28 octobre 2009

VIVUS EST*

  • Dracula l'Immortel - Dacre Stoker / Ian Holt - Michel Lafon Éditions

9 mars 1912, Mina Harker se décide enfin à confesser par lettre un secret qu'elle et son mari avaient réussi à taire pour protéger leur fils, Quincey, ainsi que leur entourage. Vingt-cinq années de silence depuis cette année 1888 où Jonathan Harker, clerc de notaire à Londres, avait dû se rendre en Transylvanie pour aider un client - le prince Dracula - dans l'acquisition d'une propriété à Whitby. "Lors de son séjour, ton père découvrit que son hôte et client, le prince Dracula, était en vérité une créature censée exister uniquement dans les contes et légendes populaires, l'une de celles qui se nourrit du sang des vivants afin d'accéder à l'immortalité. Dracula était ce que les gens du cru nommaient Nosferatu, le mort vivant. Mais l'appellation de vampire t'est sans doute plus familière". Ayant découvert la véritable nature de son singulier client, Jonathan Harker s'est allié à des amis ou connaissances pour pourchasser Dracula et l'anéantir. Ce qu'ils pensaient avoir réalisé. Bien que séparés depuis la disparition apparente du prince des Ténèbres et alors que ce dernier avait juré de prendre sa revanche, tous ont été perturbés dans leur quotidien par cette étrange aventure.

A commencer par le docteur Jack Seward devenu morphinomane depuis sa traque contre Dracula et la mort de Lucy Westenra - son éternel grand amour -, transformée à son tour en vampire. Depuis ce tragique épisode, le docteur Seward avait dédié son existence à combattre les Ténèbres. Et tant pis si son entourage le prenait pour un fou. Lui savait qu'il était dans le vrai. Cette quête le poussera à se rendre à Marseille où il
apercevra la comtesse Bathory dans ses œuvres maléfiques. Cette découverte capitale devait lui permettre d'annoncer au monde entier que le Mal était toujours bien vivant, malgré la déliquescence supposée de Dracula. Une mystérieuse invitation pour une représentation de "Richard III" de Shakespeare joué par le célèbre comédien roumain Basarab au théâtre de l'Odéon à Paris confirmera à Seward que tout se jouera là-bas. Pour avoir osé braver la pernicieuse comtesse en prévenant l'acteur de ses funestes intentions, le docteur Seward le paiera de sa vie en étant mystérieusement renversé devant le théâtre parisien. "Brusquement un hennissement perça la nuit et Seward virevolta, horrifié, en constatant son erreur. Dans sa hâte à éliminer les deux pions, il avait oublié la reine noire, susceptible de l'attaquer de toute part. Surgissant du brouillard, la voiture sans cocher caracolait dans sa direction. Pris de court, le médecin fut renversé à terre et aussitôt broyé par le piétinement des sabots et des roues de l'attelage. Gisant sur le pavé, il comprit qu'il avait non seulement échoué aux yeux du Bienfaiteur, mais aussi aux yeux de Dieu. Sa honte se révélait bien plus grande que la douleur envahissant son corps meurtri. A travers les larmes qui lui brûlaient les yeux, il vit les femmes en blanc rattraper l'attelage et y grimper sans effort. La démone brune pris même le temps de se tourner vers lui en ricanant, avant de disparaître dans la berline".

A quelque temps de là, l'inspecteur Colin Cotford de Scotland Yard se rend à Whitechapel, le quartier de l'East End de Londres le plus pauvre, le plus miséreux et
le plus dangereux de la capitale britannique, sur demande de son supérieur. La mort suspecte du docteur Seward intrigue la police française qui demande la collaboration des Anglais pour les aider dans l'enquête. Non pas que Cotford soit mauvais bougre, mais voilà vingt ans qu'il arpente ce quartier lugubre en tous sens. Et devoir s'y rendre une fois de plus pour tenter de dénicher des indices sur un médecin clochardisé écrasé par une berline à quatre chevaux fous, cela ne le passionne guère. Surtout que Colin Cotford a fait partie de l'équipe de l'inspecteur Frédérick Abberline qui a supervisé le dossier de Jack l'éventreur, jamais totalement éclairci. C'est d'ailleurs cela qui a troublé le quotidien de Cotford, alors qu'il avait été à deux doigts de mettre la main sur le monstre de Whitechapel. "Cotford se vit réserver un sort bien différent. A la suite du départ forcé d'Abberline, on rétrograda l'inspecteur, le privant ainsi de tout affaire criminelle ... et de la moindre perspective d'avancement. A l'époque, on soupçonna sa direction d'espérer le voir démissionner dans un sursaut d'honorabilité. Mais c'était compté sans son obstination. Ces cinq prostituées défuntes ne cessaient de le hanter. Tant qu'il ne serait pas parvenu d'une manière quelconque à réparer ses erreurs, il ne pourrait partir la conscience tranquille". Aussi, lorsqu'un double crime effroyable est commis à Whitechapel, l'inspecteur Cotford voit là l'ultime opportunité de se laver de l'échec subi vingt-cinq ans plus tôt avec Jack l'éventreur. Dès lors, il ne lâchera plus Mina Harker et Abraham Van Helsing - les derniers survivants de la traque de Dracula - persuadé qu'il est d'avoir retrouvé la trace de son meurtrier.

