28 mai 2009

THE BLACK POWER

La dame noire - Stephen Carter - Robert Laffont Éditions


Lemaster et Julia Carlyle font partie des rares couples africains-américains dans le bastion de la blanchitude de Tyler's Landing, dans le Comté d'Harbor. Ces deux-là ont un train de vie huppé et bourgeois, fréquentant assidument le milieu du pouvoir politique à la Maison Blanche. Ancien conseiller du président des États-Unis, Lemaster Carlyle est devenu le président noir de la prestigieuse université de New England. Alors qu'ils rentrent d'une réception à l'université, ils sont pris dans une tempête de neige. Leur voiture fait une embardée et quitte la route. Une route de campagne, perdue au milieu de nulle part et qu'ils n'auraient jamais dû prendre. Il est parfois des erreurs commises qui bouleversent l'existence de personnes socialement bien installées. Parce que à cause de cet accident stupide sur cette vulgaire piste forestière, les Carlyle ont trouvé un corps, celui de Kellen Zant, chercheur brillant, titulaire d'une chaire en économie dans l'université où Lemaster Carlyle est président. Entre eux deux, une sourde rivalité existait, dont les journaux s'étaient fait l'écho. Deux afro-américains brillants dans leur domaine, l'un venant de la upper class américaine, l'autre descendant d'anciens esclaves noirs du sud des États-Unis, la presse blanche en faisait régulièrement ses choux gras. Surtout, Julia Carlyle avait été la maîtresse de Kellen Zant avant son mariage avec Lemaster. "Le professeur Zant était l'inventeur d'une formule particulière en économie, n'est-ce-pas ? Une sorte de théorème ? Une méthode pour mieux estimer les valeurs boursières passées en fonction d'événements hypothétiques, a répondu le président, cherchant une nouvelle fois à tester l'intellect des deux limiers. Ils ont attendu la suite. C'était encore à ses débuts, quand j'étais jeune diplômé, a poursuivi Lemaster. L'équation Zant-Feldman, l'une des avancées les plus significatives de la théorie de la finance au cours de ces cinquante dernières années".

Le jour de l'enterrement, Julia est accostée par une amie intime de Kellen Zant - Mrs Mary Malard -, journaliste, qui lui tient un discours incohérent concernant des éléments d'un soi-disant surplus. Rien qui ne tienne réellement la route et puisse faire démarrer l'enquête sur son assassinat. Julia apprend ensuite qu'un cambriolage a eu lieu chez l'oncle de Kellen. Tout ce qui concernait le dossier sur lequel celui-ci travaillait a été volé. Rien d'important selon cet oncle. Sauf que des événements curieux surviennent depuis le meurtre et cette curieuse rencontre au cimetière. Un avocat véreux - Tony Tice - a cherché à contacter Julia Carlyle. Il s'est intéressé de
très près à son travail de vice-présidente de l'école de théologie, aux recherches de sa fille Vanessa, à ses relations avec Kellen Zant. Il a même voulu pénétrer dans son bureau. Sans succès. La curiosité a ses limites.

Julia apprendra petit à petit que Kellen Zant était sur la piste d'une affaire
importante, une histoire ancienne qui avait - en son temps - perturbée la vie calme et tranquille de Tyler's Landing. Un meurtre avait été commis, trente ans auparavant. La victime - Gina Joule - appartenait à la upper class blanche du Landing, son père étant à l'époque le président de l'université du comté. Cela avait secoué ce coin sans problèmes, et ravivé les vieilles phobies et autres aversions contre la communauté noire de la région. Un jeune noir américain - DeShaun Moton - avait été tué quelques jours après par la police, lors d'un vol de voiture. Il était le coupable idéal pour calmer l'atmosphère sulfureuse du moment. Surtout qu'un témoin l'avait vu discuter avec Gina Joule le soir de son meurtre. Seulement, certains habitants étaient convaincus que l'enquête avait été bâclée pour protéger le vrai coupable. Si cela était le cas, les retombées allaient être fracassantes et risquaient d'éclabousser de hautes figures politiques. Kellen Zant voulait monnayer un article compromettant sur cet étrange affaire à un client de Tony Tice. "Le professeur Zant était en possession d'un article dont mon client était prêt à se rendre acquéreur. Ils étaient parvenus à un marché. Zant lui a donné un aperçu, un "amuse-gueule", comme il disait, en promettant de lui remettre l'article lui-même d'ici une quinzaine. Et puis quelqu'un l'a abattu. - Vous avez terminé ? - Shari Larid, a-t-il prononcé à brûle-pourpoint. - Quoi ? - C'est le nom de quelqu'un. Shari Larid. - Il l'a épelé. - Une professeur remplaçante. zant a dit que vous sauriez comment la joindre. Julia a secoué la tête".

Il devient rapidement évident que pour la bonne image de cette célèbre université privée, et prisée par l'ensemble de la bonne société américaine, l'enquête sur le meurtre de Kellen Zant doit être menée discrètement, tout en ménageant les susceptibilités sociales et raciales. L'important est d'éviter tout scandale pouvant salir des personnes hauts placées,
politiquement et économiquement influentes. Certaines d'entre elles interviendront pour mettre un point final aux investigations de la police. C'est sans compter sur la pugnacité de Julia Carlyle et de Bruce Vallely, le responsable de la sécurité du campus. Et si cet assassinat - presque banal - masquait quelque chose de bien plus profond, de bien plus enfoui. Et si cela cachait tout simplement la vérité sur l'affaire Gina Joule.

Stephen Carter est un auteur brillant et un brin poil à gratter dans le milieu afro-américain. Après plusieurs essais socio-politiques dérangeant, l'auteur se consacre à l'écriture de romans tout aussi décapants. Avec "La dame noire", Stephen Carter a décidé de s'installer dans la classe sociale aisée noire américaine. C'est l'occasion pour lui de poser un certain regard sur cette partie de la société américaine, et sur l'influence de celle-ci. Ici, pas de ghetto noir, miséreux et misérable, violent, où règne l'exclusion, le désespoir, où sue la haine de l'autre, où domine les bandes armées et les trafiquants en tous genres. Rien de tout cela. Au contraire. Un monde feutré, libéral, conformiste et tout aussi fermé. Car, ne nous méprenons surtout pas là-dessus. Dans la upper class africaine-américaine, on trouve aussi des castes, des clans dans lesquels il est très difficile - voire impossible - de se faire accepter. A travers les Carlyle, cette famille parfaitement intégrée dans la société, Stephen Carter nous ouvre les portes d'une micro-société où les personnes bien nées se fréquentent entre elles, vivent dans le même quartier, vont dans les mêmes universités, les mêmes magasins, son invités aux mêmes soirée. Julia et Lemaster Carlyle appartiennent, tous les deux, à des clubs très fermés. Cependant, mêmes bourgeois, cultivés, aisés, les Carlyles restent aux yeux de leurs semblables blancs, des noirs. De fait, certains lieux de Tyler's Landing leur sont
interdits. Dans "La dame noire", ce sont deux milieux influents - noirs et blancs - qui s'opposent et s'affrontent parfois, qui ne se connaissent pas ou mal et vivent en parallèle. On a l'impression d'évoluer entre deux mondes qui ne se côtoient que par intérêt personnel réciproque.

Le sujet est traité comme un puzzle. Les
éléments disparates se mettent en place par touches successives, pour distiller l'intrigue construite par strate. On part d'un crime apparemment crapuleux pour finir avec une affaire qui touche au pouvoir suprême, à la présidence des États-Unis. Dans un style riche, dense, fourni et fourmillant de détails, parfois jusqu'à l'overdose, profond, où la classe noire américaine riche est passée au microscope, Stephen Carter nous entraîne dans un thriller fracassant, haletant, où l'on ressort exsangue. Autant vous prévenir, si vous commencez "La dame noire", elle ne vous quittera pas, vous habitera, vous obsédera jusqu'au bout, et même après.

