24 novembre 2009

L'ETE 42

  • L'été chagrin - Henri Husetowski - Buchet Chastel Éditions

En cet été 1942, David Duval se pose de nombreuses questions, sur la vie en général et la sexualité en particulier, du haut de ses dix ans. Sa mère, Veuve Yourguevitch a eu la main heureuse en se remariant avec M. Albert Duval. Il faut dire que le précédent - Isaac Yourguevitch - était un fainéant venu de sa Pologne natale pour porter des sacs de ciment "[...] pour construire des ponts et contribuer ainsi à la grandeur du pays". Mais personne, dans le voisinage n'était vraiment dupe. Il était simple manœuvre sur les chantiers. Avec M. Duval, Madame Veuve Yourguevitch devenait française. Et David avec elle, puisqu'il l'avait adopté. Cela les protègerait pour l'avenir qui s'avérait incertain en ces temps troublés. Pour se rassurer définitivement, Madame Duval avait fait baptiser son fils. D'un coup, il devenait français et catholique et donc protégé en cas de malheur. De quoi ne plus être inquiet par ces temps aléatoires. Pour éviter que David ne finisse comme Isaac, porteur de sacs et coureur de jupons, il a promis à sa mère de devenir ingénieur plus tard. David a un camarade de jeu, Yacov, qui est gras, sale comme un peigne et Juif comme David, avant d'être reconnu par ce M. Duval. "Je sais que ma mère, Mme Veuve Duval, n'est pas très appréciée dans la rue Jeanne d'Arc, à cause du nom Duval, justement. Y a que Chopinette qui s'en fout. Lorsque mon premier père, Isaac, est mort, j'étais tout petit, elle s'est remariée au bout de deux ans avec M. Albert Duval qui m'a reconnu. J'avais cinq ans, j'en ai dix maintement, je vais sur mes onze ans. Maman disait que par les temps qui courent, c'est bien de s'appeler Duval, et je me disait qu'elle avait raison puisque c'était ma mère et que j'avais encore toutets mes illusions sur elle. Et en plus, s'appeler David Duval faisait que j'étais devenu catholique à l'église. Ca aussi, c'était une idée de maman qui aurait bien voulu qu'on me répare par la même occasion la partie manquante au bout de mon zizi".

Comme tous les enfants de son âge, le petit David s'interroge sur sa religion qui a changé avec sa nouvelle nationalité, sur sa circoncision qui ne peut pas repousser et qui risque de lui poser des problèmes avec les filles plus tard. Les filles, justement, il ne sait même pas les différencier. Il confond les goys et les juives. Pour lui, elles se ressemblent toutes. Même celles qu'il a vu nues, comme Madame Lafayette - sa voisine. Il est incapable de distinguer leur religion. D'ailleurs, David et sa mère ne sont plus Juifs, puisqu'ils ne portent pas l'étoile jaune obligatoire. Il est différent de
son copain Yacov et de ses frères et sœurs ou de la vieille Madame Souslovska à qui l'on a imposé ce signe distinctif. Il n'y a que Yacov qui soit réellement fier d'arborer cette étoile qui le distingue des autres camarades d'école. David a bien demandé à sa mère s'il ne pourrait pas avoir la même, mais elle lui a martelé qu'ils étaient français et n'avaient plus rien à voir avec les Juifs. Ce n'est pas ce que pense la police française. Un bruit court depuis quelques jours que des rafles concernant les Juifs se prépareraient dans le plus grand secret partout en France. "A la fin, il me dit que c'est à cause de la police qui est venue tout à l'heure, je luis réponds que je suis au courant, ma mère m'en a parlé. Alors, il se décide : le bruit court qu'on veut prendre les juifs et les emmener en Allemagne, et à Drancy d'abord. Drancy, c'est à côté de Paris, un endroit où on met tout le monde pour partir en Allemagne dans les trains. "C'est des bruits, faut pas s'affoler, mais vaut mieux prendre des précautions, c'est pour ça que je reste ici. C'est le soir qu'ils viennent, les gens sont chez eux le soir. Les inspecteurs sont pas venus chez Fêtnat, il ajoute : pas pour le moment. Alors, il vaut mieux que je me montre pas. Tout ça me dépasse. Ça sert à quoi d'être français et pas juif, si c'est pour être traité comme ça ?".

Dorénavant, pour protéger son fils contre une rafle, Mme Veuve Duval enverra David dormir chez Fêtnat, sénégalais et musulman. Là, il sera protégé. David ne comprend rien aux angoisses des adultes. Devoir se cacher, dormir chez un voisin, être silencieux, ne pas répondre si l'on frappe à la porte, ne pas aller jouer au foot avec les copains, tout cela est difficile à vivre pour un enfant aussi jeune et avide de vivre. Et puis, du jour au lendemain, David se retrouve seul, sans son ami Yacov, sans sa mère disparue, sans Fêtnat, sans Chopinette, sans plus personne. Il comprend que les adultes lui ont menti. Pour oublier son chagrin, exorciser ses peurs et chasser les craintes liées à la sordide réalité qui s'offre à lui, David s'inventera un monde fait de méchants punis par des héros dont il fait partie. " Et puis, j'y tiens plus, je prends la mitrailleuse sous le lit, j'ouvre grande la fenêtre et je hurle : "Aux armes citoyens !". J'attache le drapeau français sur le montant en bois et je tire ! Je tire ! Je tire ! Les Boches tombent en criant, Chopinette balance ses grenades, elle aussi elle crie, elle dit :"A bas les Boches !". Elle lâche son litron qui se casse, un soldat glisse sur le pinard et s'étale, [...] Yacov rentre dans la pièce, il a une tranche de jambon accrochée à un cordon autour de son cou, il veut faire partie des résistants intrépides et me demande ce qu'il doit faire en me disant c'est toi le chef [...]".

"L'été chagrin" de Henri Husetowski se déroule sur trois semaines, avant, pendant et après les 16 et 17 juillet 1942, dates de la sinistre rafle du Vél d'Hiv à Paris. L'auteur retrace les derniers jours de cet enfant vif, intelligent, sensible et attachant. Menteur et hâbleur comme le sont tous les petits de dix ans, David Duval-Yourguevitch raconte son quotidien avec ses mots et sa vision d'enfant par la plume légère, simple et ingénue de Henry Husetowski. Dans son quartier d'une ville de province jamais nommée, David nous présente ses voisins, personnages pittoresques, picaresques et hauts en couleurs, d'une rue peuplée de petites gens qui survivent grâce à leurs boutiques et aux petits métiers de l'époque. Dans l'entourage de David, il y a surtout la mère, juive jusqu'au bout des ongles, qui idolâtre son fils, ne lui trouve que des qualités malgré ses mensonges éhontés, le surprotège au point de l'étouffer. La vieille Madame Souslovska qui refusera de porter l'étoile et préférera en finir avec la vie plutôt que de se soumettre. Et puis Chopinette, la clocharde du quartier qui vit de la charité locale et fait de la résistance à sa façon. Enfin, Régala l'épicier que David et Yacov soupçonnent d'antisémitisme. Le Père Noisiel, qui a baptisé David et lui viendra en aide au pire moment. Dans ce monde d'adulte où l'innocence est dédaignée, piétinée, anéantie,
David se sent perdu. Son comportement envers les autres s'en trouve irrémédiablement modifié, transformé. Ce qu'il a vu et vécu en quelques semaines le perturbera au point de le faire sombrer dans une folie délirante où tout le monde devient l'ennemi à combattre. Il ne comprend pas l'abandon brutal de sa mère si proche, la disparition étrange de Yacov, dont il avait parfois honte, mais qu'il aimait quand même bien. Il ne sait pas pourquoi la rue Jeanne d'Arc s'est soudain vidée de la plupart de ses habitants. David devrait tout quitter, fuir, laisser derrière lui sa vie à peine commencée, ses souvenirs et son passé effleuré. "L'été chagrin" nous parle de ces enfants à qui des adultes ont arraché leur naïveté pour les plonger dans le chaos et la violence d'une situation qui les dépassait. Ces enfants se sont non seulement retrouvés orphelins de leurs parents, mais aussi de leur propre histoire. Dans tous les cas, "L'été chagrin" de Henri Husetowski ne laissera pas indifférent ceux qui liront ce roman tiré d'une histoire vraie et les marquera longtemps.