"Dracula, l'Immortel "de Dacre Stoker et Ian Holt est la suite imaginée par le petit-neveu de Bram Stoker, à partir des notes laissées par son grand-oncle. Tout laissait supposer que le père de Dracula avait décidé de poursuivre les aventures de son suceur de sang humain. Pour les spécialistes, les amateurs, les puristes, les amoureux inconditionnels du "Dracula" de Bram Stoker, les personnages apparaissant dans ce classique se retrouvent aussi dans "Dracula, l'Immortel". D'autres ont été créés pour l'occasion. Mêlant subtilement le romanesque et la réalité, Dacre Stoker fait participer son aïeul à cette aventure. Ainsi apparaît-il dès le début de l'intrigue en tant qu'administrateur du Lyceum, théâtre ayant appartenu à son ami le comédien Henry Irving. Ces bribes d'existence de Bram Stoker - autorisées par tous les descendants du romancier - permettent au lecteur de mieux connaître cet auteur de talent. Mais cela va bien au-delà de la simple admiration d'un petit-neveu pour son célèbre grand-oncle, puisque Dacre Stoker et Ian Holt repartent dans les pas de Bram Stoker et reviennent sur certains détails, non éclaircis dans "Dracula" et concernant les principaux adversaires du vampire. Ainsi, le lecteur comprendra enfin pourquoi Mina Harker conserve cette éternelle jeunesse, alors qu'autour d'elle tout le monde vieillit, se flétrit en prenant de l'âge. De même, on apprend que Jack Seward, Arthur Holmwood et Quincey P. Morris se sont rencontrés dans un prestigieux pensionnat londonien. Holmwood et Morris s'engageront dans la Légion étrangère, alors que Seward étudiera la médecine à Amsterdam auprès du Pr. Abraham Van Helsing. Toutes les lacunes, les vides, les manques laissés sans explication par Bram Stoker sont comblés dans "Dracula, l'Immortel". Mais cette suite officielle va plus loin encore, dans la mesure où il laisse à voir un vampire bien plus complexe que dans l'œuvre d'origine. Dacre Stoker et Ian Holt en font un descendant de Vlad l'Empaleur, voïvode roumain ayant combattu l'invasion turque et protégé le catholicisme dans son pays au 15ème Siècle. De fait, ce n'est plus un simple monstre assoiffé de sang humain qui vient planter ses canines acérées dans le cous de ses pauvres victimes, mais plutôt un
aristocrate qui s'est battu pour protéger son pays et pour son indépendance. Et dans "Dracula, l'Immortel", le lecteur fera la connaissance avec la comtesse Elisabeth Bathory, cousine de Vlad l'Empaleur et monstre sanguinaire venant ternir la réputation de ce dernier par sa soif inextinguible de vengeance, de haine, de rancœur envers tous les humains. Il y a tout cela et plus encore dans "Dracula, l'Immortel", même la probabilité d'une éventuelle suite. C'est tout simplement un roman palpitant, fascinant, qui se lit d'une traite, sans longueur avec - en toile de fond - le Londres du début du 20ème Siècle, entre misère et opulence. Pour un peu, on relirait le "Dracula" de Bram Stoker. Ce que je finirai par faire depuis cette lecture réjouissante.

Un grand merci aux éditions Michel Lafon pour cette découverte pas évidente, puisque je ne suis pas une adepte de ce genre de littérature, mais à laquelle j'ai adhéré avec bonheur.

Tamara en parle ... D'autres ?! Merci de me le faire savoir par un petit commentaire ...

*Il est vivant

25 octobre 2009

CASSE-PIPE

  • Le Der des Ders - Tardi / Daeninckx - Casterman Éditions


Paris, janvier 1920. Eugène Varlot, ancien poilu de Verdun reconverti dans le constat d'adultère et le divorce express est contacté par le colonel Fantin de Larsaudière pour une affaire urgente. L'ancien des tranchées, devenu détective privé peu scrupuleux, spécialisé dans la recherche des combattants non identifiés traînant leur misère et leur souffrance dans les hôpitaux pour leurs femmes voulant rompre, est persuadé que le colonel du 296e RI - régiment le plus décoré France - recherche quelques combattants perdus au champ d'honneur. Visiblement, certains étaient décidés à faire chanter Fantin de Larsaudière pour d'obscures raisons. Lui était persuadé que le comportement licencieux de sa femme y est pour quelque chose. Après quelques recherches élémentaires et expéditives, Varlot apprend que Amélie Fantin de Larsaudière écumait les boîtes de nuit parisiennes, faisait dans l'aviateur et participait à des parties fines en galantes compagnies. La séparation pour adultère semblait impensable, la famille de Madame la colonelle détenant la fortune du couple. Le colonel n'avait, quant à lui, apporté que son titre nobiliaire et un château en province.

La tentative de suicide de Luce, la fille du colonel, met Varlot sur la piste de son ancienne ordonnance, Emmanuel Alizan, pauvre bougre labouré par une bombe au printemps 1918 et devenu un véritable mort-vivant. Au sanatorium de Villepinte, Varlot rencontre le 2ème Classe Leduc du 296e RI. Il apprend que chaque année, depuis octobre 1918, le colonel passe en revue sa troupe de gueules cassées. Varlot découvre ainsi que Alizan n'a pas été blessé dans la Somme comme le colonel lui a raconté, mais dans la Creuse en 1917, à Courtine. A cette époque, le 296e RI avait été expédié là-bas pour mâter la rébellion des troupes russes qui refusaient de se battre depuis la révolution bolchevique. Tous avaient été massacrés par les Loyalistes russes, appuyés par le régiment de Fantin de Larsaudière. En
remerciement de leur participation, les soldats du 296e RI avaient été envoyés en première ligne sur les zones les plus dures du front, histoire d'en liquider un maximum pour éviter les langues de se délier.

Depuis, l'épisode avait été classé secret défense. Après cette
découverte, Varlot sera remercié par le colonel Fantin de Larsaudière pour ses services. L'affaire sera réglée à coups de morts et de rançon payée. Mais Eugène Varlot est un acharné, du genre à avoir la dent dure et l'esprit retors. Il s'obstinera à vouloir comprendre, à savoir absolument tout ce qui se trame derrière ces menaces, ces petites magouilles et grosses arnaques. Il y rencontrera des héros qui n'en sont pas vraiment, des gueules cassées tellement brisées qu'elles n'ont plus rien d'humains, des anciens Taxis de la Marne perturbés. Sans parler des anarchistes - morts ou vifs -, des anciens planqués qui refaisaient surface à la faveur de l'Armistice, d'anciens camarades de tranchées qui vous devaient bien quelques petits coups de main pour les avoir sortis de l'enfer et ramenés à la vie. Sans le savoir, Eugène Varlot a mis le doigt dans une machine infernale qui finira par le broyer. "- En route pour la gloire et Mort aux Boches ! Mon sapin et moi, on était au départ de Gagny, en 14 ... direction la Marne ! Oui M'sieurs - Dames ! ... C'était beau à voir, croyez-moi ! - Vous avez remarqué la p'tite mariée ? ... Une p'tite femme bien courageuse, qui n'hésite pas à se sacrifier pour l'amour d'un grand blessé !! Remarquez, lui y s'est bien sacrifié pour l'amour de la Patrie ... c'est pas beau, ça ? C'est pas du sacrifice admirable ? ... C'est magnifique, oui ! - Vous allez la fermer, c'est pas le Grand Guignol !! Merde ! - VIVE LA FRANCE !".