Un grand merci au Blog-o-Book et aux éditions Robert Laffont qui m'ont proposé cette excellente lecture. D'autres avis sur Blog-o-Book.

25 mai 2009

IT'S A LONG WAY TO SPAIN

  • Un beau matin d'été - Sur les routes d'Espagne (1935 - 1936) - Laurie Lee (Phébus Libretto n° 168)

Lorsque Laurie Lee quitte son village du fin fond de l'Angleterre, il est très loin de se douter de ce qu'il va entrevoir au cours de son voyage. On est dans les années 1930, en Europe, et l'époque n'est plus à l'euphorie des Années Folles, mais à celle des désœuvrés et des chômeurs. Tout cela pousse l'auteur sur les chemins, mais aussi ses vingt ans, la poésie qu'il écrit et l'envie d'aller voir ailleurs pour tenter sa chance. C'est le cœur léger, rempli d'espoir en l'avenir et muni de son violon qu'il laisse mère et fratrie pour rejoindre Londres, première escale pour ce marcheur invétéré. La solitude des premiers kilomètres laisse vite la place à une longue colonne de déplacés économiques et involontaires. "Je remarquai vite qu'il s'y trouvait beaucoup d'autres voyageurs, et que tous, nous avancions vers le nord en une sombre et lente procession. Si certains étaient vagabonds professionnels, la majorité appartenait à la grande armée des chômeurs qui, à cette époque-là, errait sans but à travers toute l'Angleterre."

Après avoir suivi le chemin des écoliers pour voir la mer longtemps imaginée, Laurie Lee arrive à Londres qu'il compare à "[...] une énorme croûte, à un tas de cendres qu'eût crachées un volcan avant de mourir." Apprenti-poète et musicien des rues, il survivra à Londres grâce à des petits boulots et divers travaux précaires sur des chantiers. Cela n'entame en rien son optimisme, puisqu'il se verra - dans le même temps - récompensé par un journal local qui éditera ses premiers poèmes. Mais son insouciance et sa jeunesse lui donnent des fourmis dans les jambes. A l'asservissement d'une situation précaire et sans lendemain, il préfère la liberté et ses aléas. Un beau matin, se souvenant d'une phrase polie apprise en espagnol : "Pourriez-vous me donner un verre d'eau, s'il vous plait ?", il décide de partir pour ce pays dont il ne connaît que le nom.

La première ville espagnole aperçue est Vigo, qui lui donne la sensation d'une apparition. Venant de la mer, cette citée ressemblait à une épave. Avec toujours, comme une interminable ritournelle, la misère qu'il trouvera sur son chemin, dans chaque ville, chaque village, chaque campagne traversés. Cette pauvreté qui sera associée à une grande générosité de la part des plus démunis. Chaque étape sera l'occasion de s'enfoncer un peu plus dans le paupérisme absolu. Il partira à la rencontre d'une véritable cour des miracles qui peuple la plupart des villes espagnoles. Cette vision donne le sentiment que l'Espagne vit encore dans un Moyen-Age entièrement soumis aux lois des Grands de ce pays et des religieux. "Jeunes et vieux étaient comme l'émanation de l'espèce de moyen-âge étouffant qui régnait encore [...]. Tous étaient infectés par ses pierres mêmes et, ainsi que les effigies vérolées des églises de l'endroit, comptaient au nombre des grands blasphèmes de l'Espagne." C'est un pays qui, tout en vivant aux portes de l'Europe civilisée et émancipée, s'était replié sur lui-même, figé dans ses grandeurs et ses malheurs passés, et avait oublié que les temps étaient aux transformations sociales profondes et douloureuses. L'Espagne allait en faire les frais à ses dépends.

Le dénuement est partout lisible et visible du nord au sud du pays, à un point tel que Laurie Lee se prendra d'amour pour ce peuple et partagera leur révolte. Mais ce qui le choque le plus dans ce déballage c'est l'extrême opulence qui côtoie en permanence l'extrême indigence. "J'y avais accepté que, bien gras et bien riche, le gros bonnet contemplât tout d'un œil vitreux alors qu'au marché, des hommes se battaient pour quelques déchets, que d'aimables vierges de la haute vinssent à l'église en carrosse alors que des mendiantes accouchaient dans les coins de portes [...]. J'avais cru que les uns et les autres faisaient tout simplement partie du tableau et ne m'étais jamais posé la question de savoir si c'était juste ou injuste. [...] J'eus pour la première fois conscience que le grabuge n'allait pas tarder." Il assistera au changement de la politique en Espagne et au fol espoir que cela fera naître au sein des plus malheureux. Il reviendra - quelques mois après avoir rejoint l'Angleterre -, se battre aux côtés de ceux qui ont su l'accueillir en partageant fraternité et générosité.

"Un beau matin d'été" est un livre réjouissant, chaleureux et résolument optimiste malgré la difficulté des situations que connaîtra son auteur. L'humour est partout présent, comme pour atténuer le poids des souffrances vécues. C'est tout à la fois poétique, libre et libertaire. En suivant Laurie Lee sur les chemins de traverse on a la sensation de revoir les pèlerins en partance pour Jérusalem ou Saint-Jacques de Compostelle, avec leurs illuminations et leurs hallucinations. La solitude devient même une source de joie. Mais c'est aussi un roman qui nous raconte, en direct, la misère quotidienne de cette Espagne au bord du gouffre, en pleine métamorphose, juste avant le grand basculement. Un peu comme des clichés de Cartier-Bresson ou de Capa. C'est très bon, tout simplement.

23 mai 2009

GRABRIELLE PAR CHANEL

L'allure de Chanel - Paul Morand - Folio n°4896



"[...] Chanel était très seule, très timide, très surveillée ; Misia lui amenait ce soir-là ses futurs compagnons de vie, les Philippe Berthelot, Satie, Lifar, Auric, Segonzac, Lipschitz, Braque, Luc-Albert Moreau, Radiguet, Sert, Elise Johandeau, Picasso, Cocteau, Cendrars (pas encore Reverdy). Leur seule présence annonçait la cassure d'avec 1914, le passé révoqué, la voie ouverte au lendemain, un lendemain où les banquiers ne s'appelleront plus Salomon, mais Boy, Lewis, [...] où les parfums ne seront plus Trèfle incarnat, Rêve d'automne, mais porteront un numéro matricule, comme les forçats. Vous n'auriez pas reconnu le génie de Chanel ; rien n'indiquait encore son autorité, sa violence, sa tyrannie agressive, ne laissait apparaître ce caractère promis à une grande illustration". C'est en 1921 que Paul Morand fera la connaissance de la toute jeune Coco Chanel. Il aura le privilège de faire partie du groupe restreint de ses compagnons de route. Se faisant l'écho des souvenirs de Chanel, Paul Morand nous relate - à la 1ère personne - le destin exceptionnel de cette petite modiste aux origines humbles qui allait bouleverser le monde feutré des grandes maisons de couture établies et réinventer l'éternel féminin.