Encore un grand merci à Guillaume de Babelio pour cette découverte d'une grande sensibilité, reçu dans le cadre de l'opération Masse Critique.

Plusieurs avis, dont celui d'Esméraldae, de Dédale sur Biblioblog, de Miss Rose ... D'autres peut-être ? Merci de vous manifester par un petit message que je vous ajoute à la liste ...



320 - 1 = 319 livres ... parce qu'il est passé de ma LAL à ma PAL !







4 / 7 livres de la rentrée littéraire 2009

22 novembre 2009

LE MYSTERE DE LA CREATION

  • Les Prodiges de la vie - Stefan Zweig - Livre de poche n° 14016


"Le prêche matinal était lui aussi froid, rude, sans un rayon de soleil ; il était consacré aux protestants et une colère sauvage le sous-tendait : la haine s'y associait à une grande assurance, car le temps de la clémence semblait révolue et d'Espagne parvenait aux ecclésiastiques l'heureux message que le nouveau roi servait les œuvres de l'Église avec une rigueur digne de louanges. Aux représentations menaçantes du Jugement dernier se mêlaient des paroles sombres de mise en garde pour les temps à venir [...]". Nous sommes à Anvers, à la veille de l'indépendance des Pays-Bas qui veut se libérer du joug de la couronne d'Espagne est se terminera dans le sang et la violence.

Au cours de ce sermon enflammé, deux hommes se glissent furtivement et incognito dans la nef latérale pour y admirer un tableau représentant la Madone au cœur transpercé d'un glaive. Malgré la douleur et la tristesse apparente de l'œuvre, se dégage une atmosphère de paix et de réconciliation. Le premier est un riche négociant qui a commandé ce tableau à un jeune peintre italien, après un vœu pieux exaucé. Il souhaite compléter ce chef d'œuvre religieux d'un second tableau, en l'honneur de la Vierge. Celui qui l'accompagne sera chargé de cette conception artistique.

Incapable de peindre de mémoire un visage d'une grande pureté, le peintre part à la recherche de son modèle absolu, unique, incarnant la perfection de la Vierge.
C'est au hasard des rues d'Anvers qu'il aperçoit une très jeune fille d'une pâleur mystérieuse et fantastique, aux traits durs exprimant la colère. En la découvrant il décide que cette fille sera son modèle. C'est auprès de l'aubergiste chez qui elle loge que l'artiste apprend qui elle est et d'où elle vient. Esther est Juive, échappée d'un pogrom en Allemagne, grâce au tavernier. "Je ne sais plus pourquoi, mais la population s'était ameutée pour assommer les Juifs, et je suivis, attiré par l'espoir de tirer quelques profits, et curieux aussi de voir ce qui allait se passer. Tous étaient déchaînés, on assaillait, on assassinait, on pillait, on violait [...]". D'ailleurs, son comportement est bizarre, elle se terre dans un silence quasi total, elle est craintive, s'enfuit et hurle dès qu'on la touche ou qu'on l'approche. Cependant, Esther accepte de se rendre à l'atelier, malgré ses réticences, ses angoisses. Petit à petit, ces deux-là vont s'apprivoiser mutuellement, les barrières tomber d'elles-mêmes entre deux être que la religion sépare, que la vie oppose.

Toutefois, le peintre éprouvera des difficultés dans la création de son tableau, œuvre ultime de sa vie. "Le peintre sentait que toutes les ébauches qu'il faisait n'étaient que des essais et qu'il n'avait pas trouvé l'atmosphère définitive. Il manquait encore quelque chose dans l'idée même de ses esquisses, qu'il était incapable de concevoir nettement ou d'exprimer par des mots, et qu'il percevait pourtant au plus profond de lui avec une telle précision que souvent une hâte fébrile l'entraînait d'une feuille à l'autre ; il les comparait minutieusement, mais il était toujours mécontent, aussi fidèles que soient ses croquis". En choisissant de faire d'Esther non pas l'Annonciation, mais sa Vierge à l'enfant, il voit enfin son chef d'œuvre prendre forme, au fur et à mesure où il brosse les comportements, les gestes, les attitudes tendres et maternelles d'Esther vis-à-vis du nourrisson incarnant l'enfant Jésus. "[...] il créa le regard d'une mère. Une grande œuvre empreinte de calme - toutes simple - naissait. [...] Mais les couleurs étaient d'une douceur et d'une pureté comme il n'en avait jamais trouvé [...]".

Mais si l'œuvre incarne la plénitude, la vie apaisée et heureuse, autour, la colère monte. La population se soulève, complote contre les Espagnols. Des alliances clandestines de protestants se créent. La tension entre protestants et catholiques ira crescendo, jusqu'au 15 août 1566 - Fête de l'Assomption - où la révolte éclatera avec le pillage en règle des églises et la destruction des tableaux, des statues et autres ouvrages religieux.

"Les Prodiges de la vie" est la première nouvelle écrite par Stefan Zweig. Et le moins que l'on puisse dire, c'est qu'elle annonce d'ores et déjà les chefs d'œuvre qui émailleront son parcours d'écrivain, d'essayiste et de biographe. Ce surdoué de la littérature nous livre une œuvre forte, puissante, riche, qui rassemble les futurs grands thèmes de ses livres : l'angoisse face à la création, les relations complexes entre les êtres, la religion et son poids dans la vie quotidienne, l'histoire ... Mais c'est aussi et surtout une réflexion philosophique sur la question du hasard dans le destin de chacun.


* Billet précédemment publié sur mon ancien blog en décembre 2007.

19 novembre 2009

DOUCEUR MALGRE LA TRISTESSE ...









Il est des jours où une infinie tristesse émerge du fond de votre être et vous submerge sans que vous puissiez agir, même si vous en connaissez l'origine profonde. C'est actuellement mon cas. Des ennuis de santé, personnels et professionnels, une remise en question de beaucoup trop de choses difficiles à résumer et sans intérêt avec l'objet du blog font que je suis un peu moins présente chez vous, chez moi. J'essaie de ne pas me laisser engloutir par cette chape de déprime qui me pèse, m'empêche d'avancer et de réfléchir sereinement aux problèmes qui se posent à moi en ce moment. Je ne vous abandonne pas. J'ai besoin de prendre un peu de recul pour trouver des solutions à certaines de mes difficultés passagères. Ne m'en veuillez pas si je vous lis moins et vous laisse moins de commentaires. Je sais que je reviendrai, parce que vous m'êtes indispensables et que vous m'aidez à m'évader vers un monde que j'aime tant, celui des livres et de l'imagination.

