pietro et Angelina, « Brancaccio » retrace la place prise par la mafia dans les familles de Palerme et en Sicile. Les parties graphiques sont complétées par des témoignages des victimes et d'associations de lutte contre l'influence de la mafia dans la société.

Claudio Stassi et Giovanni Di Gregorio ont voulu témoigner de la prégnance de Cosa Nostra dans l'existence de la population. Évidemment, à Brancaccio – un des quartiers les plus miséreux de Palerme – la mafia a trouvé son terreau pour croître, se développer et renouveler sans cesse ses effectifs. Car la mafia est une plante vorace. Et comme le chiendent, très difficile à éradiquer. Le Père Pino Puglisi – surnommé 3P – a bien tenté, avec ses moyens et sa foi en Dieu, de s'opposer aux Parrains. Peine perdue. Cependant, malgré son assassinat, la population du quartier a refusé de courber l'échine une fois de plus. Au contraire, elle s'est dressée et a dit stop au racket, stop à l'omerta, stop à la brutalité et à la soumission du chef de quartier tout puissant. Ce meurtre a été une prise de conscience collective. Il a décillé les yeux de toute une population qui a compris qu'elle avait les ressources pour lutter contre l'omnipotence de la mafia. Un mouvement est né : Addiopizzo (Adieu racket). Les initiateurs de ce front anti-mafia ont voulu que les quartiers les plus pauvres de Palerme retrouvent leur dignité. Ils ont créé un vaste mouvement à travers la Sicile, relayé par internet, avec un slogan repris sur des tee-shirts, des autocollants : « Quand tout un peuple paie le racket, c'est un peuple sans dignité ». Ils ont lancé un label racket free, pour soutenir les commerçants dans leur lutte contre ce chantage économique.

« Brancaccio. Chronique d'une mafia ordinaire » est un roman graphique qui ne laissera aucun lecteur indifférent. Les dessins sont à l'image du thème abordé : ombrés, aux traits appuyés, en noir et blanc. Ici, pas de ciel bleu pur et éclatant à la luminosité intense. Ici pas de mer aux tons bleu-vert donnant à la Sicile son aspect de carte postale propre et sans aspérités. Au contraire. Même les ruelles tortueuses qui font son succès sont glauques et angoissantes, vecteur d'effroi, de terreur. En un mot, « Brancaccio » nous dessine l'inquiétude qui plombe l'atmosphère de ces quartiers verrouillés d'une poigne de fer par Cosa Nostra. « Lorsque sur un territoire, le seul sentiment admis, c'est la peur, alors il y a quelque chose de tordu, de malade. Des bêtes avec des masques humains créent d'autres bêtes et les soumettent en les enserrant dans un filet absurde fait de promesses alléchantes jamais tenues ou de « faveurs » payées au prix de ta vie ou de celle de ceux qui te sont chers. Un filet dans lequel on tombe souvent par désespoir, par solitude, à cause de l'absence de l’État ou de l’Église, par ignorance, par fatalisme. Et pourtant, il y a toujours la possibilité d'échapper à ce filet et de se libérer pour ensuite libérer les autres ».

Cette lecture est à rapprocher du roman de Léonardo Sciascia "Une histoire simple", qui porte sur le même thème.


240 - 1 = 239 livres dans ma PAL

6 juin 2011

PARCE QU’UN JOUR D’ETE ILS SONT VENUS

Paroles du jour J - Lettres et carnets du Débarquement, été 1944 - Jean-Pierre Guéno – Librio n°634


"Alors que nous avançons vers la terre, dans la pâleur grise de l'aube, l'embarcation de fer ressemble à un cercueil de 12 mètres, prenant des paquets d'eau verte qui retombent sur les têtes casquées des hommes serrés épaule contre épaule, dans l'inconfortable, l'insupportable, la dure solitude des soldats allant au combat » (Ernest Hemingway – 6 juin 1944). Il y a si longtemps déjà, que – parfois - notre mémoire nous fait défaut. Presque une éternité pour les générations les plus jeunes. Soixante-sept ans, l'âge de nos parents ou grands-parents qui, enfants ce jour-là, vous ont aperçus ou entendus avec vos drôles d'accent, mi-confiants, mi-méfiants. Ils ne savaient pas encore qui vous étiez, ni d'où vous veniez exactement. Parce qu'ils n'avaient connu que la peur, la guerre, les privations diverses.