La vie de Chanel sera - avant tout - le parcours d'une solitaire. Si un adjectif peut la résumer, la caractériser, c'est seule, isolée, abandonnée, recluse. Seule, de sa naissance jusqu'à sa mort. Seule, au point de faire d'un cimetière de campagne son refuge, sa retraite, son lieu de confidence pour ses joies et ses peines d'enfant. L'endroit idéal pour cette petite fille sombre et taciturne, mise en pension chez des tantes exécrables après la disparition de sa mère et la fuite de son père. Autre lieu - d'apprentissage celui-là - le grenier, sa bibliothèque, son trésor de culture et d'imagination. L'espace où la petite Gabrielle - pas encore Coco - alimentera son imaginaire, puisera son inspiration, développera sa dignité, sa fierté de rester debout contre vents et marées. Cette enfant difficile, qui ne cèdera rien à personne, ne souhaitera qu'une seule et unique chose, sans doute la plus exigeante parce que la plus difficile, être libre. Pour la dompter, ses tantes lui imposeront des travaux de couture, la préparation de son trousseau de jeune fille à marier. Elle crachera dessus, préférant - de loin - la vie nouvelle qu'elle venait de découvrir à
Vichy. Vichy avec ses excentriques en robes écossaises qu'effrayaient tous les bien-pensants et autres conservateurs. Vichy, première station sur le chemin de la gloire de la future Coco Chanel. Vichy et sa rencontre avec M. B., dont elle deviendra la maîtresse pour fuir l'Auvergne, les tantes, la grisaille de sa vie, la tristesse de son enfance. Et puis, la rencontre miraculeuse, celle qui balaie tout sur son passage, qui emporte passé et présent pour construire un avenir, une autre histoire, une seconde vie, Boy Capel. "Boy Capel, être d'une vaste culture, d'un caractère original, avait fini par me comprendre très bien. - Elle a l'air futile, disait-il, mais elle ne l'est pas. Il ne voulait pas que j'aie d'amis. Il ajoutait : - Ils t'abîmeraient. C'est le seul homme que j'ai aimé. Il est mort. Je ne l'ai jamais oublié. Il fut la grande chance de ma vie ; j'avais rencontré un être qui ne me démoralisait pas. Il avait une personnalité très forte, singulière, une nature ardente et concentrée ; il m'a formée, il a su développer en moi ce qui était unique, aux dépens du reste".

C'est grâce à cet anglais élégant, raffiné, cultivé, sûr de lui et d'elle, que Coco Chanel se lancera dans la mode comme on lance un défi, pour faire un pied de nez à son histoire. Son premier magasin, dans la mythique rue Cambon, sera une chapellerie. Paradoxalement, c'est la Grande Guerre qui fera de Chanel ce qu'elle allait devenir : une pionnière dans la libération du corps féminin, la styliste de l'épure, l'artiste de la simplicité, de la sobriété,
de l'éternel féminin, de l'élégance simple et vraie, de celle qui traverse les modes sans jamais être dépassée.

Paul Morand est un écrivain à l'écriture précieuse, agréable, intelligente. Il sait nous faire partager son amour des lieux et des êtres exceptionnels. Avec "L'allure de Chanel", c'est une Coco singulière, intime, qu'il nous relate. La Coco sauvage du Mont-Dore, seule et déjà affranchie, une petite fille indépendante et volontaire, de celles qui portent en germe un destin hors du commun. Une enfant arrogante qui apprend à mentir dès son plus jeune âge et passera son temps à
travestir la réalité, à la mélanger, à la malaxer avec des éléments de sa fertile imagination au point - parfois - de ne plus pouvoir démêler le vrai du faux. Dans "L'allure de Chanel", c'est Coco qui redevient Gabrielle, l'originelle, la pure, la non-pervertie, la spontanée. Elle se raconte. Elle nous raconte le parcours sinueux, tout en clair-obscur, de son destin tragique et merveilleux. Tragique par son amour unique pour un seul homme tout au long de sa vie, malgré d'autres aventures. Merveilleux par la légende qu'elle a su créer à force de caractère, de pugnacité, d'originalité, de transgression des tabous de son époque. Femme de tête, courageuse, forte et fragile à la fois, celle que tout le monde nommera Mademoiselle, mettra un point d'honneur à s'émanciper de la tutelle masculine, jusqu'à être financièrement autonome. Une réelle victoire pour l'époque. Celle qui sera l'amie des plus grands artistes du moment et qui se disait ignare en tout, a façonné la femme authentique du 20ème Siècle. Une bien belle revanche pour une béotienne !

Sur Fabula, un article intéressant sur les analogies entre Coco Chanel et Paul Morand, Valeurs Actuelles revient sur certaines zones d'ombre de son passé.

20 mai 2009

LA DIGNE FILLE DE BLUEBERRY

  • L'Irlandaise - Gilles Pascal & Jacques Pavot - Point d'Exclamation Éditions


Two Oates Valley, août 1861. Eva O'Connell, jeune fille habillée comme un garçon pour masquer ses séduisants attributs est à la recherche de son oncle - Richard O'Connell -, dans un bar glauque, tanière des immigrés Irlandais aux États-Unis. Dans cette bauge, elle espère trouver des éléments susceptibles de l'aider à trouver une piste pour revoir son oncle parti subitement, sans laisser de nouvelles.

C'est cette mystérieuse disparition qui a poussé la jeune et jolie Eva à quitter brutalement son milieu bourgeois, feutré et catholique de Washington pour les contrées sauvages d'Amérique. Dans cette famille irlandaise huppée, évoquer l'oncle Richard - disparu depuis plus de dix ans - revient à faire émerger un passé enfoui au fond de chacun et que tous s'efforcent de vouloir oublier. Sauf la jeune Eva. Pourquoi ? Pour quelles raisons ? Alors que sa famille est partie assister à une bataille entre troupes nordistes et sudistes, en pleine guerre de Sécession - comme on participe à une partie de campagne ou à une course de chevaux -, Eva profite d'un mouvement de panique pour fuir l'ambiance pesante et oppressante de son entourage.

Au milieu d'un no man's land - reste d'un affrontement violent entre soldats -, la belle Eva croise un mort-vivant, Brian McEkham. D'abord effrayée par les méthodes peu orthodoxes de ce drôle de soldat qui pille les morts avant les vautours, elle finira par se résoudre à prendre les mêmes habitudes que lui. C'est ainsi qu'elle troquera sa robe convenue de lady pour
une tenue plus adaptée à sa nouvelle situation. Cette rencontre lui permettra de s'affirmer, de prendre en main son destin et de pouvoir ainsi partir à la recherche de cet oncle à qui elle ressemble tant.

Chez "L'Irlandaise" de Gilles Pascal et Jacques Pavot, il y a beaucoup de toutes ces femmes qui ont écrit une page de la légende de
l'Ouest. On ne peut s'empêcher de lui trouver des similitudes avec Chicago May pour ses origines irlandaises, et à la terrible Calamity Janes pour son travestissement. Dans tous les cas, une jeune irlandaise au caractère bien trempé, qui ne s'en laisse pas compter malgré son apparente jeunesse. Dans ce premier tome, Eva O'Connell construit la personnalité qui lui permettra de poursuivre son introspection et de retrouver - tôt ou tard - cet oncle énigmatique, dont on ne sait que très peu de choses. Pour quelles raisons a-t-il quitté son milieu opulent ? Qui est réellement Richard O'Connell pour la jeune Eva ? Son oncle, ou plus ? Qu'est-ce qui la pousse à partir à sa recherche ? Autant de questions que le lecteur se pose à l'issue de cette lecture.

Les dessins sont absolument magnifiques, parfois bidimensionnels ou tridimensionnels, aux couleurs tout à la fois sombres et lumineuses jouant sur les ombres, les ors, les bruns et les rouges et aux traits marqués. Cette atmosphère, très proche des films de western de notre enfance, n'est pas sans rappeler la série "Blueberry", tant pour les tons utilisés que pour les personnages ou encore pour l'enquête de cette sacrée Irlandaise.

Le deuxième tome devrait sortir en septembre prochain. Pour suivre l'évolution du prochain album, le site de Gilles Pascal, superbe. Les avis de Sylvie, Florinette et Sébastien
très enthousiastes.

18 mai 2009

TOUTES LES MUSIQUES DU MONDE

  • Concert baroque - Alejo Carpentier - Folio n° 1020



Autant vous prévenir si vous décidez d'entreprendre la lecture de ce court roman. Que vous soyez calé ou profane en musique, vous risquez d'être décontenancé par ce petit livre quelque peu surréaliste. La musique est présente au long de ses pages, sous toutes ses formes, à toutes les époques. De la période baroque au jazz, tous les styles se rencontrent, se mélangent. Ici, c'est la musique qui mène le récit. Les mots deviennent notes de musique pour partitions et leurs sonorités forment des allégro, des andante, des sonates .... Elle sert de prétexte à des rencontres hors du temps et affranchie des barrières de l'espace.