Une fois de plus, Jacques Tardi revisite la 1ère Guerre Mondiale. Dans "Le Der des Ders", il a mis en images le roman éponyme de Didier Daeninckx. Et, une fois de plus, on peut dire que c'est une petite réussite pour ce dessinateur de talent. A travers Eugène Varlot, son personnage central, Tardi revient sur l'immédiat après-guerre, dans le Paris des années 1920 qui cherchait à oublier les horreurs vécues et subies par des millions de pauvres malheureux empêtrés dans la boue des tranchées. Parce que Eugène Varlot est un rescapé de l'enfer de Verdun, de Craonne, du Chemin des Dames. Même métamorphosé en détective privé, son passé de Poilu refait surface à la moindre occasion, comme une remontée d'égoût. A chaque fois, le même cauchemar revient avec cette sampiternelle petite phrase : "Varlot, t'es dingue ou quoi ?". Et dans ce Paris des Années Folles où tout un chacun refusait de revenir en arrière de crainte de réveiller les fantômes des champs de batailles, "Le Der des Ders" montre la face sombre de la 1ère Guerre Mondiale. Avec des personnages à l'image de cette époque un peu glauque. A commencer par le colonel Fantin de Larsaudière, chef du 296e RI et fier d'avoir envoyé les trois quart de ses Poilus au massacre, certes, mais régiment le plus honoré de France. Ce colonel qui cherche à passer pour un parangon de vertus, lit l'Action Française et fait dans le
détournement de conserves à grande échelle auprès du Ministère du Ravitaillement et des Alliés. Il y a Bob, l'Américain resté en France après l'Armistice, et qui fait du commerce juteux entre stocks laissés par l'armée et les veuves en pèlerinage dans la région. Et puis, il y a Irène, son assistante et sa compagne, femme discrète à l'allure des Garçonnes de l'époque, libérée au propre comme au figuré, qui avait proposé ses services à Varlot contre un hébergement. Il y a tout cela dans "Le Der des Ders" vu par la plume acérée et la mine élégante de Tardi. Le dessin, en noir et blanc et aux détails minutieux, rend l'histoire encore plus prégnante. On retrouve, l'instant de cette lecture, la magie de ce Paris populaire et grouillant des années 1920 avec ses petits cafés, ses grands boulevards, ses hôtels borgnes, sa population besogneuse, ses quartiers huppés. Un Paris qui n'existe plus que sur les cartes postales de nos aïeux. Dans "Le Der des Ders", Tardi - par la voix et l'enquête d'Eugène Varlot - nous parle de la lâcheté humaine, de la peur devant la montée au front, de la panique qui pousse n'importe quel homme - du plus courageux au plus couard -, au pire pour sauver sa peau.

22 octobre 2009

LE CROYANT INCREDULE

  • Barabbas - Pär Lagerkvist - Stock Éditions La Cosmopolite


"Tout le monde sait qu'on le crucifia en même temps que deux autres ; on sait quelles personnes se tenaient groupées autour de lui : Marie, sa mère, et Marie de Magdala, Véronique et Simon de Cyrène, qui avait porté la croix, et Joseph d'Arimathie, qui devait l'ensevelir. Mais un peu plus bas sur le versant, à l'écart, un homme observa sans arrêt celui qui était cloué là-haut sur la croix et suivit l'agonie du commencement à la fin. Il s'appelait Barabbas. C'est de lui qu'il s'agit dans ce livre". Alors que le Christ vient d'être jugé coupable et condamné à mort par le tribunal de Ponce Pilate, Barabbas - libéré - suit malgré lui, hypnotisé, le calvaire du prisonnier jusqu'au Mont Golgotha où il doit être crucifié. En regardant passer ce sinistre cortège, peuplé de femmes et d'hommes compatissant à la souffrance du condamné, Barabbas se pose de nombreuses questions. Pourquoi se sent-il attiré, comme subjugué par la force tranquille qui émane de cet homme ? Pourquoi le sait-il innocent, malgré sa condamnation ? Pourquoi cet homme ne s'est-il pas défendu des accusations faites à son encontre ?

Barabbas avait été gracié par le tribunal du peuple le jour de la Pâque, qui avait préféré sauver le voleur, l'ivrogne, le brigand, plutôt que l'autre qui se disait le Fils de Dieu et qui respirait la pureté, l'innocence, la douceur faite homme. Pourquoi l'avait-on jugé coupable ? Parce qu'il accomplissait des miracles et se disait rabbin. Parce qu'il avait promis le Royaume de Dieu aux pauvres, aux désœuvrés et même aux prostituées. Seulement, Barabbas se sent d'un coup détaché de ses anciens amis qui lui rappellent sans cesse qu'il est retourné à la vie, qu'il a ressuscité en quelque sorte, que l'autre a payé pour ses fautes. Il était méditatif, comme si son âme chaste s'était dissociée de son corps abject pour rejoindre celui que tout le monde commençait à nommer le Messie. "La deuxième femme ne l'avait jamais vu, mais elle avait entendu raconter qu'il avait prédit que le temple s'écroulerait, que Jérusalem serait détruite par un tremblement de terre et qu'ensuite les flammes consumeraient le ciel et la terre. C'était absurde, et il n'était pas étonnant qu'on l'eût crucifié. La troisième ajouta qu'il fréquentait surtout les pauvres, auxquels il promettait qu'ils entreraient dans le royaume de Dieu ; il l'avait même promis aux prostituées. Tous rirent beaucoup à ces propos, mais ils trouvaient que ce serait joliment beau si c'était vrai".

Au cours de son vagabondage dans Jérusalem, Barabbas rencontrera un homme de Galilée qui avait suivi le Maître - ainsi le nommait-il - depuis ses premiers prêches. Il
disait avoir un pouvoir miraculeux sur les hommes, celui de leur dire simplement "suis-moi" et tous le faisaient. Il fallait le connaître, l'avoir approché, entendu et vu ses actes pour comprendre tout ce qui s'exhalait de sa personne. Depuis, tous attendaient avec impatience sa résurrection annoncée ! Il était le Fils de Dieu et, avec sa renaissance, une ère nouvelle s'ouvrirait. C'est sûr, dès qu'il serait à nouveau parmi les hommes, les pauvres mangeraient, les malades guériraient, les aveugles verraient. Dans cette gangue humaine, que d'espoir en perspective ! " Ce sera un grand jour. Oui, ils annoncent qu'une nouvelle ère s'ouvrira, l'ère du bonheur où le Fils de l'Homme règnera dans son royaume ...".