18 novembre 2009

SEMAINE SANGLANTE

  • Sept jours pour mourir - Ingrid Black - Livre de Poche n°37266

Il y a des jours comme ça, où tout tourne à l'envers. Un temps pourri qui s'abat sur Dublin, qui s'insinue partout et vous met le moral en berne, peut parfois vous gâcher l'existence. Quand, en plus, vous n'avez pas d'atomes particulièrement crochus avec cette ville spectrale délavée par les abats d'eau de décembre, vous ne pouvez que la maudire et la vouer aux gémonies. Saxon, pur produit made in America et fière de l'être, essaie tant bien que mal d'oublier sa présence à Dublin en feuilletant le Boston Herald dans un petit café du port. Tout allait plutôt mal en cette matinée hivernale jusqu'à l'arrivée de Nick Elliot, minable pigiste au Post de Dublin. Ces deux-là se détestent cordialement depuis une affaire criminelle sordide qui avait fait la une des journaux - dont le Post de Dublin - relative à une série de meurtres sur des prostituées de la capitale irlandaise. Depuis cette date, Elliot et Saxon sortent leurs ergots dès qu'ils s'aperçoivent. Seulement, Elliot a besoin des compétences de Saxon concernant ce dossier vieux de sept ans sur lequel elle avait enquêté. "Fagan s'était fait arrêter sept ans plus tôt, soupçonné du meurtre de cinq prostituées dublinoises au cours des douze mois précédents. La première à avoir été retrouvée était Julie Feeney, vingt-quatre ans, étranglée et gisant à même le sol près du Grand Canal, à moins de deux kilomètres de l'endroit où nous nous trouvions maintenant. Un mois plus tard, dans un cimetière des environs, ce fut le tour de Sylvia Judge, dix-neuf ans, une étudiante en histoire d'University College qui faisait des extras pour une agence d'escort girls. Après Sylvia vint Tara Cox, deux mois plus tard. Là encore, il y avait eu strangulation, mais le décès était attribué aux coups de couteau qu'elle avait reçus, selon l'hypothèse de la police, en luttant contre son agresseur. Après un répit de six mois, Liana Cassidy et Maddy Holt furent assassinées en l'espace de deux semaines. Aucune des deux n'avait plus de vingt-cinq ans, et on les avait découvertes dans des circonstances rigoureusement semblables".

Ed Fagan, tout le monde savait qu'il n'avait plus donné signe de vie depuis sept ans. Il avait disparu dans la nature, évanoui, évaporé. Enfin, il n'avait plus fait parler de lui depuis son dernier meurtre. Et voilà qu'il refaisait surface par la grâce de Nick Elliot en recherche d'informations à sensation à donner en pâture à ses lecteurs, sous la forme d'élucubrations délirantes envoyées au Post et annonçant une prochaine série de cinq meurtres. A l'issue de l'entrevue avec Elliot, c'est une journée définitivement contrariée qui s'annonce pour Saxon, parce qu'elle seule sait
que Fagan est bel et bien mort. C'est elle qui l'a tué en état de légitime défense. Personne n'est censé connaître l'information. Et ce fou mystique, qui a décidé de prendre la relève de Fagan dans sa quête biblique contre les prostituées de Dublin, commencera sa macabre besogne par une certaine Mary Lynch.

Il a bien prévenu dans son message à Elliot qu'il y aurait une victime par jour pendant cinq jours. "C'était curieux que je me sente aussi exclue. Par le passé, je m'étais trouvée bien des fois sur des scènes comme celle-ci, à examiner les morts et les corps brisés. C'était toujours la même chose, ce même calme dans les opérations, qui me semblait dissimuler un hurlement intérieur. Les lieux qui avaient abrité la terreur et la souffrance avaient beau recouvrer une certaine paix, ils ne parvenaient jamais à s'affranchir complètement du passé. Le mal s'y attachait et finissait par les corrompre, si bien qu'ils devenaient à nouveau le théâtre d'événements atroces. L'horreur a le pouvoir de créer le premier maillon d'une chaîne qui peut se dérouler à l'infini si on ne la brise pas". Pour Saxon, le défi est de taille. Elle ne peut révéler la vérité sur la mort de Fagan alors que tout le monde est persuadé qu'il est revenu après ces années de silence, mais doit tout faire pour trouver qui a décidé de marcher sur ses traces. Commence alors, pour la police de Dublin et pour Saxon, une course contre la montre pour éviter de plonger la capitale irlandaise dans la psychose d'il y a sept ans.

Lire "Sept jours pour mourir" c'est s'immerger dans l'univers des profilers et des serial killers. Mais résumer ce thriller de Ingrid Black à cela serait certainement réducteur. Bien évidemment, il s'agit d'un tueur en série, pervers, obsessionnel compulsif, qui recherche ses victimes - toutes féminines - parmi les prostituées de Dublin. Persuadé de détenir la bonne parole, il laisse des messages à connotations bibliques auprès des corps suppliciés comme pour rappeler une certaine affaire, survenue quelques années auparavant. C'est Saxon, le personnage principal, qui doit collaborer discrètement avec la Police Métropolitaine de Dublin dans cette délicate enquête où les liens entre passé et présent sont souvent enchevêtrés, intriqués. Saxon, atypique et énigmatique, ex-agent du FBI reconvertie en romancière, fume le cigare, déteste Dublin et ses paysages détrempés, a pour petite amie le commissaire principal Grace Fitzgerald et pour ennemi juré Nick Elliot, journaliste raté dont le seul et unique exploit est d'avoir écrit un roman à sensation sur Ed Fagan. On pourrait s'arrêter là et dire que "Sept jours pour mourir" est un roman policier correct, malgré quelques longueurs propres à tous premiers romans. Mais il va bien au-delà
de cela. Dès le départ, il mêle et entremêle meurtres perpétrés par Ed Fagan sept ans plus tôt, série de crimes commis les uns après les autres pendant sept jours et assassinats jamais totalement élucidés. Dès les premiers homicides, le lecteur est égaré dans la multitude des fausses pistes qui se coupent et se recoupent. Impossible, dès lors, de savoir jusqu'au bout qui est le présumé coupable, parce que tous les protagonistes peuvent l'être au fur et à mesure de cette lecture. Jusqu'au bout, le lecteur est tenu en haleine par le suspense qui se dégage d'une écriture nerveuse, saccadée, percutante, comme Saxon. Ajouter à cela un fond d'humour souvent noir et décalé, subtil, et on obtient un mélange qui donne - au bout du compte - un bon premier thriller.

Merci à BOB et au éditions du Livre de Poche pour cette découverte ... décoiffante !

Quelques avis, dont celui de Deliregirl, Un coin de blog, Mango ... D'autres, peut-être ?! Merci de vous faire connaître par un commentaire.





321 - 1 = 320 livres à dévorer malgré ma fatigue et une baisse de moral !

16 novembre 2009

TAG PAR LES LIVRES ...


J'ai été tagguée par
Antigone il y a déjà quelque temps pour répondre à un questionnaire à partir de titres lus et chroniqués sur ce blog.

C'est toujours avec plaisir que je réponds aux diverses sollicitations des blogueuses, même si je prends mon temps pour le faire !

Après réflexion et pour changer un peu des habitudes, j'ai décidé d'y répondre par un diaporama que vous trouverez ci-dessous.

Évidemment, je ne taggue personne, car il a dû faire le tour de la blogosphère avant de s'arrêter chez moi ...