Le Maître, riche seigneur mexicain, décide de visiter la terre de ses ancêtres, l'Espagne, avant d'entreprendre ce pour quoi il est revenu sur le continent de ses ancêtres. Cette découverte le laissera dubitatif, voire perplexe. "Petits-fils d'Espagnols nés en quelque coin perdu entre Colmenar de Oreja et Villamanrique del tajo, et qui pour cette raison avaient conté merveilles des régions laissées derrière eux, le Maître s'était fait une autre idée de Madrid. Ayant grandi dans le luxe et les palais en tezontle de Mexico, cette ville lui semblait triste, terne, pauvre. Excepté la Plaza Mayor, tout ici était étroit, crasseux, rabougri [...]."

Mais l'Espagne n'est qu'une étape au fil de l'eau pour le Maître. Son but ultime est Venise et son carnaval baroque qui est une ode permanente à la musique, à la beauté, à l'opulence, à la couleur, à la fantaisie, à la démesure. C'est l'instant magique où toutes les barrières sociales et les tabous tombent durant quarante jours féeriques. "[...] au milieu de grisailles, d'opalescences, de reflets crépusculaires, de sanguines éteintes, de fumées d'un bleu pastel, avait éclaté le carnaval, le grand carnaval de l'épiphanie, en jaune orange et jaune mandarine, en jaune canari et vert grenouille, en rouge grenat, rouge de rouge-gorge, rouge de coffre chinois [...] avec un tel fracas de cymbales et de crécelles, de tambours, de tambours de basque et clairons, que tous les pigeons de la ville s'enfuirent vers les rivages lointains."

C'est dans ce joyeux charivari coloré que le Maître - fermement décidé à profiter de chaque instant - part à la découverte du carnaval et de ses secrets, déguisé en Montezuma, empereur indien trahi par Cortés. Cette infinie sarabande vénitienne qui se déploie à travers les rues entraîne le Maître dans une auberge où il fait la connaissance de Vivaldi, bientôt rejoint par Händel le Saxon et Scarlatti le Napolitain.

Cherchant un lieu isolé de cette foule bruissante, colorée et tumultueuse, pour jouer de la musique et composer en paix, le trio de virtuoses entraînent le Maître - flanqué de son serviteur - visiter l'Ospedale della Pieta, à la fois couvent et école de musique vénitiens, réputé pour la qualité de ses nonnes musiciennes. Leurs vies sont si intimement liées à la musique, que ces abbesses n'existent que par les noms de leurs instruments. "Le Maître, ainsi l'appelaient-elles toutes, faisait les présentations : Pierina del violino ... Catherina del cornetto ... Bettina della viola ... Bianca Maria organista ... Margherita dell' arpa doppia ... Guiseppina del chitanone ... Claudia des flautino ... Lucieta della trombe ...." Vivaldi, Händel et Scarlatti se préparent pour une symphonie impétueuse, accompagnés des quatre-vingt virtuoses de l'Ospedale. Comme la musique est contagieuse, cette parade musicale atteindra son apogée par une immense farandole disloquée.

Pour se reposer de cette étreinte folle et endiablée qui les mènera au bout de la nuit, nos artistes décident de prendre leur petit-déjeuner dans le cimetière de la Cité des Doges, sur la tombe d'Igor Stravinski, blâmé pour son plagiat des archaïsmes du Moyen-Âge. Mais le Maître mexicain ira de surprises en étonnements tout au long de ses rencontres de hasard. Il croisera la gondole transportant la dépouille de Richard Wagner, mort d'une apoplexie, au détour d'un canal.

Il assistera à un opéra baroque de Vivaldi qui tiendra à la fois l'archet du violon et la baguette de direction. Cet opéra reprendra l'histoire de Montezuma et déconcertera le Maître mexicain à cause des guerriers changés en femmes pour les besoins de la distribution. Cette ode inlassablement recommencée se terminera en apothéose par un concert de Louis Armstrong. "Ce soir même, dans une demi-heure, ce serait le concert tant attendu donné par celui qui faisait vibrer la trompette comme le Dieu de Zacharie, le seigneur d'Isaïe, ou comme l'exigeait le chœur des plus joyeux psaumes des écritures."

Les chronologies s'enchevêtrent, s'emmêlent, se croisent au gré de ce concert baroque où la musique - grande prêtesse - rythme le pas et la cadence du texte, léger et aérien comme une petite note de musique.

15 mai 2009

UN P'TIT NOIR AU COMPTOIR

  • Sur le zinc - Au café avec les écrivains - Folio 2€ n°4781


"Les uns fréquentent régulièrement tel café, afin d'entretenir une clientèle qui s'y désaltère, d'amorcer des commandes ou d'apprêter avec d'autres habitués quelques-uns de ces spécieux larcins que la langue commerciale qualifie de "bonnes affaires". Les autres y vont pour satisfaire leur passion du jeu, poussent sur le pré tondu d'un billard de bruyantes billes, remuent d'aigres dominos, de fracassants jackets, ou graissent, en se disputant, de silencieuses cartes. D'autres fuient dans ces réunions les maussaderies d'un ménage où le dîner n'est jamais prêt, où la femme bougonne au-dessus d'un enfant qui crie. D'autres viennent simplement pour s'ingurgiter les contenus variés de nombreux verres".

Passer la porte d'un café, d'un bistrot, d'un troquet, d'un bar - nommons-le comme on le désire -, c'est entrer dans une micro-société secrète organisée autour du sacro-saint comptoir et de sa salle commune. Dans cette confrérie particulière, on retrouve tous les groupes sociaux qui ne se rencontreraient jamais ailleurs, au travail, dans la rue. Tous y ont leurs habitudes. Certains y viennent pour parler, jouer, échanger, lire, écrire, penser. D'autres y viennent pour ne rien faire. Comme cela. Juste pour le plaisir de regarder vivre et s'agiter le monde autour d'eux.

Des habitués sont souvent ankylosés dans des rituels sclérosants. Certains clients arrivent ainsi ponctuellement, tous les jours, à la même heure, pour repartir - chaque jour - au même moment. Ils consomment le même café crème avec deux sucres et s'enfoncent dans la lecture assidue et obsédante du journal local qui présente les mêmes nouvelles, à la même date, dans le même style. Une ritournelle s'installe, une connivence inconsciente s'immisce entre ces clients et le patron du bar, chacun y trouvant ses repères quotidiens. Mais lorsque arrive un nouveau client, qui désorganise cet ordre des choses, il devient l'intrus. "Le genre qui dénonce une longue pratique de l'incrustation et un mépris total des cultures locales. Il portait haut les épaules et bas la moue, ne prêtait aucune attention à ce qui se passait autour de lui, n'avait pas tourné la tête lorsque Balmont avait poussé la porte, n'avait pas levé le nez de son journal lorsque Balmont s'était accoudé au comptoir et n'avait pas dressé l'oreille quand le patron avait amorcé
sa petite conversation. Il buvait du café noir. Dans une tasse minuscule, comme les gens des villes".