Cependant, votre histoire demeure intacte. Elle n'a pas pris une ride. Elle restera éternelle, quoi qu'il arrive. Perfide aussi, l'histoire, qui vous a pris bien plus : votre jeunesse, vos espoirs, vos idéaux, vos illusions, vos rêves d'avenir. En une nuit et un jour, elle a fait de vous - presque encore adolescents, à peine sortis des jupes de vos chères mères - des adultes. Elle vous a envoyés par-delà la vie, le quotidien, le commun et la banalité. Vous avez été catapultés dans la grande histoire ; de celle dont la mémoire s'empare pour ne plus la lâcher, pour la perpétuer au long des générations, de plus en plus lointaines. Par votre désintéressement et votre humilité, l'histoire a fait de chacun de vous des héros.

En traversant les mers et les océans, les continents parfois, vous nous avez offert le plus beau des cadeaux. Par vos frayeurs dissimulées, vos plaintes silencieuses, vos sanglots retenus, vous nous avez rendu notre fierté : le droit de vivre en hommes et femmes libres. Bien sûr, avant d'arriver à ce jour tant attendu, tant espéré, tant rêvé pour des millions d'Européens, il y avait eu des précédents. A commencer par le débarquement de Dieppe en août 1942, ou de l'opération Tigre, ultime répétition du débarquement, en avril 1944. Et à chaque fois, les mêmes mots qui vous reviennent en bouche, comme une éternelle prière destinée à un hypothétique Dieu sensé vous préserver du pire. Ainsi, Robert Boulanger - jeune soldat québécois - qui envoie une lettre à ses parents, leur demandant pardon pour toute la peine et l'angoisse causées par le passé. "J'en profite pour vous demander pardon pour toute la peine que j'ai pu vous causer, sur lors de mon enrôlement. Si je reviens vivant de cette aventure, et si je reviens à la maison, à la fin de la guerre, je ferai tout ce que je pourrai pour sécher tes larmes, maman, je ferai tout en mon pouvoir afin de vous faire oublier toutes les angoisses dont je suis la cause". Robert Boulanger ne reviendra jamais à la maison, laissant ses parents, ses frères et sœurs désemparés, confondus dans la peine et la tristesse. Il repose en paix au cimetière canadien de Dieppe, avec ses camarades. Il était le plus jeune des combattants et venait de fêter ses 18 ans.

Puis vint le jour J. Destination la terre de France. Les plages normandes, avec leurs drôles de nom de code : Sword, Juno, Gold, Omaha, Utah. Que savaient-ils de la France ces GI's, ces tommies, ces canadiens - lointains cousins acadiens ? Sans parler de tous les autres, origines et croyances confondues, associées dans une même communion de pensée : Norvégiens, Hollandais, Belges, Polonais, Tchèques, Australiens, Grecs, quelques Allemands même refusant l'inique, tant d'autres encore ... Et les français. Ceux qui avaient décidé de se battre autrement. "Pour eux, la France n'est pas un drapeau, mais une maison, une lande, une mère, une fiancée ou la barque dans un monde en paix".

Bien sûr, il y a l'angoisse, la peur au ventre, celle qui vous pousse à vomir, qui vous empêche de dormir, de penser à autre chose qu'à la mort, aux siens une dernière fois. Vous vous êtes rattachés à l'espoir de la prière ; vous n'avez jamais autant prié que cette nuit-là. Un dernier Pater, un dernier Ave, avant le grand saut dans l'inconnu, le brouillard, la folie meurtrière. Robert Capa l'a décrit avec justesse avant le débarquement sur Omaha : "Attendant la première lueur du jour, les deux mille hommes se tiennent debout dans un silence total ; et quelle que soient leurs pensées, ce silence ressemble à une prière". Mais il n'est pas seul à vivre cette attente, pire que tout. Alfred Birra, capitaine qui débarquera à Utah Beach l'écrira à sa femme. "Il n'y a pas beaucoup d'hommes qui dorment en cette nuit du 5 juin ... la plupart d'entre nous sommes assis, occupés à parler, à jouer aux cartes, à boire du café et à faire le genre de choses que font les hommes quand ils sont anxieux, un peu effrayés, et qu'ils ne veulent pas le montrer [...]. Comment décrire le sentiment d'angoisse qui vous étreint dans ce genre de situation". Rien que ces deux témoignages nous donnent une idée de la tension qui existait en chacun d'eux.

Et d'un coup, tout explose, tout se rompt, tout saute, tout vole en éclats, tout part en morceaux : les hommes, le matériel, les barges, les âmes, la panique des premiers instants, les angoisses. Tout se mélange, les corps et le sable, le sang, la terre et l'eau. Pour ceux qui ont posé les pieds sur les plages de France cette aube-là, c'est une sensation de fin du monde. Omaha - bloody Omaha - devient un enfer pour ces soldats innocents, jetés par vague dans la nasse. Tous ceux qui ont débarqué sur ce bout de plage ne pourront jamais oublier cette irréalité, ce cauchemar vivant et permanent. William Marshall, futur ingénieur de 19 ans, la décrira comme la pire de toutes les plages. "La boucherie d'Easy Red est pire que tout. Des cadavres, que la mer a rejetés au bord des dunes, [...] abandonnés sans dignité [...]. Ils représentent tous les échelons de service, depuis le simple soldat jusqu'au grade le plus élevé ; ils illustrent l'adage suivant lequel, dans la mort, tous sont égaux. La mort ne fait pas de discrimination, c'est le plus grand niveleur qui soit".