14 novembre 2009

TEMOIN POUR L'HUMANITE

  • Jan Karski - Yannick Haenel - Gallimard Éditions (Collection Infini)


"On a laissé faire l'extermination des Juifs. Personne n'a essayé de l'arrêter, personne n'a voulu essayer. Lorsque j'ai transmis le message du ghetto de Varsovie à Londres, puis à Washington, on ne m'a pas cru. Personne ne m'a cru parce que personne ne voulait me croire. Je revois le visage de tous ceux à qui j'ai parlé ; je me souviens parfaitement de leur gêne. C'était à partir de 1942. Étaient-ils aussi gênés, trois ans plus tard, lorsque les camps d'extermination ont été découverts ? Ça ne les gênait pas de se proclamer les vainqueurs, ni de faire de cette victoire celle du "monde libre". Comment un monde qui a laissé faire l'extermination des Juifs peut-il se prétendre libre ? Comment peut-il prétendre avoir gagné quoi que ce soit ? Il n'y a pas eu de vainqueurs en 1945, il n'y a eu que des complices et des menteurs".

Jan Karski, courrier du gouvernement polonais en exil à Londres en 1942, a été approché par deux leaders politiques de la résistance juive du ghetto de Varsovie - un bundiste, l'autre sioniste - pour révéler et rendre compte de ce qu'il a vu du cataclysme qui s'abattait sur la communauté juive polonaise depuis l'invasion allemande. Ces deux hommes qui n'ont d'autre espoir pour leur peuple que celui de se battre jusqu'au bout pour leur dignité, vont trouver chez Jan Karski un relais pour transmettre leurs messages. Ils veulent que les Alliés, que le monde encore libre sachent et fassent le nécessaire face à cette monstruosité à visage humain. Ces deux résistants veulent secouer les consciences, réveiller le monde de sa torpeur devant ce génocide. Pour cela, il faut que Jan Karski voit de ses propres yeux. Voir pour raconter. Pour dire : "J'ai vu. J'y étais. Maintenant, je sais". Et ces deux-là sont d'une détermination froide et farouche, prêt à en découdre. Ils veulent se battre, pour leur peuple, pour eux, parce qu'ils sont jeunes et que s'il faut mourir, ce sera les armes à la main. Ils ne seront pas les agneaux de la Pâque Juive menés à l'abattoir pour le sacrifice rituel. "Le véritable message à transmettre n'est pas l'appel au secours international qu'on lui a fait apprendre par cœur, ni les revendications des Juifs du ghetto pour obtenir des armes : ce qui constitue le véritable message n'est pas formulé, on ne lui a pas donné les mots à apprendre par cœur, il n'y aura pas de mots, ce sera à lui de les inventer pour dire ce qu'il a vu". Et ce qu'il verra par deux fois dépassera l'inconcevable, l'innommable. Même en ayant vu par lui-même l'agonie du ghetto, Jan Karski restera presque sceptique, demandant à sortir de cet enfer pour s'extraire de ces visions cauchemardesques qui le hanteront sa vie entière.

Mais qui était donc Jan Karski ? En 1939, à la déclaration de la guerre, il a vingt-cinq, tente de terminer sa thèse en sciences politiques en étudiant désinvolte et avide de vivre qu'il est. Incorporé dans l'armée polonaise, souhaitant se battre pour son pays, il comprend rapidement que celui-ci vient d'être secrètement partagé entre Allemagne et URSS, entre fascisme et communisme. Que des gagnants de part et d'autre. Les seuls perdants étant les Polonais. Prisonnier des Soviétiques, échappant de justesse au massacre de Katyn, Jan Karski n'a qu'une obsession, s'évader. Fuir pour se battre, pour la liberté et l'indépendance de la Pologne."Jan
Karski ne se fait pas d'illusions. Il est heureux de quitter le camp soviétique, mais il craint les Allemands. Dans son esprit, il s'évade pour rejoindre l'armée polonaise : il est convaincu que certains détachements sont encore au combat". Passant des Russes aux Allemands, Jan Karski poursuivra son objectif initial : rejoindre le gouvernement polonais en exil à Paris puis à Londres. Il ne le sait pas encore, mais il vient de s'initier à la résistance. Dès lors, commence pour lui un parcours fait de secrets, de silences, de noms d'emprunt, de visages inconnus mais sûrs, d'adresses de passage, de lieux de rendez-vous clandestins. Il voit la Pologne se germaniser, et cela le rend encore plus combatif. Dans un premier rapport transmis au gouvernement polonais, Jan Karski évoque déjà la politique de terreur contre les Juifs. On est en 1940. Plusieurs fois, il échappera de peu aux pièges de la Gestapo.

En 1942, à l'issue de sa rencontre avec les deux résistants Juifs du ghetto, Jan Karski adhère à leur cause et se fera leur avocat auprès des hommes politiques et des intellectuels de tous bords, de toutes nationalités, de Anthony Eden à Franklin D. Roosevelt, en passant par Felix Franckfurter, juge de la Cour Suprême des Etats-Unis. Son récit dépassera tellement le tolérable que personne ne le croira, ou ne voudra l'entendre. "[...] il ajoute dans la foulée, sans même sauter une ligne, qu'il a fait part de ses impressions "à des membres des gouvernements anglais et américains et aux leaders juifs des deux continents". Il a fait ce qu'il pouvait : "J'ai dit ce que j'avais vu dans le ghetto." Il l'a dit, entre autres, à des écrivains - à H.G. Wells, à Arthur Koestler - "afin qu'ils le racontent à leur tour".".

Trois chapitres et 187 pages pour raconter l'odyssée de Jan Karski, alias Witold Kucharski, son nom d'emprunt pendant la guerre. Le premier chapitre, monolithe, âpre, au phrasé haché, reprend l'interview de Jan Karski par Claude Lanzmann dans "Shoah". C'est, de loin, le récit le plus douloureux et le plus bouleversant du "Jan Karski" de Yannick Haenel, dans lequel le personnage principal fait un retour vers un passé qu'il voudrait ne jamais avoir vécu. Le témoignage est difficile. On perçoit, à travers la plume de l'auteur, tout le désarroi, toute la culpabilité qui habite encore cet homme trente-cinq ans après ces événements tragiques, non pas tant en raison de son supposé échec à transmettre le message, que pour sa profonde sensibilité et son immense humanité. Le deuxième chapitre est la déposition de Jan Karski sur la résistance polonaise. Vision réaliste et globale d'un pays avili, mais qui a su garder la tête haute. La Pologne démantelée, disséquée, ses habitants resteront viscéralement attachés à leur nation. Par tous les moyens, les Polonais résisteront encore et toujours aux deux envahisseurs. C'est leur force, leur façon de rester debout, digne, malgré l'humiliation subie. Récit froid, distant, objectif, comme un rapport officiel, ce deuxième chapitre est le plus historique, le plus dépouillé de sentiments personnels. Le troisième chapitre, enfin, est une fiction. Yannick Haenel imagine les pensées qui ont occupé Jan Karski jusqu'au crépuscule de son existence en 2000. Il revient, comme une litanie, sur ce message qui devait "ébranler la conscience du monde" et réveiller les Alliés face à l'Holocauste. Pourtant, personne n'a bougé. Personne n'a haussé le ton. Parce que personne ne pouvait croire l'incroyable, imaginer l'inimaginable, entendre indicible. Les rapports étaient bien là. Jan Karski n'a pas été le seul à alerter. Les services secrets de l'Europe occupée et des Alliés avaient aussi signalé, renseigné, montré, photos aériennes à l'appui.
Pourquoi n'ont-ils pas réagi ? Peut-être pour des raisons économiques. Plus sûrement pour des aspects stratégiques. Les Alliés - Américains en tête - avaient tous une feuille de route à suivre pour préparer "l'après". Impossible, dès lors, de dévier de cette trajectoire définie en haut lieu où le sort des Juifs n'étaient pas la priorité. Bientôt, la Pologne aurait définitivement cessée d'exister, les Juifs d'Europe seraient presque tous exterminés. Les camps seraient découverts par hasard par des soldats alliés médusés, interdits, interloqués devant un tel spectacle macabre. Il nous faudra attendre près de cinquante ans pour que les langues se délient enfin, que les rares témoins parlent et - surtout - qu'on les écoutent, attentivement cette fois-ci. C'est ce que Yannick Haenel a su faire avec son "Jan Karski".