D'autres consommateurs voient dans le café un lieu d'observation de la vie, pour y trouver fortune ou rencontrer l'amour. Certaines cherchent des personnes d'elles seules connues. C'est souvent l'occasion de s'imaginer ce que l'on sait d'elles. Dans les troquets de banlieues ou de villages, on rencontre les familiers des jeux de cartes, manille, tarot, belote. Ceux-là sont généralement d'incorrigibles bavards, difficile à faire partir avant la fermeture. Ils soliloquent toute la journée, sans fin, jusqu'au bout. Tout y passe dans ces monologues, vie privée et vie publique, société, politique, ragots et rumeurs. Toute conversation est bonne pour prolonger encore un peu la magie de l'estaminet avant de se colleter la tristesse et la banalité d'une existence vide de sens parce que solitaire. Enfin, il y a les inconditionnels des bars, piliers de comptoir, de ceux qui ne les fréquentent que pour boire, tout et n'importe quoi, pour accrocher un regard, se donner le courage d'accoster un inconnu pour partir dans des conversations sans fin où l'on refait le monde à sa façon. "Au second verre, de vermouth cette fois, j'ai senti renaître le désir de lier connaissance avec les autres, ce sentiment d'avoir beaucoup de choses à leur communiquer, et l'illusion qu'on pourrait s'arranger pour vivre si l'on était assuré d'une marge où l'existence s'échauffe et brille dans ses plus modestes manifestations. On prétend que ces alchimistes se réunissent pour se soûler. La vérité est que l'état d'ivresse ne fait pas l'objet de leurs cérémonies extrêmement subtiles : il en est la conséquence et la rançon".

Dans ce petit recueil, subtilement intitulé "Sur le zinc. Au café avec les écrivains", c'est une page de notre histoire sociale qui se lit. Histoire des cafés, bars tabacs, brasseries, caboulots, zinzins, du plus huppé au plus rustique en passant par le plus rudimentaire. Et c'était la moindre des choses que de consacrer un petit livre à ce qui est une institution en France depuis au moins la taverne du Moyen Âge. A travers différents auteurs, on part à la recherche de ces petits lieux magiques et uniques où
se côtoient les coutumiers, les enthousiastes, les occasionnels, les passants, les observateurs, les prolixes, les silencieux, les fous, les artistes d'un jour ou de toujours. De Huysmans qui nous parle de ces désintéressés des cafés qui ne les hantent que pour leur plaisir, à Modiano toujours en quête de personnes étrangement disparues et qui considère son monde assis sur une banquette de moleskine, en passant par Eugène Dabit et sa clientèle baroque de "L'Hôtel du Nord" ou encore de Léon-Paul Fargue qui nous conte les cafés de Montmartre, repaire des rapins, de la bohème ou des belles de nuit, ce recueil nous plonge dans un monde qui se fait rare. "Sur le zinc" est un condensé d'extraits, nostalgiques d'un temps où les gens savaient encore se parler et se retrouver autour du verre de l'amitié.

11 mai 2009

VOYAGE AUTOUR D'UN ROMAN

  • Voyage au bout de la nuit - Critiques 1932 - 1935 - André Derval - 10/18 n°3759


"Voyage au bout de la nuit", chacun sait de quoi il traite. Pour être bref et cerner le sujet qui nous préoccupe, c'est la biographie de Ferdinand Bardamu, apprenti-tout, qui barguigne dans la vie en cherchant vainement sa voie. Bardamu qui partira à la guerre sur un coup de tête, cherchera fortune en Afrique, trouvera l'amour en Amérique et finira en France médecin de dispensaire dans une banlieue à la fois perfide et miséreuse. Tout cela sur fond de noirceur, de nihilisme avec une ambiance surréaliste. Ce que l'on sait aussi - peut-être un peu moins - c'est l'épisode du Goncourt 1932, attribué au livre de Guy Mazeline "Les loups". Les coulisses de ce feuilleton littéraire sont dignes d'une pièce de boulevard.

Ce que l'on sait encore moins - voire pas du tout - c'est le scandale littéraire provoqué par la sortie de "Voyage au bout de la nuit". Pour un premier livre, ce fût un coup de maître. Céline a réussi à s'attirer les foudres ainsi que les éloges de ses pairs. Tout le paradoxe célinien est contenu dans ce recueil de critiques contemporain de l'œuvre. "[...] d'où vient donc le charme de ce livre atroce et comment expliquer que ceux-là mêmes qui le disent criminels et asphyxiant ne peuvent s'empêcher de le saluer du nom de chef d'œuvre ?". C'est ce que cette série d'articles tente d'expliquer au lecteur. Des signatures - prestigieuses - auront aussi un impact sur la publicité littéraire de l'œuvre. Parmi celles-ci, on trouvera : Georges Altman, Victor Margueritte, André Maurois, Paul Nizan, Georges Bernanos, Georges Bataille, François Mauriac, Maxime Gorki, Léon Trotsky.

Nombre d'entre eux associeront Louis-Ferdinand Céline à Rabelais pour la truculence de ses expressions et sa trivialité, ainsi qu'à Mirbeau, Vallès ou aux naturalistes tels que Zola et Huysmans. Un critique le qualifiera "d'étrange Proust de la plèbe" tant il semble réaliser une alchimie entre le naturalisme du 19ème Siècle et le surréalisme désespéré de l'après-guerre. Léon Daudet, dans "Candide", fera le parallèle avec le "Satiricon" de Pétrone. Plus osé encore dans la comparaison littéraire, un critique risquera l'analogie avec Dostoïevski. "Il serait mieux d'évoquer Dostoïevski, avec moins de complaisance à se trouver beau dans le miroir de la perversité."

Conjointement à sa parenté littéraire, le rapprochement du "Voyage .." de Céline avec d'autres romans à scandale semble inévitable. Deux livres reviennent sous la plume enragée de certains critiques : "La garçonne" de Victor Margueritte et "L'amant de Lady Chatterley" de D.H. Lawrence qui avaient aussi produit leurs effets au moment de leur sortie en raison d'une certaine audace sexuelle pour l'époque.

Mais la virulence touchera aussi l'aspect esthétique du livre. Du naturalisme "de 1880 que M. Céline continue et à celle des satiristes de tous les temps" au symbolisme, du dadaïsme au surréalisme "d'avant la lettre, et dru, et total", toute la kyrielle des "isme" sera reprise, sans que les critiques ne puissent classer cette œuvre inclassable. Alors que certains crient au scandale et poussent des cris d'orfraie, d'autres parient sur la naissance d'un nouveau style littéraire ou - à tout le moins - sur un dépoussiérage de l'ancien. Robert Kemp notera que "cet homme libre a écrit un ouvrage libre, susceptible de provoquer dans les lettres une véritable révolution, par ses hardiesses et par sa nouveauté".

Le style d'écriture du "Voyage" alimentera aussi les discussions passionnées entre critiques. Ce style sera qualifié de vulgaire parce que le texte fait ressortir toute la haine, la violence de la vie et de l'homme. "Un style heurté, vulgaire. Un parti pris d'écrire comme on parle entre copains [...]. Il vous choque, ce langage, dès le début. On s'en accommode assez vite, du reste, on s'habitue. Puis la gêne revient, tenace, quelques pages plus loin [...]. Autre choses : la haine féroce des hommes qui court tout au long du roman. Pas un ne trouve grâce. Pour le reste, c'est une révolte continuelle, une "hargne" d'aigri ou d'hépatique. Pas la moindre pitié, pas le moindre amour. On dirait une série de petites vengeances." C'est un livre qui rejette tous les canons du style, qui transgresse les conventions avec, en fond, de terribles accents obscènes et une allure d'Apocalypse que l'on retrouvera dans toute l'œuvre célinienne. Cependant, beaucoup de critiques accepteront ce style heurté, brut, brutal parce qu'ils y verront un douloureux cri contre la condition humaine. "Son livre est le roman de l'homme malade de civilisation chargé jusqu'à crever des iniquités sociales, le roman de tous les pauvres types que la guerre a broyés." L'écriture de Céline sera rapprochée de la peinture de Goya, à la fois violente et lumineuse.