Bien qu'il avait vu le ciel s'obscurcir sur le Mont Golgotha et la terre trembler lors de la crucifixion, Barabbas n'apercevra rien de la résurrection malgré sa présence sur les lieux. Pourtant, il cherchera dans Jérusalem les disciples de ce Fils de Dieu, soi-disant ressuscité d'entre les morts. Difficile de les approcher car ils sont méfiants et vivent leur foi en communauté et dans le secret. "Ces gens étaient liés étroitement par leur foi commune et prenaient soin de ne pas laisser pénétrer dans leur groupe qui ne la partageait pas. Ils avaient leur confrérie et leurs agapes, où ils rompaient le pain ensemble comme s'ils avaient formé une grande famille. Cela faisait partie de leur doctrine, de leur "Aimez-vous les uns les autres". Mais pouvaient-ils aimer quelqu'un qui ne leur ressemblait pas ? Il était difficile de le savoir".

Petit à petit, Barabbas s'isolera dans un mutisme total et dans un jeûne non moins complet. Lui-même ne pouvait expliquer ce comportement surprenant et incompréhensible. Encore moins ses anciennes relations. Il suit, en retrait, les regroupements clandestins des prosélytes, espérant y trouver l'amorce d'une réponse à cette situation singulière. Mais toujours Barabbas se heurte aux mêmes questions sans réponses. Pourquoi le Maître, ce Fils de Dieu, ne faisait-il rien pour secourir ses apôtres pourchassés, condamnés, lapidés ? "S'il avait été le Sauveur, pourquoi ne sauvait-il pas ?".

"Et c'est bien là le "tour de force" de Lagerkvist, de s'être maintenu sans défaillance sur corde raide tendue à travers les ténèbres, entre le monde réel et le monde de la Foi". André Gide a ainsi défini le "Barabbas" de Pär Lagerkvist. Et c'est bien de cela qu'il s'agit dans ce texte magnifique sur les origines de la foi chrétienne. En prenant Barabbas comme personnage principal de son récit, l'auteur - prix Nobel 1951 -, nous donne à voir un homme méprisable, appartenant à la lie de la société qui va peu à peu, pas à pas, se tourner vers la religion chrétienne. Cela ne se fera pas sans peine, sans renoncement, ni questionnement. Comme toute remise en question. Parce que dans "Barabbas", il y a un avant et un après. La césure, la métamorphose se produit au moment de la liberté pour l'un, la condamnation pour l'autre. L'après, c'est tout ce cheminement que va poursuivre Barabbas pour tenter de trouver les réponses à ce qu'il ne comprend pas vraiment, le dépasse et le pousse - bien malgré lui - à devenir un autre lui-même, meilleur, dépouillé de la matérialité. C'est une bataille contre lui-même que se livre Barabbas ; bataille contre l'individu rustre, primaire, matérialiste, madré, criminel et l'être en quête de spiritualité, de sens à donner à son existence. Dubitatif au début, même s'il n'ose s'avouer une réalité plus profonde, Barabbas a du mal à croire que ce Fils de Dieu n'aie rien fait pour échapper à la crucifixion. Tout à la fois aveugle aux miracles produits et
témoin d'événements étranges, Barabbas ne sait plus que penser, ni qui croire, car c'est un homme qui doute. Inconsciemment, son parcours est celui des premiers chrétiens qui vivaient l'origine de la foi. Ces hommes et ces femmes qui renonçaient à leurs biens, abandonnaient leur vie et leur ancienne religion pour prêcher dans le pays la bonne parole, la bonne nouvelle. Barabbas, allait malgré lui et à son corps défendu, devenir un des leurs. Écrit en 1950, Pär Lagerkvist - fervent pratiquant - nous raconte dans "Barabbas" les errements, les atermoiements d'un croyant sans foi, qui met en doute ce qu'il a vu, pour - finalement -, s'abandonner et accepter une croyance plus forte que ses réticences. Dans une écriture belle, simple, dépouillée, Pär Lagerkvist nous fait découvrir un homme - Barabbas - très éloigné des clichés de certains péplums cinématographiques. Un chef d'œuvre !

Un avis sur Rats de biblio, un autre chez Sourifleur ... D'autres peut-être ?!




326 - 1 = 325 livres qui attendent patiemment dans ma PAL ...
No comment !

19 octobre 2009

LE DERNIER ETE EN PAIX

  • L'été 36 - Bertrand Poirot-Delpech - Gallimard Éditions


En lisant "L'été 36" je souhaitais retrouver l'ambiance festive et la joie des premiers congés payés accordés aux français appartenant à la classe ouvrière. On sait, depuis toujours, que la classe dite populaire et la classe soi-disant dirigeante s'opposaient sur presque tout, plus par leur méconnaissance les uns des autres, que par leurs idées politiques.

Lors du Front Populaire, cette peur de l'autre va exacerber. Ainsi, le général Saint-Aubert - châtelain de La Landriais, près de Dinard - avait-il vu d'un œil noir et plutôt inquiet l'installation sauvage des congés payés sur son pré carré de luzerne, prénommé Le pré Noiraude. "Il revenait sur les craintes que lui inspirait le Front populaire. Ces "gens" étaient incompétents, mauvais patriotes. Les impôts nouveaux ne serviraient à rien, même pas à aider les pauvres, qui n'en demandaient pas tant. [...] les "Croix-de-feu" dissoutes, alors que la fédération d'Ille-et-Vilaine tenait une garden-party au manoir "pas plus tard que dimanche dernier" ; d'après Kérillis, le gouvernement livrerait des tourelles de cuirassés aux Soviétiques ... Le pays allait au gouffre ! Sans parler des étrangers qui déferlent !".

En attendant, les congés payés transforment le pré Noiraude en fête populaire permanente, pour la plus grande joie d'Hubert, le neveu scout du général qui voit là enfin une occasion de s'amuser un peu. Le phono éraillé égrène les rengaines à la mode et on danse des tangos endiablés sur l'air du Plus beau de tous les tangos du monde de Tino Rossi. Parmi ceux qui sont en vacances pour la première fois de leur vie de labeur, on rencontre Jésus, habitant la banlieue ouest de Paris, flanqué de ses deux chiens, Thorez et Cachin, en souvenir des luttes ouvrières. Il y a Polo, vrai militant rouge et sergent dans l'armée de l'air, qui rêve d'une nouvelle révolution russe comme en 1917. Enfin, il y a Gabin, ainsi surnommé en raison de sa ressemblance avec l'acteur en vogue en 1936. Gabin, communiste en souvenir de son père. Tout ce petit monde intrigue les châtelains Saint-Aubert, qui les imaginent comme des êtres lubriques et remplis de vices odieux. "Les Saint-Aubert étaient convaincus que les fermiers, les domestiques et maintenant les "congés payés", tout ce qui n'était pas eux et qu'ils appelaient "ces gens-là", remplissaient leurs baignoires de charbon, qu'ils allaient tuer les bonnes sœurs après les avoir violées, [...], ils fouillaient dans leurs petites valises de carton bouilli, à la recherche de vices cachés, d'armes secrètes ... "Pour bien faire, il faudrait interdire au peuple "l'Internationale" et le plaisir ...".