Plusieurs blogueuses ont chroniqué ce roman, dont Chiffonnette, Leiloona, Pascale, Sentinelle, Esmeralda, Aurore, BOB, Émeraude, Kenza, Fashion, Isa ... D'autres, peut-être ? Merci de vous faire connaître par un petit mot.


322 - 1 = 321 livres ... Rien à ajouter !





3/7 livres lus

11 novembre 2009

LA VEUVE MAUPAS

  • Blanche Maupas - Macha Séry / Alain Moreau - l'Archipel Éditions

"Comme dans un livre d'images, pour peindre les souvenirs quand ils sont heureux : le ciel d'un bleu transparent, l'herbe verte, la nappe blanche, un peu de vin, un ruban de fillette emporté par le vent. Et tant pis si l'herbe est pelée, le temps incertain, le vin un peu râpeux et qu'aucun papillon ne virevolte autour d'eux. C'est l'image que Blanche a gravée dans sa mémoire ; juste quelques rehauts de couleur pour qu'elle devienne moins pâle lorsqu'elle se présente à son esprit". C'est ce que décidera de conserver à l'esprit Blanche Maupas de ce 2 août 1914. Le reste, l'assassinat de Jaurès, les conséquences inéluctables de cet acte, elle préfère tenter de les oublier, de les enfouir, pour ses deux filles - Suzanne et Jeanne - pour Théophile Maupas, surtout. En cet été 1914, Blanche est comme toutes les femmes du pays, inquiète de la suite. La rentrée ne sera pas comme les précédentes. Les hommes valides sont mobilisés, les animaux et le matériel, réquisitionnés. Les travaux des champs, la rentrée scolaire se feront sans eux. Blanche, institutrice au Chefresne dans la Manche, reprendra l'école des garçons de Théophile ainsi que le secrétariat de la mairie du village. Des temps durs et troubles attendent tout le monde. Chacun s'y prépare. Ce qui préoccupe Blanche, c'est l'affectation de son Théophile. Réserviste dans le corps de la Musique, il est envoyé - à presque quarante ans - en renfort du 336ème Régiment. Et ce régiment, commandé par le général Réveilhac - surnommé Pipe en bois - est cantonné à Souain, près des premières lignes de front. Ce village champenois est une vraie poche de résistance, un fortin infranchissable face à l'ennemi. C'est là-bas que le caporal Théophile Maupas fera connaissance avec la vie des tranchées. "Théophile découvre la guerre des tranchées, cette guerre où il faut sens cesse s'enterrer, ces boyaux qui s'étendent comme des tentacules, se recoupent et s'aménagent de bric et de broc. Une guerre de plis et de replis, une saison de labours où les semis sont des hommes et les plants, des arbres ébranchés par les bombes. D'une halte à l'autre, dans la roche tendre, ils creusent leurs trous, latrines comprises. Jour après jour, ils consolident au moyen de sacs de sable et de débris de bois les voies qui s'éboulent. C'est là qu'ils dorment, mangent et sortent pour placer des chausse-trapes et torsader des fils de fer, pour protéger l'accès aux mitrailleuses des premières lignes".

Petit à petit, ces hommes finissent par s'entasser dans leur trou, s'enfoncer dans la terre des tranchées rendue boueuse par les pluies incessantes, collante et gluante aux vêtements, à la peau, à l'âme. Sans parler de la crasse tant physique que morale, des poux, des rats. Ils font corps avec leur cagna et n'en peuvent bientôt plus de monter au combat pour rien. Ou pour si peu. Dans les rangs, une colère sourde gronde, enfle, gonfle. Colère contre les planqués qui font la guerre à
l'arrière, au chaud, loin de la ligne de front et des combats meurtriers ; colère contre ces pantalons garance qui les font ressembler à des clowns tristes ou à des cibles vivantes ; colère contre les supérieurs qui méprisent leurs hommes et les traitent pire que du bétail, sans indulgence. Avant une énième montée au combat, le caporal Théophile Maupas aura une légère altercation avec un lieutenant présomptueux venu annoncer l'offensive pour reprendre les restes du Moulin de Souain. Théophile se sent d'un coup fatigué, déprimé, usé, miné par cette situation inextricable. Il se sent sale, impuissant face à ce bourbier qui s'étend à perte de vue et englouti tous les hommes, sans distinction de religion, de langue, d'origine, d'uniforme. Il se confie à demi-mots dans les lettres et les cartes qu'il envoie à Blanche et à ses deux filles. Lorsque Théophile lui écrit qu'il risque la dégradation pour avoir osé remettre en cause les ordres suprêmes de l'État-Major tout puissant, Blanche pressent le pire. "Dès les premières lignes, elle déchante. Les nouvelles sont mauvaises, emplies d'une menace que Blanche ne parvient pas à déchiffrer. C'est la première fois que Théo lui confie son épuisement et sa dépression. Son ultime attaque a échoué, écrit-il, on en rendrait peut-être responsables les caporaux. Ils seraient cassés. "Je n'ai pas demandé mes pauvres galons, et ce sera une injustice si on me les enlève ...". Quand Blanche rapporte ces propos au maire, Albert l'écoute avec attention et manifeste de la surprise. D'après lui, Théophile risque d'être, au pire, dégradé. Il ne sait pas bien pourquoi, mais Blanche ne doit pas s'inquiéter". Le caporal Théophile Maupas sera désigné au hasard et passé par les armes le 15 mars 1915 pour avoir discuté des ordres absurdes et refusé de sortir avec ses hommes des tranchées pilonnées par les feux croisés des canons français et allemands.