En lisant ce recueil de textes critiques, on est frappé par l'intuition de certains. Ainsi André Chaumeix de "La Revue des deux Mondes" a bien résumé l'intérêt du livre auprès des lecteurs. "Il a inspiré l'horreur parce qu'il est plein de grossièretés, anarchique et blasphématoire. Il a eu des partisans parce qu'il est violent, révolté, animé d'une flamme destructrice." Il le rattache à l'époque (1932) en raison de ses incohérences, de ses absurdités et de la disproportion entre l'effort et le résultat. Maxime Gorki, quant à lui, dira de Bardamu "qu'il est indifférent à tous les crimes, et ne possédant aucune données pour "se rallier" au prolétariat révolutionnaire, il est tout à fait mûr pour accepter le fascisme."

Dès sa sortie, "Voyage" sera un brûlot littéraire. A la lecture des 70 articles on se rend compte de la ferveur et de la passion de la critique de l'époque. Elle a largement dépassé le simple cadre de l'esthétique et du style pour se positionner dans une diatribe de la société des années 30. Toutefois, ce livre a su imposer son style à l'ensemble de la littérature et jusqu'à devenir une œuvre majeure du 20ème Siècle. La question que chacun se pose au terme de sa lecture est ce qui fait sa force, son attrait aussi longtemps après sa publication. Georges Altman nous donne une réponse. "La prose est un cri d'écorché vif, elle grince, elle gémit, elle ricane méchamment, elle s'évade aussi, souvent [...]. C'est cette prose qui donne au livre toute son âcreté et, peut-être avant tout, sa puissance. L'homme se raconte dans le style populaire, dur et rageur d'homme du peuple qui raconterait l'outrage qu'on lui a fait [...]. Mais l'outrage, l'affront, ici, c'est, en permanence, la vie." Il fallait y penser.

8 mai 2009

A DIEU, RIEN D'IMPOSSIBLE !

  • Dieu n'a pas réponse à tout (mais IL est bien entouré) - Benacquista & Barral - Dargaud Éditions


Il arrive parfois que, sur Terre, l'actualité, les individus ne vont pas bien. Comme un sentiment de malaise, de mal être, de crise profonde du Moi. Dans ces instants, Dieu voudrait bien intervenir. Cependant, il n'a pas toujours les moyens spirituels pour le faire. Aussi, pour traiter ces situations particulières et délicates, fait-il appel aux nombreux spécialistes qui peuplent son paradis.

Ainsi, le cas d'un
brillant ingénieur nucléaire. Il s'enfonce lentement mais sûrement dans une profonde dépression. Il ne désire que mourir, certes, mais pas seul. La tentation atomique le guette. Pour éviter une telle catastrophe nucléaire et planétaire, Dieu décide d'intervenir promptement en regardant dans son méga-fichier informatique qui pourrait bien lui prêter main forte dans cette affaire complexe. Dans sa liste des noms il y trouve pêle-mêle Flaubert, Fréhel, de Funés, Faraday et Freud ! Ce dernier a gagné sa place au paradis pour avoir inventé la psychanalyse et aider ainsi ses semblables à se libérer de leurs angoisses. C'est la personnalité idoine pour intervenir dans ce dossier.

Freud est donc renvoyé sur Terre illico presto pour aider cet imbécile qui menace l'équilibre de la planète et dont le passage à l'acte semble imminent.
Freud a vingt-quatre heures pour réussir sa mission. Mais Dieu surveille tout et tout le monde depuis son bureau de l'éden. Revenu sur Terre, Freud en profitera pour se fournir en havane, mâter les jeunes filles déshabillées et découvrir que la psychanalyse est devenue un véritable opium du peuple. Pour avoir réussi à libérer cet homme au bord du gouffre de sa culpabilité, Dieu accordera à Freud la fragrance du havane pour l'éternité.

Face à une dictature, Dieu est (presque) impuissant. L'histoire nous l'a montré. Aussi, quand un vent de liberté et de démocratie naît dans l'esprit d'un individu, il est toujours bon de le soutenir. Qui pourrait venir épauler Dieu dans ce contexte ? A la lettre H de son fichier paradisiaque apparaissent les noms de Houdini, Hergé, Hitchcock et ... Homère ! C'est sur lui que le doigt de Dieu se pose pour faire de ce doux dingue un héros. Tâche homérique s'il en est, il réussira à force de travail, d'abnégation, de volonté. Il transformera un homme chétif et sans charisme en un leader démocrate et opposant crédible. Pour avoir atteint l'objectif fixé, Homère ne souhaitera qu'une seule et unique chose : rester aveugle. Et un peu sourd, aussi !

Autant l'avouer de suite, dans "Dieu n'a pas réponse à tout (mais IL est bien entouré)" Tonino Benacquista s'en donne à cœur joie ! Et pour le plaisir du lecteur qui plonge avec lui dans cette parodie de la vie au paradis. En six saynètes, mettant en avant les qualités - et les travers - de personnages célèbres, les auteurs de cette bande dessinée 100 % humour nous font renaître Freud, Marylin Monroe, Homère, Louis XIV, Al Capone et Mozart dans des conjonctures surprenantes. En effet, voir Louis XIV, monarque éclairé et absolu - ami des arts et des sciences, personnage imbu de lui-même au point de se prendre pour Dieu - aider des SDF à se sortir de leur quotidien et à créer un parti politique pour se faire entendre, il fallait oser. Benacquista l'a fait ! Et cela nous donne quelques pages burlesques. Ou encore Al Capone, incarnation du Mal, symbole de la mafia et du trafic en tous genres, sorti de son purgatoire et dans l'obligation de rendre service à un commissariat de police
pour se racheter de son passé.

Dieu n'est pas épargné dans cette bande dessinée truculente. Il sait aussi user du chantage. Sa mansuétude a des limites. Il n'hésite pas à imposer ses volontés à des collaborateurs parfois récalcitrants ou à ne pas leur laisser le choix entre deux situations extrêmes. Benacquista et Barral nous montrent un paradis qui ressemble parfois à un joyeux bazar. Dans "Dieu n'a pas réponse à tout (mais IL est bien entouré)", Dieu est un personnage à l'image des Hommes, avec des sentiments, des colères, des joies, des peines. Dieu est humain et il est le PDG d'une entreprise de milliards d'individus qui peuvent devenir - à tout instant - l'un de ses proches collaborateurs. Et lorsque l'on a, parmi ses assistants, un Mozart facétieux qui exige en retour de son travail de rétablir la vérité sur l'origine de son inspiration, il faut savoir être conciliant !

6 mai 2009

L'ORCHESTRE TZIGANE


"Le vieux Marian Dunka, aux cheveux argentés, tapait sur la table avec son archet pour imposer le silence, haussait ses sourcils épais et remuait les genoux, alors les gars commençaient à jouer, tout d'abord des airs slovaques et ruthènes : Ô belle demoiselle, comme un fruit épanoui, comment ne pas aimer ton minois si joli ... Et quand musiciens et invités étaient bien guillerets, la conversation roulait sur les czardas, toujours plus rapides et endiablées, parce que avec la gnôle qui coulait à flots il commençait à y aller de leur vie, les voix se démêlaient et se mêlaient comme l'eau d'un torrent, elle montaient dans le ciel et retombaient de nouveau, l'alcool se déversait dans ces gosiers assoiffés, les habitants de Poljana s'écroulaient les uns après les autres, comme des arbres que l'on abat, tandis que des gouttes de sang perlaient aux doigts écorchés des musiciens et que des bouts de crin déchiqueté voletaient autour des archets. Et, au matin les Tziganes se regroupaient, à l'écart, et lançaient, pour le plaisir, leur refrain languissant et nostalgique : Gadzeske basavav andro kan, Romeske andro jilo, jusqu'à munuit avec les gadjé, pour l'argent, et ensuite avec nous, pour le coeur ... Enfin, ils balançaient leurs instruments et entonnaient, d'une voix enrouée : Chajori romani, ker mange jagori, na cikni na bari, carav tro vod'ori ... Petite, ma petite, je t'en supllie, allume un feu ... Et ils s'ouvraient si grand, ils avaient tellement mal qu'ils se mettaient à pleurer comme des petits enfants, sans avoir aucunement honte de leurs larmes noires. Soudain, en effet, tout était inutile, même ces instruments, ces cordes et ces archets ; même les mots étaient creux et vains : il ne restait que la chaude nuit noire, d'un noir profond, les étoiles fugitives, les parfums et les couleurs, un chagrin et une douleur à perdre la raison ... Et quinconque les entendait ainsi, au matin, leur pardonnait les agneaux égarés, le poulailler vide ou le sillon piétiné, parce que l'on sentait qu'à travers ces voix rauques on retombait quelque part à la source, aux racines, en même temps que l'on touchait les étoiles ; que tout, agneaux, pommes de terre, eau-de-vie maison et larmes, était indissociable, et que sans les Tziganes, les forgerons, les puisatiers et les musiciens l'existence ne serait peut-être même pas concevable. A Zemplin, on disait même : Tant qu'un Tzigane ne t'a pas fait ses compliments, le bonheur n'entre pas dans la maison ...