Parmi eux, Victoire, nièce du général qui choque toute sa famille par son comportement. Victoire, belle, libre et riche est attirée par le charme ouvrier de Gabin. Elle se donnera à lui pour prouver qu'elle est différente de ceux et celles de son milieu social. Si elle découvre le plaisir avec Gabin, elle rencontrera l'amour, l'art, l'instant présent avec l'étrange Alexis Scherbatoff. Mais qui est exactement cet Alexis, si mystérieux sur son passé ? Est-il réellement ce prince russe exilé de Russie par la Révolution de 1917 ? Ou bien un réprouvé, toujours banni de partout, en permanence sur le départ, sans jamais trouver ni paix ni repos ? Mais que l'on soit ouvrier ou bourgeois capitaliste, on a un ennemi commun : l'étranger qui fuit l'Allemagne nazie. Quand, en plus d'être étranger, il est Juif, tout le monde se retrouve sur le terreau du racisme. "... - Savez-vous qu'Hitler a décidé d'exterminer les juifs ? - On le dit, admit Polo. - Comment, "On le dit ?" Polo avait entendu dire ces choses à Paris. Il n'en n'était pas remué. Chez ses parents, qui tenaient une boutique de jouets sous la gare Montparnasse, on trouvait que "des juifs, il y en avait assez comme ça". Le petit commerce était écrasé par "ces gens venus d'on ne sait où, avec leurs capitaux apatrides et leurs succursales anonymes". En servant la soupe, le père de Polo disait souvent : "Chacun chez soi, ma famille d'abord, ensuite mes cousins, et puis les autres ...".

Seulement, on n'échappe pas à son milieu, encore moins à ses origines et à son éducation. Même si Victoire tient rigueur à sa famille de l'avoir tenue dans l'ignorance de la réalité et du quotidien des ouvriers, sur l'art, sur la vie tout simplement, elle reviendra à ses principes fondamentaux. Elle échappera à la nouvelle vie à laquelle elle aspirait tant, contrainte et forcée ou de son plein gré. "Victoire attendait de Gabin et d'Alexis qu'ils l'arrachent à son monde. C'était à qui l'en délivrerait le plus vite, le plus fort. - Vous prenez pour de l'amour la haine de ce que vous êtes, dit-il. [...] L'abbé n'avait pas de mérite. Il venait du même milieu qu'elle. - On ne se débarrasse pas de notre monde en le trahissant, dit-il. C'est lui rester fidèle que de vouloir prolonger, par la séduction, notre domination du porte-monnaie ...".

Rien n'est jamais simple dans la vie, sinon elle serait insipide et sans intérêt. Avec "L'été 36", Bertrand Poirot-Delpech nous invite à visiter une France telle qu'en elle-même, à la fois forte et fragile, en permanence divisée sur presque tout, sauf lorsqu'elle se trouve une occasion de faire front commun devant une menace, réelle ou supposée. On parcourt une France bourrée de préjugés et d'idées préconçues des uns sur les autres. On rencontre des personnages tragi-comiques qui n'osent s'avouer la réalité des choses et qui errent dans une vie qui ne leur appartient pas. On en croise d'autres, plus ou moins dangereux pour eux et les autres qui, sous prétexte de ferveur religieuse, préparent le terrain du racisme et de l'antisémitisme, en croyant défendre l'ordre de l'Occident face à l'invasion des impurs et des incroyants. Au final, "L'été 36" est un livre drôle et léger malgré le sujet traité. On y trouve tous les caractères d'une certaine France, celle qui - dans quelques années - entonnera soit "Maréchal nous voilà", soit le "Chant des Partisans". Mais une chose est sûre, on ne trouve pas une minute d'ennui ou de longueur dans ce livre.

Ce livre a été publié sur ancien blog en mai 2007.

16 octobre 2009

PREMIERS EMOIS

  • La nudité des femmes - Wlodzimierz Odojewski - Les Allusifs Éditions n°073


"Une grisaille veloutée baignait la vallée en même temps que les fines gouttelettes de pluie, le brouillard se formait au-dessus de la rivière. Cependant, il faisait encore suffisamment clair pour bien regarder les femmes. Mais les avait-il vraiment regardées ? Avait-il bien tout vu ? Avait-il vu quoi que ce fût ? Combien de fois par la suite a-t-il tenté de se persuader qu'à cette heure on ne voit pas grand-chose, ou bien que dans la lumière diffuse du soir les choses prennent les formes les plus invraisemblables, voire repoussantes, et ne doivent nullement être vraies". Deux nouvelles composent "La nudité des femmes" pour raconter l'éveil à la volupté et au corps de la femme en 1941 dans un village de Galicie sous occupation allemande, vue par Marek, un garçon de douze ans qui quitte - petit à petit - le monde paisible et innocent de l'enfance pour entrer dans celui, plus réaliste et plus passionné, de l'adulte en devenir.

Dans la première nouvelle, "La nudité des femmes" - titre éponyme - Marek et Wictor son frère aîné, sont confrontés à un pogrom qui balaie une partie de la population du village. D'un coup, ce lieu si vivant, si animé, si dynamique va se vider d'une partie de ses habitants et se réduire à une localité figée, au silence lourd et pesant. Seulement, les enfants sont ce qu'ils sont, curieux, avides de savoir ce que les adultes leur cachent et intrigués de ne pas comprendre une situation, même dramatique. Aussi, se dépêchent-ils de se rendre à l'ancienne sablière. Et là, Wiktor et Marek découvrent un amas de corps enchevêtrés les uns aux autres. Corps d'hommes, d'enfants, de vieillards. Et de femmes. Les deux frères essaieront d'enfouir cette vision d'épouvante en se terrant dans un mutisme total. Un corps de femme, à douze ans, devient un objet de fantasme et d'imagination, de crainte et d'obsession, de désir et de trouble, même pendant une guerre. C'est Karola, la cousine de Marek, qui l'éveillera inconsciemment à cette sensualité, en lui demandant de l'aider à choisir une robe pour sa représentation de la Vierge Marie. En voyant sa cousine essayer différentes robes, se vêtir, se dénuder devant lui, dans la pénombre de la chambre de leur grand-mère et dévoilant les courbes naissantes de ce corps évoquant la féminité, Marek semblera plongé entre rêve et cauchemar, entre douce réalité d'un sein effleuré et horreur terrifiée des corps mutilés découverts dans la fosse. "Les robes qu'elle sortait pour les essayer devait avoir de nombreuses années, il n'avait jamais vu sa grand-mère les porter, il n'avait d'ailleurs jamais vu personne en porter, leur coupe correspondait à une
mode qu'il ne connaissait que par les photographies, et au début cela lui sembla même assez amusant de regarder sa cousine les essayer, les enfiler par-dessus son chandail et sa jupe, se regarder chaque fois attentivement dans le miroir, puis les ôter par le haut ou par le bas, mettre la suivante, se regarder à nouveau sous toutes les coutures, prenant à l'occasion diverses poses étranges : elle levait les bras, se dressait sur la pointe des pieds, bombait le torse et rentrait le ventre, ou bien rentrait le torse et gonflait le ventre, et pendant ce temps, les mines qu'elle faisait étaient encore beaucoup plus étranges que ses poses".