"Blanche Maupas" de Macha Séry et Alain Moreau raconte le combat d'une femme contre l'injustice et la bêtise humaine. La vie l'avait un peu préparée à cela. Enfant naturelle d'une journalière mutique et revêche, Blanche avait passé son enfance et sa jeunesse à se battre contre toutes les iniquités. Née bâtarde, la mauvaise réputation et sa pugnacité lui colleront à la peau toute sa vie. C'est avec une énergie rare, une volonté farouche et une détermination sans faille qu'elle voudra savoir pourquoi son mari, Théophile Maupas, caporal au 336ème Régiment cantonné à Souain sera fusillé pour l'exemple avec trois autres caporaux, tous originaires de Normandie. Blanche Maupas distribuera ses cartes de visite sur lesquelles elle a fait imprimer : "Blanche Maupas, veuve du caporal Maupas, fusillé pour l'exemple" et exigera que l'administration la désigne désormais de cette seule façon. Elle ne flanchera jamais, ne faiblira pas, malgré les regards qui se détournent sur son passage, les visites des paysannes de moins en moins fréquentent, les enfants que l'on change d'école pour l'éviter à tout prix. Pire que la peste, Blanche Maupas est la femme d'un fusillé pour l'exemple, d'un traître à la patrie, alors que tant d'hommes tombent aux champs d'honneurs des espoirs perdus. Dans sa quête effrénée pour retrouver les soldats prêts à témoigner en faveur des quatre fusillés de Souain, elle se verra salie, traînée dans la boue par les bien-pensants, les bigots, les vrais patriotes de l'arrière, du derrière comme l'a si bien écrit Georges Bernanos. Elle fouillera dans les souvenirs des poilus blessés, gueules cassées, plus morts que vifs, traumatisés du combat, fous des tranchées. Elle passera pour une femme de petite vertu en s'obstinant à courir après la déposition d'un permissionnaire. Qu'importe. Blanche Maupas s'opposera au mensonge officiel, à celui de l'État, à celui du Ministère de la Guerre, à celui de l'Armée française. Elle finira par trouver un allié sûr en Ferdinand Buisson et sa Ligue des Droits de l'Homme qui avait soutenu le capitaine Dreyfus lors de son procès. Les associations d'anciens combattants se mobiliseront partout en France pour faire éclater la vérité et réhabiliter ces soldats injustement condamnés au purgatoire par les bonnes consciences. Des Comités Maupas seront créés en France pour faire réviser ces procès hâtifs et iniques des soldats fusillés pour l'exemple, le plus souvent pour avoir refusé d'obéir à un ordre absurde. "Blanche Maupas" de Macha Séry et Alain Moreau est un bel hommage à
cette femme qui s'est battue pour la réhabilitation de son mari et de ces soldats injustement condamnés par une justice militaire expéditionnaire. Dans un texte mêlant la grande et la petite histoire, les auteurs ont écrit "Blanche Maupas" à la manière d'un docu-fiction, alternant - au fil des chapitres - la réalité sordide des tranchées et le quotidien de l'arrière et des civils. Dans un texte simple, clair, documenté, les auteurs sont repartis sur les traces de la lutte de cette femme qui a refusé l'hypocrisie officielle qu'on lui servait pour acquis. Ils rendent par-là un hommage discret à ces soldats trop longtemps occultés, méprisés par l'histoire officielle pour avoir été jugés indignes de leur sacrifice.

*Le téléfilm "Blanche Maupas" sera diffusé sur France 2 ce 11 novembre à 20 h 40 avec Romane Bohringer et Thierry Frémont.

8 novembre 2009

LE TEMPS DE L'AMOUR ET DE L'AVENTURE

  • L'innocence - Tracy Chevalier - Folio n°4772

Thomas Kellaway se demande bien ce qui lui a pris de vouloir déménager à Londres après sa rencontre, un mois auparavant, avec un certain Philip Astley, directeur du célèbre cirque équestre Astley. Pourquoi avait-il pris de tels risques, alors qu'il n'avait jamais quitté le Dorset et la Piddle Valley où ses ancêtres s'étaient établis depuis des siècles. Menuisier ébéniste de son état, marié et père de quatre enfants, Thomas Kellaway menait jusqu'à cette date une vie des plus ordinaires, entre travail, soirées au Fire Bell - le pub local -, messes dominicales et visites mensuelles à Dorchester pour affaires. "De nature cordiale, plutôt discret au pub, il ne se souciait guère du vaste monde. Tourner des pieds de chaise était son plus grand bonheur. Fignolant un délicat sillon ou une courbe, il s'émerveillait du grain ou de la texture du bois jusqu'à en oublier parfois qu'il fabriquait un siège. Ainsi vivait-il une vie somme toute tracée d'avance, jusqu'à ce mois de février 1792 où le spectacle itinérant de Philip Astley s'arrêta quelques jours à Dorchester".

Ce qui a poussé Thomas et Anne Kellaway à quitter leur coin de campagne anglaise pour Londres, c'est plus la fin tragique de Tommy, un de leurs enfants, que cette invitation lancée à l'emporte pièce par ce directeur de cirque aussi fantasque que pittoresque qui ne se souvenait déjà plus de sa proposition. Pour les dédommager de ce déménagement, Philip Astley les logera à Lambeth, de l'autre côté du pont de Westminster, dans le quartier populaire de Londres. C'est désormais au 12 Hercules Buildings que les Kellaway habiteront et que leurs enfants feront connaissance de Maggie Butterfield. Jeune londonienne débrouillarde et délurée, elle a aussitôt décidé de Maisie et Jem Kellaway seraient ses amis et qu'elle leur ferait connaître la capitale et ses mystères. En suivant cette jeune fille par les rues populeuses et dans les nombreux pubs de Londres, Jem découvrira la réalité sociale des garçons de son âge. Au lieu d'être déjà apprentis comme dans son village du Dorset, ceux-ci profitaient des ressources que leur offrait la rue pour survivre. "Ces enfants se montraient souvent impolis envers les adultes, tout comme Maggie à l'égard de Miss Pelham. Ici, ils s'en tiraient à bon compte, ce qui n'eût pas été le cas dans son village natal. Il chapardaient dans les paniers des ménagères et les voitures des quatre-saisons, chantaient des chansons grivoises, ils braillaient et se complaisaient à tourmenter et à provoquer les passants. Rares étaient les occasions où Jem les voyait s'adonner à des occupations auxquelles il eût aimé participer : descendre la rivière en canot, se mêler aux enfants qui sortaient en chantant de l'orphelinat pour jouer dans les jardins, courir après un chien qui avait chipé une casquette".

Dans leur voisinage, ils sympathiseront avec un certain William Blake, poète,
imprimeur et graveur londonien, arborant fièrement le bonnet phrygien à cocarde bleu, blanc, rouge des révolutionnaires français et ayant épousé les idées de liberté, d'égalité et de fraternité issue de ce vaste mouvement populaire. Son adhésion à ce vent de renouveau idéologique lui vaudra quelques soucis avec des Anglais craignant que ces idées révolutionnaires et républicaines venues d'outre-Manche ne bouleversent le paysage politique et social de leur pays. William Blake, personnage énigmatique, trapu et imposant avec ses sourcils broussailleux et son regard d'aigle qui en imposait à son entourage - mais aussi et surtout artiste complet et sensible -, sera le guide moral et spirituel de Jem et de Maggie, les aidant à passer ce cap si délicat qui va de l'enfance insouciante à l'adulte en devenir. "Fort à l'aise, Mr Blake l'écoutait avec des hochements de tête approbateurs, comme si l'explication était pour lui parfaitement limpide et familière. "Très juste, mon garçon. Dans ce cas, dis-moi : quel est le contraire de l'innocence ? - Facile, interrompit Maggie. La connaissance ! - Exact, ma fille. L'expérience." Maggie rayonna. "Mais alors, dis-moi : te considérerais-tu innocente ou expérimentée ?". Visiblement ébranlée par la question, Maggie se rembrunit aussitôt. Jem vit passer sur son visage une expression farouche, la même qu'à leur première rencontre, lorsqu'elle avait évoqué Cut-Throat Lane. Elle jeta un regard noir à un passant et ne répondit pas. "Eh bien, ma fille, voilà une question à laquelle il est bien difficile de répondre, n'est-ce pas ? En voici une autre? Supposons que l'innocence soit cette rive-ci (il tendit le doigt vers l'abbaye de Westminster) et l'expérience cette rive-là (il montrait le cirque Astley), qu'y a-t-il au milieu du fleuve ?" Maggie ouvrit la bouche, mais ne trouva rien à répondre pour l'instant. "Réfléchissez-y, mes enfants, et donnez-moi votre réponse un de ses jours".