Extrait - "
Petite, allume un feu ..." - Martin Smaus

4 mai 2009

UN PERPETUEL RECOMMENCEMENT

  • L'instinct d'Inez - Carlos Fuentes - Folio n°4168


"Inés. Il répéta le nom féminin. Inés. Il rimait avec vieillesse, et le maestro aurait voulu rencontrer, dans le sceau de cristal, le reflet impossible des deux, l'amour interdit par le passage des ans : Inés, vieillesse. C'était un sceau de cristal. Opaque, mais lumineux. C'est surtout cela qui en faisait une merveille. Placé sur son trépied devant la fenêtre, il était traversé par la lumière et le cristal rayonnait. Il était parcouru de fulgurances qui faisaient apparaître, révélées par la lumière, des lettres illisibles, les lettres d'une langue inconnue du vieux chef d'orchestre ; une partition dans un alphabet mystérieux, peut-être la langue d'un peuple disparu, peut-être le cri sans voix venu de très loin dans le temps et qui, d'une certaine façon, se moquait de l'artiste, si attaché à la partition que, bien que la connaissant par cœur, il avait toujours besoin de l'avoir sous les yeux à l'heure de l'exécution ... Lumière dans le silence. Lettre sans voix".

Au crépuscule de sa vie, Gabriel Atlan-Ferrara, grand chef d'orchestre français se souvient de son illustre passé et de sa relation avec Inez, cantatrice aussi absconse que lui. A travers la présence énigmatique d'un sceau de cristal, précieux talisman censé contenir la mémoire, tout à la fois passé et futur, le vieil homme se remémore le faste de son histoire, lorsqu'il dirigeait d'une main de maître les plus grands orchestres sur la musique de Bach, Mozart ou Berlioz. Au soir de sa vie, Gabriel Atlan-Ferrara dirige une ultime représentation de "La Damnation de Faust" d'Hector Berlioz, à Salzbourg. Cet opéra est l'œuvre de son existence. La première fois qu'il l'a monté, c'était à Londres, en décembre 1940, en plein blitz, à Coven Garden.

Et, d'un coup, cette voix surnaturelle, rugissante, éclatante, de la jeune choriste Inez Rosenzweig qui se mêle à la fureur des bombes s'écrasant sur le cœur de Londres et s'isole du chœur pour mieux se différencier. En entendant cette voix exceptionnelle, solennelle, qui sanctifie l'œuvre de Berlioz, Gabriel Atlan-Ferrara est pris entre l'envie d'abhorrer cette inconnue et sa voix qui venait perturber la direction de son opéra et la fascination que ce son venait d'exercer sur lui. Pour le maestro, cette voix est celle de la nature - à la fois originelle et farouche -, une voix qui doit être domptée, travaillée, pour exhaler toute sa perfection, son ampleur. Gabriel Atlan-Ferrara se sent immédiatement attiré par cette jeune et frêle mexicaine à la voix cristalline et inaltérée comme un diamant brut. Bien que sous le charme d'Inez, il sait d'avance que cette relation est impossible, qu'entre eux deux existera toujours un alter ego, le double de Gabriel, son positif. "Ce fut le
silence troué par la pluie de bombes qui fit exploser Atlan-Ferrara, lequel se déchaîna sans y penser à deux fois, sans attribuer sa colère à ce qui se passait dehors ni à son rapport avec ce qui se passait dedans, mais à la rupture du subtil équilibre musical qu'il voulait imposer - harmoniser le chaos -, par cette voix aérienne et profonde, isolée et souveraine, "noir" velours et "rouge" feu, détachée du chœur des femmes pour s'affirmer, solitaire comme le personnage d'une œuvre qui ne lui appartenait pas en propre, non parce que celle-ci appartenait à Berlioz, ou au chef, ou à l'orchestre, aux solistes ou au chœur, mais parce qu'elle était celle de tous, alors que la voix de la femme, doucement contrariée, proclamait : - La musique est à moi".

En 1949, la paix revenue sur le monde après le chaos mondial, Inez - devenue Inez Prada, plus représentatif de ses facultés vocales - retrouve Gabriel Atlan-Ferrara pour une nouvelle adaptation du "Faust" de Berlioz. Devenue une Diva reconnue pour talent de soprano, Inez Prada tiendra le rôle de Marguerite. En devenant amants le temps de cette représentation, Inez et Gabriel deviennent ainsi l'égal l'un de l'autre. Sur scène, Gabriel règne, dicte, requiert. Sous les draps, Inez oriente leurs ébats. En 1967, Inez et Gabriel se retrouveront pour une dernière représentation de "La Damnation de Faust" à Coven Garden. La boucle est ainsi bouclée, le début et la fin se rejoignent sur scène.

Étrange roman que "L'instinct d'Inez" de Carlos Fuentes. Ouvrage elliptique dans lequel l'auteur reprend le sujet principal de l'opéra de Berlioz et l'amour impossible, parfait et unique, entre Faust et Marguerite. On ne peut s'empêcher de faire l'analogie entre Gabriel et Faust. Tous les deux sont avides de pouvoirs leur donnant cette supériorité, cet ascendant sur les autres. Tous les deux sont intransigeants et ne supportent pas la médiocrité, les faux-semblants, l'à peu près. Il leur faut absolument maîtriser leur œuvre, leur travail, leur savoir, pour se sentir reconnu, aimé, respecté. Inez est la digne incarnation de Marguerite, jeune femme au cœur pur aimée et abandonnée par Faust, qui le touchera par la pureté de son âme. Dans "L'instinct d'Inez", l'opéra de Berlioz sert de toile de fond au roman de Carlos Fuentes. Sauf qu'au bruit et à la fureur des instruments de l'orchestre, l'auteur leur substitue la violence des bombardements de Londres en 1940.

Mais "La Damnation de Faust" n'est pas la seule référence de ce roman hors normes. Il y a le mythe du chaos, de l'origine du monde, de la faute d'Ève qui a précipité l'Homme hors du paradis terrestre pour se retrouver dans un milieu hostile, où il va devoir affronter les dangers pour apprendre à survivre. Carlos Fuentes ne les
nomme plus Adam et Ève, mais A-Nel et Ne-Il. De glapissements, borborygmes, grognements, ces sons deviendront chant, écho se répondant pour se reconnaître, se distinguer des animaux. Ce chant se distinguera du cri éloignant les animaux, masquant sa peur ou montrant sa différence. Ce chant sera le premier pas vers la parole, symbole de la différentiation de l'Homme d'avec les primates. C'est l'hymne de l'évolution de l'espèce humaine, son passage de l'état primaire au statut d'individu. Et la métaphore du blitz londonien, de la 2ème Guerre mondiale parachèvera ce chaos originel.