Avec "Le Cirque", c'est l'arrivée d'une troupe de saltimbanques dans leur village au début de l'automne qui intriguera Marek, Wiktor et Karola. L'installation de ce petit chapiteau presque minable aurait pu passer complètement inaperçu aux yeux de Marek si celui-ci n'avait pas été fasciné par la présence de deux sœurs françaises et lilliputiennes - Simone et Jacqueline - écuyères de leur état. A douze ans, se sont les premiers sentiments amoureux qui naissent en lui, alors même qu'il ne peut expliquer ce phénomène étrange pour un garçon de son âge. Pour ces deux êtres singuliers, hors normes, Marek se sent prêt à tout, à ne plus se rendre à l'école clandestine pour étudier, à se faire embaucher par ce cirque minable pour rester à leur côté.

Et lorsque Simone et Marek font connaissance, c'est comme si un univers nouveau s'ouvrait à lui. Pour ne pas paraître idiot et se valoriser face à Simone la lilliputienne, Marek s'invente une vie de voyages dans des pays où il n'a jamais mis les pieds, sauf à travers ses lectures et son imagination. Continuellement, Marek sera tiraillé entre ses obligations d'enfant confronté à un monde d'adultes dur, coincé entre recherche de nourriture et crainte d'une arrestation pour activité clandestine, et son désir brûlant de voler du temps pour retrouver Simone, son premier amour. Simone qui lui offrira ses premiers émois amoureux et la jouissance d'un baiser posé sur ses lèvres. ""Je vous plais ?" lui demande-t-elle soudain, mais il ne sait que répondre, il cherche les mots qui conviennent, ne les trouve pas et se contente de quelques balbutiements, elle se penche alors vers lui, pose les mains sur ses épaules, se redresse tout entière et l'embrasse sur la bouche. Elle lui demande encore une fois si elle lui plait, mais elle ne le vouvoie plus et il sait qu'il est encore plus incapable de lui répondre, alors, n'attendant manifestement pas de réponse, elle lui donne un deuxième baiser, puis un troisième, enfin elle le repousse doucement et ils restent assis côte à côte, elle ferme à nouveau les yeux et tourne son visage vers le soleil".

La littérature polonaise a cela d'extraordinaire qu'elle est capable de raconter au
lecteur les drames et autres catastrophes historiques qui ont jalonné ce pays en les parant de la beauté d'une écriture poétique et laconique. Et "La nudité des femmes" de Wlodzimierz Odojewski parle de l'une des périodes les plus sombres, les plus lugubres pour la Pologne - l'occupation allemande en 1941 - raconté par Marek qui découvre la sensualité et s'initie au corps féminin. Alternant des passages difficiles et les réflexions de ce jeune garçon cherchant à comprendre les bouleversements psychologiques qu'il vit en partant à la rencontre de la Femme, "La nudité des femmes" est un recueil sur l'apprentissage des sens, du corps et de ses secrets, un ouvrage sur les tourments de l'amour aux prémices de l'adolescence. Dans une écriture singulière, monobloc, comprenant très peu de dialogues, l'auteur nous parle de ces rencontres amoureuses fortuites, de ces pensées érotiques naissant à l'adolescence et qui marquent - pour chacun de nous - le passage dans le monde des adultes.

Alice a adoré ce court recueil, Lau a été touchée par cette lecture, Choupynette a trouvé ce livre très agréable à lire malgré son style surprenant, Méria - que je remercie pour le prêt et la lecture de ce petit bijou de la littérature polonaise - a aussi aimé ce recueil, et un billet très détaillé chez Bartleby ... D'autres peut-être ?! Faites-vous connaître par un petit commentaire.

12 octobre 2009

LE VOILE DES ILLUSIONS

  • La passe dangereuse - Somerset Maugham - 10/18 Éditions

Kitty Lane aurait tout pour être heureuse. Elle était la maîtresse du secrétaire colonial adjoint de Hong-Kong, Charles Townsend. Surtout, elle était mariée à Walter Lane, médecin bactériologiste installé en Extrême Orient. Elle vivait l'existence dorée et nonchalante des coloniaux entre dîners, clubs divers, courses de polo et golf. Seulement voilà. Kitty n'aime pas sa nouvelle vie à Hong-Kong. Elle déteste cette mégapole et ses habitants plus encore.

Elle aime encore moins son mari qu'elle a épousé parce qu'elle n'avait pas d'autre alternative, contrainte par sa mère qui s'agaçait de la voir encore sans fiancé potentiel à vingt-cinq ans. Il faut dire qu'ils sont si différents l'un de l'autre. Autant Kitty est volubile et frivole ; autant Walter est pudique et réfléchi. Autant elle est affable, parfois jusqu'à la sottise ; autant il est cynique et réservé. "La saison touchait à sa fin. Walter et Kitty s'étaient beaucoup vus, mais il demeurait aussi réservé et impénétrable qu'au premier jour. Une certaine gaucherie avant remplacé sa timidité, ses propos ne sortaient pas des généralités. Kitty finit par conclure qu'il n'était pas du tout amoureux. Elle lui plaisait, il trouvait sa conversation agréable, mais, dès son retour à Hong-Kong, en novembre, il l'oublierait. Peut-être même était-il fiancé là-bas à quelque infirmière, fille de clergyman, modeste, consciencieuse, et aux pieds plats. Voilà la femme qui lui conviendrait".