"L'innocence" de Tracy Chevalier fait d'emblée plonger son lecteur dans le Londres du 18ème Siècle. En prenant pour prétexte le déménagement soudain de la famille Kellaway de leur Dorset natal à la mort d'un enfant, la romancière nous fait entrer de plein pieds dans une mégapole fourmillante, bruyante, bruissante, tapageuse et industrielle. Et là, quel choc entre la campagne anglaise encore empreinte du respect des traditions et du voisinage, emplie de calme et de sérénité où la vie s'écoule aux rythmes des saisons et du temps qui passe, et Londres qui draine une population pour le moins baroque et variée, grouillante et tumultueuse. Heureusement pour Jem et Maisie Kellaway, c'est Maggie Butterfield qui leur servira de guide dans ce monde étranger pour eux, où chacun cherche à détrousser son voisin, et où tout un chacun tente de s'en sortir comme il le peut avec les moyens qu'il possède. Au fil des pages, apparaît le monde interlope du Londres ouvrier du 18ème Siècle et ses prémices de l'ère moderne et capitaliste. Ce petit peuple besogneux symbolisé par les Kellaway, d'un côté - artisans, commerçants, boutiquiers -, et les Butterfield, de l'autre - lavandières, camelots, ouvriers. Au
milieu de tout cela, il y a Jem, Maisie et Maggie. Plus tout à fait des enfants, pas encore des adultes. Ces trois-là vivent leurs premiers émois amoureux sans réellement comprendre ce qui leur arrive. Même si Jem se sent irrésistiblement attiré par Maggie, il ne peut expliquer ce phénomène étrange et singulier pour lui. Tous trois feront l'expérience de la vie à travers la ville tentaculaire qu'est déjà Londres à cette période. Ils verront la misère des rues les plus pauvres de la capitale côtoyant l'opulence des quartiers aristocratiques, de même que la prostitution partout présente comme une plaie sociale et permettant à des filles de la campagne de survivre, à défaut de vivre. "L'innocence" de Tracy Chevalier est un roman initiatique sur le passage de l'ingénuité à celui de la connaissance que chacun fera soit dans la sérénité, soit dans les ravages de la passion.

Un merci particulier à Lau qui m'avait offert ce très beau roman pour le London Swap de Ys.

Plusieurs avis, dont celui des Rats de biblio, Joëlle de Biblio du Dolmen, Émilie de l'Ivresque des livres, de Grominou de J'ai lu, de Gambadou de Fana de livres, de Alice des Livres de Malice ... D'autres, peut-être ?! Merci de vous faire connaître par un petit commentaire.

323 - 1 = 322 livres ... Et oui ! Ça ce tire !

5 novembre 2009

L'ART ET LE MENSONGE

  • Le Portrait de Mr. W.H. - Oscar Wilde - Livre de Poche Classique n°14185


"C'était un portrait en pied d'un jeune homme en costume de la fin du XVIème Siècle, debout à côté d'une table, la main droite reposant sur un livre ouvert. Il paraissait avoir environ dix-sept ans, et était, de toute sa personne, d'une beauté absolument extraordinaire, bien que manifestement un peu efféminée. En vérité, n'eût été le costume et les cheveux coupés court, on eût dit que ce visage, avec ses yeux rêveurs et mélancoliques, et ses lèvres rouges et délicates, était celui d'une jeune fille. Par la facture, et en particulier par la façon dont étaient traitées les mains, cette peinture rappelait la dernière manière de François Clouet. Le pourpoint de velours rouge, aux pointes fantasquement dorées, et le fond bleu paon sur lequel il se détachait si agréablement, et qui lui faisait prendre une valeur de couleur si lumineuse, étaient bien dans le style de Clouet ; et les deux masques représentant la Tragédie et la Comédie, qui étaient suspendus un peu conventionnellement au piédestal de marbre, avaient cette dureté sévère de touche - si différente de la grâce facile des Italiens [...]". Alors qu'Oscar Wilde discute des supercheries littéraires avec Macpherson, Ireland et Chatterton - trois célèbres faussaires en la matière - celui-ci apprend de son hôte, Erskine, que le portrait qu'il possède et fascine tant le romancier n'est autre que celui du mystérieux Mr. W.H. pour lequel Shakespeare a dédié ses Sonnets parus en 1609. Cette énigme étonne d'autant plus l'auteur que celui-ci est persuadé que le dédicataire de ces poèmes n'était autre que Lord Pembroke. Bien que n'en croyant pas un mot, Oscar Wilde consent à écouter le récit de Erskine concernant la théorie d'un certain Cyril Graham à ce sujet.

Cyril Graham, personnage sensible, intelligent, cultivé et bien né, était persuadé avoir découvert qui se cachait derrière ce Mr. W.H. A force de recherches, de lectures assidues de ces Sonnets, il avait fini par percer ce secret et trouvé la solution en analysant le sens profond de ces vers. D'un coup, Cyril Graham avait balayé toutes les hypothèses alors en cours en explicitant pourquoi elles n'étaient pas fondées. Selon lui, ce ne pouvait être Lord Pembroke, les dates entre leur amitié et l'écriture des Sonnets par Shakespeare ne concordaient pas du tout. Et
encore moins Lord Southampton qui était plutôt laid et ne ressemblait pas du tout à sa mère, comme cela était entendu dans les vers. De même, il avait écarté aussi aisément les erreurs dues à d'éventuelles fautes d'impression. Pour Cyril Graham, ce Mr. W.H. était une personne bien réelle, sans doute un comédien de la troupe de Shakespeare - la Blackfriars Theatre - pour qui il devait écrire les rôles de ses héroïnes dans ses célèbres pièces, les femmes ne jouant pas encore au théâtre à cette époque. "Il commença par insister sur ce que le jeune homme à qui Shakespeare adressa ses poèmes étrangement passionnés devait être quelqu'un qui fût un facteur réellement vital dans le développement de son art dramatique, ce que l'on ne pouvait dire ni de Lord Pembroke, ni de Lord Southampton. Et même, qui que ce fût, ce ne pouvait être un homme de haute naissance, ce qui ressortait clairement du sonnet XXV, dans lequel Shakespeare se pose en contraste avec ceux qui sont "les favoris des grands princes" [...]". Ainsi, ne trouvant pas trace de mystérieux Mr. W.H. - alias Willie Hughes - parmi les acteurs de la troupe élisabéthaine de Shakespeare, Cyril Graham va créer un faux grâce à cette peinture pour démontrer la véracité de sa théorie et tenter de convaincre Eskine de la justesse de sa conclusion. Ce dernier, choqué du comportement de son ami ne pourra admettre son hypothèse et le poussera indirectement au suicide. De son côté, Oscar Wilde - acquis à cette conclusion - reprendra l'analyse de Cyril Graham pour la faire connaître au grand public.

Quel texte que ce "Portrait de Mr. W.H." d'Oscar Wilde ! Court comme une nouvelle, mais dense, riche, foisonnant, passionnant et passionné comme son auteur, particulièrement pour les mystères à résoudre ou à créer. Et dans ce texte, Oscar Wilde part d'une énigme quasi insoluble pour les spécialistes des Sonnets de Shakespeare pour élargir son thème à l'art du faux et du mensonge, préalable - selon lui - à tout œuvre littéraire. En devenant auteur et acteur de son "Portrait de Mr.
W.H.", Oscar Wilde en profite pour élaborer sa réflexion sur le sujet aussi délicat de la vérité mystifiée et arrangée pour servir la réalité d'une œuvre d'art ou la vie d'un personnage célèbre tel que William Shakespeare. A travers ce court roman, Oscar Wilde démontre qu'il maîtrise parfaitement la période artistique élisabéthaine ainsi que le texte de ces Sonnets, dans lequel Shakespeare déclare indirectement et pudiquement sa flamme et sa passion à un amour interdit et coupable, source de son inspiration pour l'écriture de ses pièces de théâtre. Ainsi, Wilde et Shakespeare se retrouvent sur un terrain commun, celui de l'homosexualité dissimulée, tue, enfouie pour conserver les apparences dans des sociétés à la morale stricte, victorienne pour l'un, élisabéthaine pour l'autre. Écrit dans les années 1888 - 1889, "Le Portrait de Mr. W.H." préfigure déjà la réussite littéraire d'un autre portrait, celui qui allait donner ses lettres de noblesse à Oscar Wilde, "Le Portrait de Dorian Gray". Éblouissant !