Perce aussi la légende de Caïn et d'Abel - les fils d'Adam et d'Eve - eux aussi symboles de la lutte ardente pour le pouvoir, la suprématie. On ne peut s'empêcher de percevoir dans "L'instinct d'Inez" la notion d'inceste entre le frère et la sœur, le mythe fondateur du Totem et tabou. Tant de chose à dire et à lire dans ce roman foisonnant en forme de parabole qui nous parle de la nature humaine, de son origine, de sa construction psychique, psychanalytique, du rapport à soi et à l'autre. Un roman pas facile à aborder pour une première lecture, mais qui mérite d'être lu pour sa richesse profonde.


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2 mai 2009

MIEUX VAUT RIRE DE TOUT

  • L'allumeur de rêves Berbères - Mohand Saïd Fellag - J'ai Lu n°8722


Alger, dans les années 1990. Alors que la ville est en proie à la peur des attentats et à la terreur des islamistes, Zakaria - écrivain déchu par le régime dont il s'est fait le chantre - observe ses coreligionnaires depuis le balcon de son appartement. Pendant les quelques heures du retour de l'eau la ville renaît à la vie. Chacun se dépêche de profiter de cette manne providentielle et limitée offerte par le Ministère de l'Hydraulique. Durant cette parenthèse de bonheur aquatique que tout le monde attend avec impatience, les machines à laver démarrent dans un brouhaha indescriptible, les tuyaux d'arrosage irriguent bougainvillées, hibiscus, plants de tomates ou de haricots verts, lavent voitures et escaliers, les habitants se douchent et remplissent bidons, bouteilles et bassines avant une nouvelle coupure annonciatrice de restriction d'eau. Tout le monde est aux aguets pour ne pas rater la distribution de cette eau providentielle et rare. Pendant ces heures nocturnes et miraculeuses, c'est une autre vie, plus belle, plus active, plus fantaisiste aussi, qui se déroule sous les yeux de Zakaria l'écrivain. "Cette seconde vie, nocturne, remet les compteurs à zéro et nettoie les cerveaux des tourments et pressions de la veille. En dispersant sa sève bienfaitrice, la plomberie redonne aux pauvres créatures laminées par la désespérance le goût de croire de nouveau aux choses. Subitement, des actions aussi banales que rire, boire un café, fumer une cigarette, aimer, raconter une histoire, redeviennent des gestes fondamentaux, des rites magiques participant à la reconstruction de l'espoir et au ressourcement des désirs. Des êtres aussi dissemblables qu'un philosophe francophile, un stalinien, un ancien combattant, une vieille femme juive, un inventeur, un imam orthodoxe, un handicapé moteur, un marchand de légumes, un ex-émigré, un inspecteur de police, un islamiste pur et dur, un chauffeur de taxi ou une prostituée clandestine, s'assoient autour d'un thé, rient en débattant de tout et de rien comme s'ils étaient des caravaniers faisant halte dans une lointaine oasis afin d'échanger du sel et des nouvelles".

Parce que la journée, la vie est un véritable enfer, une torture morale et psychologique pour la plupart de ces habitants. Encore plus pour Zakaria qui a trahi la cause pour laquelle il a longtemps chanté les louanges. Et cela, personne ne lui a pardonné. Rejoindre le camp des démocrates mérite la mort pour qui tente l'expérience. Les premières menaces l'ont presque rassuré sur son courage. Il les a même prises à la légère. Elles l'ont bien fait rire. Petit à petit, le ton a changé, en même temps que les mots utilisés. Surtout, ces intimidations ont concerné toute sa famille, sa femme - Nadia - ses enfants. Partout où ils se trouvaient, ils étaient repérés. Impossible de se cacher, de fuir pour se faire oublier. Cette situation a
perturbé Zakaria qui s'est mis à boire, à se barricader chez lui, à stocker des denrées, prêt à tenir un siège face à un occupant invisible mais envahissant. Sans parler des cauchemars qui hantaient ses nuits, sa recherche effrénée d'une arme quelconque pour se protéger, marteau, pistolet ou fusil de chasse. Tout et n'importe quoi, mais se sentir en sécurité.

Ces pressions morales, l'éclatement de la cellule familiale, la mise au ban de la société vont pousser Zakaria à reprendre sa plume pour raconter, dire ce qu'il voit, observe, analyse du quotidien de ses voisins et semblables. "Aujourd'hui, comme une fourmi, je glane les minuscules événements sortant de l'ordinaire par leur teneur étrange, caustique ou dramatique. Je dresse un fichier d'histoires de gens de mon quartier. Parfois, leurs acteurs viennent eux-mêmes me les raconter, des écrivains en herbe rédigent leurs tourments intérieurs et me les apportent dans l'espoir que je les aide à les faire publier. On glisse sous ma porte des suppliques, des requêtes, des menaces, des injonctions, des épanchements, des lettres d'amour, des lettres de mort".

Et sa cité relève plus de la Tour de Babel que d'un Club privé anglais. Ainsi, lorsque Zakaria rencontre le pauvre Nasser, gazier de son état, et qu'il apprend qu'il a - lui aussi - été menacé de mort par les intégristes, l'idée lui vient de se servir de son histoire pour raconter la sienne. Ce livre sera celui de sa Rédemption, sa renaissance littéraire, son retour en grâce. Dans son quartier, il y a aussi deux femmes qui comptent, Rose et Malika. Rose, "Madame", de confession juive et hissée au rang de quasi-divinité par sa profession de sage-femme, Malika, prostituée qui connaît les hommes mieux que personne, avaient toutes les deux trouvé leur place au sein du CQGAP (Comité de Quartier pour la Gestion de l'Antenne Parabolique). Personne, au sein de ce syndicat de quartier et noyauté par les hommes, ne remettait en cause leur présence féminine. Et puis, il y a Aziz, un bricoleur hors pair capable à lui seul de tout réparer, du moulin à café antédiluvien aux stimulateurs cardiaques. Du fond de sa cave, Aziz prépare un petit bijou de technologie censé lui assurer la fortune : un alambic en cuivre !

"L'allumeur de rêves Berbères" est un roman extraordinaire, drôle, caustique, cynique. A travers Zakaria - son double écrivain - Fellag nous fait part de sa vision de la société algérienne dans les années 1990, en pleine guerre contre les islamistes. Pris entre la révolution populaire et les fanatiques du Front Islamique du Salut qui terrorisaient les personnes refusant d'abroger leurs droits et leurs libertés, les personnages de ce roman sont touchants. Par leur furieuse envie de vivre comme tous l'entendent, ils deviennent les héros ordinaires en lutte contre le dogmatisme religieux et l'ostracisme des fondamentalistes d'un Islam pur et dur. Et que le lecteur ne s'y trompe pas, "L'allumeur de rêves Berbères" est fin, certes, mais surtout pas léger. Car, loin de rechercher la facilité, Fellag nous fait ressentir une situation cruelle, menaçante, sectaire où seule règne la loi du plus fort. A travers des apparences cocasses, médiocres, voire banales, c'est le quotidien de millions d'algériens pris dans la nasse de l'islamisme radical que l'auteur nous relate. Que ce
soit leur tentative pour sortir le soir se retrouver entre amis à "La Méduse bleue", bar ouvert pendant le couvre-feu où pour monter une antenne parabolique collective à l'aide d'un couscoussier format famille nombreuse, Fellag nous montre une population prête à beaucoup de sacrifices et d'audaces pour dépasser leurs peurs et vivre normalement.

En lisant "L'allumeur de rêves Berbères" on ne peut s'empêcher de faire le lien entre "A quoi rêvent les loups" de Yasmina Khadra pour la violence qui transpire entre les lignes, mais aussi "La vie devant soi" de Romain Gary pour la générosité des habitants de cet immeuble, pour analogie à Madame Rose, pour Malika, la prostituée au grand cœur. Dans une langue vivante, aérienne, délicate, Fellag nous fait partager une vie où seuls l'humour et la fantaisie aident la population à supporter l'insupportable.

L'avis de Lael qui n'a pas vraiment aimé cette lecture.