Aussi, lorsque Walter Lane demande Kitty en mariage, celle-ci en rit comme d'une simple plaisanterie. Comme à son habitude, elle en est à la fois émue et agacée, mais y voit là une occasion inespérée de se caser, de fuir une mère acariâtre qui ne supporte plus de voir son aînée vivre encore au dépend de sa famille. Enfin, c'est l'opportunité pour Kitty de se marier juste avant Doris, sa jeune sœur, moins gâtée par la nature et ayant trouvé époux parmi la gentry.

Son mariage n'a pas été une grande réussite. Partie pour échapper au ridicule de se retrouver vieille fille alors que Doris avait contracté un beau mariage, Kitty se morfond à Hong-Kong auprès de Walter. Elle finit par ne lui trouver que des défauts. Au mieux, il la laisse froide et indifférente à tout ce qui le passionne. Au pire, elle le méprise totalement. Walter parle peu ou pas, se sent maladroit, ridicule, emprunté en société. Alors qu'elle voudrait tant sortir dans les soirées organisées par les coloniaux, appartenir à des clubs chics et autres cercles privés, lui n'a d'intérêt que pour ses livres et ses recherches. Et pour elle.

Heureusement, dans cette existence à l'apparence si triste et banale, il y a ses escapades avec Charles Towsend, son amant. Elle l'aime. Elle est prête à tout, même au divorce, pour vivre - enfin - une vie comme en a toujours rêvé avec un
homme comme elle les aime, intelligent, sportif, spirituel, raffiné, brillant en société. Tant pis si cela devait briser Walter. Il n'avait pas à l'aimer autant ! "Au début de leur liaison, Kitty s'était résignée à ne voir Charlie qu'à la dérobée. Le temps accrut sa passion et, depuis quelques semaines, les obstacles qui les séparaient commençaient à l'exaspérer. De son côté, Charlie déplorait une situation qui l'obligeait à trop de discrétion et maudissait les liens qui les entravaient l'un et l'autre : "Quel rêve, s'écriait-il, si nous avions été libres tous deux !". Cependant, elle comprenait se prudence : nul ne recherche le drame. Il convient de bien réfléchir avant de bouleverser sa vie. Mais, si on la leur imposait, cette liberté, ah ! combien tout serait simplifié ! Personne n'en souffrirait beaucoup. Elle connaissait les relations de Charlie et de sa femme. Dorothée était froide et, depuis des années, il n'était plus question d'amour entre eux. Seuls, l'habitude, les convenances et, bien entendu, leurs enfants maintenaient leur union. Kitty aurait plus de peine à se dégager, son mari l'aimait. Mais son travail l'absorbait, et le Cercle charme bien des loisirs. Il se consolerait. Peut-être se remarierait-il ?".

Mais lorsque Walter apprend à Kitty qu'il est informé de sa liaison, il lui propose un marché. Il lui accordera le divorce à ses propres torts à la condition qu'elle lui prouve que Charles Towsend l'épousera à l'issue de leur séparation. Dans le cas contraire, elle partira avec lui pour Mei-tan-Fu, contrée où sévit une épidémie de choléra. La face cachée de l'amant de Kitty se révèlera rapidement devant cette menace à peine voilée. Hors de question de divorcer pour ternir sa réputation et mettre en danger ses ambitions personnelles et professionnelles à Hong-Kong. Dépitée devant autant de lâcheté et de bassesse humaines, Kitty consent à suivre Walter dans son nouveau poste. Aimé, adulé, presque déifié par les chinois de Mei-tan-Fu et les religieuses françaises du couvent, Walter Lane se dépensera sans compter pour tenter d'endiguer l'épidémie de choléra qui ravage la région. Kitty Lane découvrira un autre homme, bien éloigné de tout ce qu'elle avait pu s'imaginer, se représenter et savoir sur son mari. Elle le connaissait froid et distant ; elle le découvrira humain et chaleureux, sensible et généreux.

Avec "La passe dangereuse" de Somerset Maugham, j'ai plongé avec délice dans mes lectures d'adolescente. Quel bonheur que l'écriture élégante et précieuse de cet auteur anglais francophile qui sait si bien nous parler des sentiments amoureux et de la complexité de l'âme humaine. Dans ce ménage à trois composé de Kitty, Walter Lane et Charles Townsend, on retrouve le trio classique de la jeune femme légère, naïve et ravissante, de l'amant cupide et égoïste uniquement préoccupé de sa notoriété et du quand dira-t-on, sans oublier le mari trompé qui cherche à se venger de ceux qui n'ont vu en lui qu'un gentil garçon emprunté et faible. Mais se serait mal connaître tout le talent et la qualité littéraires de Somerset Maugham en s'arrêtant à ce simple cliché. Car dans "La passe dangereuse", les personnages sont
autrement plus complexes, plus subtils que le simple vernis qui leur est donné. A travers ces personnalités ravagées par leurs sentiments, leurs culpabilités, leurs secrets, Somerset Maugham nous livre une histoire tout à la fois merveilleuse et monstrueuse. En prenant pour cadre Hong-Kong sous domination anglaise et la Chine ravagée par le choléra, l'auteur en profite pour nous parler des méandres de l'amour et de la perception de l'autre. Difficulté de se rencontrer, de se comprendre, de s'apprécier, d'aller au-delà de la simple apparence pour découvrir la profondeur d'une personnalité, sa finesse intellectuelle. Cet amour qui embrase votre être, votre esprit, votre âme, vous transporte et vous pousse dans vos retranchements. Cet amour qui peut vous métamorphoser, vous faire donner le meilleur et le pire de vous-même. Car il y a tout cela dans "La passe dangereuse" : des personnes qui sont prêtes à se sacrifier - au propre comme au figuré - pour libérer les autres de leur étreinte et leur permettre de continuer à vivre. C'est merveilleusement beau à lire et à relire.
Lien
Encore merci à Anjelica qui m'a permis de redécouvrir cet auteur un peu oublié. D'autres avis, chez Lilly, Keisha, La Conteuse, Choupynette, Stéphanie, ND, Kali, Imelda ... D'autres peut-être. Faites-vous connaître par un petit commentaire !


327 - 1 = 326 livres à lire ... Heu-reu-se !

9 octobre 2009

ET DE TROIS !





Déjà trois ans ! Trois ans que ce blog existe, que je l'alimente de quelques billets sur mes lectures et de photos prises ici ou là, lors de mes balades.

Trois ans qu'il vit grâce à vous, à vos commentaires, à vos idées de lecture (et les tentations qui vont avec, particulièrement depuis mon objectif PAL !), à votre passage discret tout simplement.