324 - 1 = 323 ouvrages qui se fossilisent dans ma PAL ...



1 novembre 2009

JE NE SUIS PAS NOIR, JE SUIS BLANC DE PEAU

  • Les morts ont tous la même peau - Boris Vian - Livre de Poche Éditions

"J'étais blanc. J'avais épousé une femme blanche. J'avais un gosse blanc. Et le père de ma mère avait travaillé comme docker à Saint-Louis. Un docker aussi foncé qu'on pouvait le rêver. Toute ma vie j'avais haï les Blancs. Je m'étais caché, je m'étais sauvé d'eux. Je leur ressemblais, mais ils me faisaient peur à ce moment-là. Et maintenant je ne savais plus ce que j'éprouvais autrefois, car je ne considérais plus le monde avec mes yeux de Noir. Mon évolution s'était faite lentement à mon insu, et, ce soir-là, je me retrouvais transformé, changé, assimilé". Cinq ans que Dan Parker est videur dans un tripot minable tenu par un certain Nick. Cinq ans qu'il passait ses nuits à virer les clients violents, ivres, gênants pour le tenancier. Au début, ce métier plaisait à Dan. Il gagnait plutôt bien sa vie, d'ailleurs. Cents dollars par semaine pour dégager de pauvres bougres alcoolisés, sans parler des femmes pleines de whisky, cela ne le dérangeait pas plus que ça. Mais au bout du compte, cette situation avait fini par lasser Dan. Il s'ennuyait à mourir dans son travail.

Il était heureux de sa position sociale malgré son métissage, parce que Dan se sent Blanc, comme les autres personnes qu'il fréquente dans son quotidien. Personne n'a jamais remarqué cette différence entre lui et les autres. Dan travaille pour des Blancs et il est sang-mêlé dans une Amérique qui pratique encore la ségrégation raciale. Sa fierté est d'avoir épousé une Blanche -Sheïla - qui lui avait donné un fils qui est Blanc aussi. Blanc comme l'ensemble de cette société américaine dans laquelle Dan évolue, à laquelle il veut appartenir, dans laquelle il veut se fondre, se mélanger pour se faire oublier, jusqu'à devenir transparent s'il le faut. La blancheur de peau de son fils sera la chance qu'il n'a pas eu dans sa vie.

Aussi, lorsque Richard, le frère noir, indigne de Dan le retrouve, celui-ci le renie, le refoule et le chasse de chez lui. Personne, pas même Sheïla, ne doit savoir, supposer, imaginer que Dan est Noir. Il a enfoui sa couleur de peau, celle de ses origines profondes, de ses gènes, de ses racines obscures dans un recoin de sa mémoire et ne veut pas que tout cela ressurgisse. C'est son secret à lui. Personne
n'a le droit de le dévoiler. "Richard était nègre. Il avait la peau noire. Il sentait le nègre. Je fermai la port de l'appartement et je commençai à me déshabiller. Je ne savais pas ce que je faisais et je regardais autour de moi. Puis, je me dirigeai vers la chambre à coucher, et je m'arrêtai avant d'y pénétrer. Me ravisant, j'entrai dans la salle de bains. Je restai debout devant la glace. En face de moi, un type solide, de trante-cinq ans à peu près, large et bien portant me regardait. Rien à dire sur ce type. Il était blanc sans aucun doute ... mais je n'aimais pas l'expression de ses yeux... Les yeux de quelqu'un qui vient de voir un fantôme".

Dès lors, Dan fera tout pour conserver l'apparence qu'il s'est créée, pour garder son identité blanche si importante pour lui. Entre les deux - la blanche qu'il juge supérieure, la noire qu'il désavoue - son choix est d'ores et déjà fait. Sans même avoir réfléchi à cela. Lorsque Richard veut le faire chanter, lui extorquer de l'argent contre le silence sur sa véritable origine, Dan sait qu'il fera tout pour protéger ce qu'il a mis une vie à construire patiemment. "Je sais ce que j'avais. J'étais les deux, à mi-distance, et je me rendais pas compte qu'un jour ou l'autre, il faudrait choisir. Le jour était venu. Je pensais à Sheïla, à la cabine téléphonique, et aux coups de matraque que les nègres recevaient sur la gueule pendant la révolte de Détroit, et je ricanai à voix haute. Le choix était fait. Entre donner les coups et les recevoir, je préférais les donner. Même s'il fallait les donner à mon excellent salaud de frère Richard". Mais en croisant Richard, Dan fera aussi la connaissance d'une prostituée noire qui l'obsèdera au point de ne plus éprouver de désir pour Sheïla, ni pour les Blanches en général. Ce retour du frère maudit, du paria, cette rencontre fortuite d'une Noire attirante et sensuelle, pousseront Dan au meurtre pour protéger le monde qu'il s'est construit, superficiel, rempli de faux-semblant, trompeur et usurpé. Un univers organisé par et pour les Blancs, où tous les autres n'ont pas leur place et sont toujours considérés comme les éternels coupables.

Je ne conservais de Boris Vian que le vague souvenir de "L'écume des jours" qui m'avait plu, mais sans pour autant adhérer à l'écriture singulière de cet auteur influencé par le courant existentialiste. Je connaissais de réputation ses écrits noirs, publiés à l'origine sous le pseudonyme de Vernon Sullivan, dans le plus pur style des romans noirs américains des années 1930 à 1950 et qui décrivaient une société sous un angle sombre et brutal. "Les morts ont tous la même peau", écrit en 1947, est tout à fait dans cette mouvance. Dans ce très court roman au phrasé haché, sec, rugueux, cinglant, Boris Vian revient sur un thème réccurent de cette période, celui du racisme, de la discrimination sociale par la couleur de peau. Avec son personnage principal, Dan Parker, Noir d'origine mais Blanc d'esprit, l'auteur nous montre une société américaine exclusive, qui pratiquait l'ostracisme et appliquait encore et toujours la Loi Jim Crow dans son quotidien. Ici, l'Amérique des années 1940 - 1950 est vue dans toute sa véhémence, son âpreté, rejetant
systématiquement aux frontières de la marginalité tous ceux qui ne possédaient pas la bonne couleur de peau. Mais ce qui a le plus choqué les lecteurs de ce roman noir à l'époque de sa sortie, ce sont ces scènes de violence gratuite et d'érotisme à la limite de la pornographie. A travers "Les morts ont tous la même peau" on sent bien que Boris Vian a été largement influencé par ses lectures des romans policiers de Raymond Chandler avec le détective Philip Marlowe, particulièrement celui qu'il a traduit en 1948, "Le grand sommeil". Ce qu'il y a de glaçant dans roman concis de 130 pages, c'est que l'on suit l'itinéraire d'un homme dont la vie bascule dans la folie obsessionnelle et meurtrière en raison de la couleur de sa peau et marche sur la tranche tel un funambule, avant de plonger et de sombrer définitivement jusqu'au point de non-retour. C'est absolument magistral !

"Les morts ont tous la même peau" a été lu dans le cadre du


325 - 1 = 324 livres à lire ... Sans parler de tous les autres à découvrir !