Ce qui peut être paradoxal, c'est que - malgré toute l'horreur et la confusion - la vie reprend toujours le dessus. Plus forte que toutes les dévastations, les anéantissements, certains trouvent le courage, la force de voir le bon côté des événements. Edward Rhodes Hargreaves, des services médicaux anglais, compare le verger dans lequel il se trouve pour la nuit à ceux du Kent. Il trouve le temps de décrire le paysage - presque de carte postale - dans lequel il évolue. "La campagne avoisinante est parsemée de petits villages. Dans chacun d'eux, il n'est pas rare de trouver une ou deux maisons de campagne adorables". Un instant de rêve, dans un monde de haine, de douleurs et de violence. Il ne sera pas le seul à voir l'aspect insolite de ces journées tout à la fois épiques, picaresques et barbares. Jean-Paul Gagnon, soldat canadien, cantonné à Banville apercevra une hirondelle qui lui rappellera son Canada. L'hirondelle, oiseau porte bonheur ! D'autres verront des fleurs sur le bord des routes, parmi les traces d'obus, les maisons détruites. Tout pour retrouver une vie normale, dans un monde chamboulé, tourneboulé, chambardé, désorganisé, désordonné, transformé.

Évidemment, ceux qui tirent leur épingle du jeu, ce sont les enfants. Ils courent après ce qui porte un uniforme allié, en quête de chocolat, de bonbons, chewing gums, cigarettes et autres friandises. Tout le monde sympathise, malgré les destructions. C'est la Libération. La vraie, la seule et unique. Chacun sait que l'autre apporte la Paix dans ses bagages. Cela rapproche et créé des liens, indissolubles. Mais elle aura un coût, cette Paix. Nous le savons tous, par l'histoire racontée dans nos familles, par nos parents, nos grands-parents. Nous savons ce nous leur devons : tout ou presque. La liberté de penser sans risque ; la démocratie retrouvée ; la paix depuis plus de soixante ans. Et surtout, la réconciliation avec les Allemands. Plus de soixante ans que les gens visitent les plages, les cimetières, les lieux des batailles, pour toujours se rappeler qu'un jour - enfin - ils sont venus. "Il est très touchant de voir la façon dont ils prennent soin des tombes de nos soldats [...]. Sur chaque tombe, un vase de fleurs fraîches placé là par un civil ..." (Edward Rhodes Hargreaves - 25 juillet 1944). Il en est ainsi depuis soixante-sept ans !

Il arrive parfois que les blogs suscitent des rencontres qui ne doivent rien au hasard. De toute façon, je ne crois pas au hasard. Je lui préfère - de loin - la destinée. Après une première publication de ce billet sur mon précédent blog, j'ai reçu un mail. L'expéditeur de ce message se prénommait - Denise - et l'objet en était pour le moins sibyllin. J'avoue avoir failli le supprimer sans même l'ouvrir. Ma curiosité naturelle m'a conseillée d'y jeter un coup d'œil. Après hésitation, j'ai ouvert ce message quelque peu étrange. Quelle surprise ai-je eu en lisant ce message ! Celui-ci contenait deux photos qui concernaient un jeune soldat québécois - Robert Boulanger - tué lors du Débarquement de Dieppe en août 1942. Il était le plus jeune soldat et venait de fêter ses 18 ans. Je me suis alors souvenue en avoir parlé dans le billet consacré à cet ouvrage. Je dois reconnaître que l'envoi de ces deux photos - suivies d'autres plus tard - m'a profondément touchée, émue.

Le message expliquait qui était Denise - sa nièce - et pourquoi elle m'envoyait ces photos si personnelles. Elle était arrivée sur mon blog en cherchant des informations sur l'oncle qu'elle n'a jamais connu et avait lu cet article qu'elle avait apprécié. En remerciement de cet humble hommage, elle m'envoyait des photos de celui-ci. Il arrive souvent que l'on écrive des billets sur des livres qui nous marquent pour des raisons strictement personnelles. Tel était le cas pour cet article. Il arrive aussi que des personnes y reconnaissent un des leurs. Cela a été le cas pour Denise. Je la remercie infiniment pour son message et ses envois que je conserve précieusement. Depuis ce jour, je corresponds régulièrement avec Denise.