En le commençant, je n'avais pas imaginé qu'il durerait aussi longtemps ! Je m'en étonne même quelque fois. Je me suis prise au jeu et au plaisir de partager, d'échanger et de découvrir des auteurs et des livres que je n'aurais sans doute jamais lus autrement. Surtout, je prends encore plus de plaisir à venir vous lire (même si, parfois, je manque cruellement de temps), et à partir à la rencontre de nouveaux blogs de lecture, de photos et d'autres petites merveilles.

Depuis, je me dis que ce blog risque de durer encore un bout de temps, tout simplement parce que j'ai une PAL absolument gigantesque, que je veux en venir à bout (je sais, je rêve, mais ça fait du bien) et que j'ai encore et toujours l'envie de vous lire et de partir à votre rencontre !

Donc, en route pour une quatrième année de blog ...

8 octobre 2009

L'OEIL DU DRAGON MIROIR

  • Eon et le douzième dragon - Alison Goodman - La Table Ronde Éditions


"Personne ne sait comment les premiers Yeux du dragon conclurent leur marché périlleux avec les douze dragons énergétiques de la chance. Les rares écrits et poèmes ayant traversé les siècles commencent l'histoire bien après que l'homme et l'esprit animal eurent fait un pacte pour protéger notre pays. Cependant, on dit qu'il existe encore un livre noir qui raconte les débuts violents de l'antique alliance et lui prédit une fin catastrophique. Les dragons sont des êtres élémentaires, capables de manipuler le hua, l'énergie naturelle en toute chose. Chaque dragon est en phase avec l'un des Animaux célestes du cycle de puissance de douze années, lequel se déroule en respectant le même ordre depuis l'origine du temps : Rat, bœuf, Tigre, Lapin, Dragon, Serpent, Cheval, Chèvre, Singe, Coq, Chien et Porc. Les dragons sont également les gardiens des douze Directions du Ciel et les garants des douze Vertus Supérieures".

Eon se prépare pour la cérémonie qui doit permettre à un jeune garçon de douze ans de devenir le prochain apprenti du dragon Rat. Pour rien au monde Eon laisserait passer cette opportunité de pouvoir - enfin - devenir quelqu'un. Car c'est un immense privilège que d'être choisi pour cette fonction suprême. Et cela étonne déjà Eon d'avoir été repéré alors qu'il est lourdement handicapé par sa hanche qui le fait atrocement souffrir. Sa cote auprès des parieurs était de un contre mille. Autant dire sans aucune possibilité d'accéder à son rêve. Et pourtant, Eon est parmi les douze privilégiés qui se préparent à cette charge. Il sait qu'il n'a pas d'autres choix que de réussir pour aider son seigneur - Heuris Brannon -, ancien Œil du dragon Tigre, qui sera ruiné en cas d'échec de la part de Eon. D'ailleurs, dans la demeure de son maître, tous les serviteurs le savent et forment deux clans bien distincts. Et celui-ci avait tout de même consenti à entraîner Eon malgré les risques financiers qu'il prenait parce que le jeune garçon possédait un don unique, celui de voir tous les dragons. Prédisposition qui était la primauté des garçons. Parce que Eon se prénomme en réalité Eona et qu'elle détient un pouvoir bien supérieur à celui d'un garçon de son âge. "- J'ignore pourquoi tu as le don de voir les dragons, Eon. Ce doit être la volonté des dieux. Comment expliquer autrement l'impulsion qui m'a poussé à mettre à l'épreuve une fille en cherchant un candidat ? C'est absolument contre nature. Il secoua la tête. Je savais qu'il avait raison. Les femmes n'avaient aucun pouvoir. Ou, du moins, leur seul pouvoir résidait dans la beauté de leur corps. Il n'était pas le fruit de leur courage, et encore moins de leur esprit. - Cependant, ton pouvoir est plus grand que celui de tous les Yeux du dragon réunis, poursuivit-il. Et demain, le dragon Rat sera attiré par ce pouvoir".

Pour parer le mauvais œil et éviter ainsi une catastrophe lorsque Eon ne sera plus sous la protection tutélaire de son maître, celui-ci l'avait enregistré auprès du Conseil des Yeux du dragon en tant qu'Homme de l'Ombre. Ainsi, aux yeux de tous, Eon devenait un eunuque châtré avant l'âge de dix ans, ce qui lui donnait cette voix fluette et ce corps efféminé. Il pourrait mettre en avant son statut d'Ombre et son infirmité pour éviter de se dénuder, car si quelqu'un venait à découvrir sa véritable
nature, Eon serait assassiné ainsi que son protecteur, Heuris Brannon. Cependant, celui-ci a une crainte pire que celle de la véritable origine de Eon. Il redoute Sire Ido, actuel Œil du dragon, homme perfide et prêt à tout pour conserver le pouvoir acquis par cette fonction prestigieuse. Et pour asseoir sa situation, Sire ido veut imposer le futur apprenti aux membres du Conseil des Yeux du dragon et influencer le dragon Rat dans son choix. Pour cela, il s'adjoindra la complicité de Ranne, le maître d'armes qui a entraîné les candidats.

Grâce à ses qualités exceptionnelles et malgré son invalidité, Eon sera choisi et introduit à la cour impériale pour devenir non pas un simple apprenti, mais un Œil du dragon à part entière, parce qu'il a réveillé le dragon Miroir, absent des rites depuis de nombreux siècles. Dès lors, Eon devra faire face à la haine du seigneur Ido et du Grand Seigneur Sethon, noble frère de l'empereur qui - tous deux - briguent le pouvoir suprême.

En recevant "Eon et le douzième dragon" de Alison Goodman, je craignais cette lecture, étant peu - voire même pas du tout - une adepte des romans de fantasy. Heureusement, j'avais lu plusieurs billets titillant ma grande curiosité. Et je crois bien que celle-ci a - de nouveau - été payante. Tout simplement parce que la lecture de ce roman est très éloigné de ce que je pouvais imaginer. De la fantasy, il n'y a que la légende des dragons énergétiques et une chine mythique que l'on pourrait aisément replacer au 18ème ou 19ème Siècles. Hormis cela, c'est plutôt eu l'impression de lire une histoire de seigneurs chinois en quête de souveraineté, un roman de cape et d'épées dont le décor serait transposé dans l'empire de Chine. Alison Goodman a su mélanger subtilement imagination et réalité, légende et tradition historique. Dans ce roman foisonnant, on a le sentiment de revivre la cour millénaire des empereurs de Chine, descendants des dragons, et d'approcher le quotidien de celle-ci entre obligations rituelles et intrigues de palais. Dans une débauche de détails, la romancière nous raconte l'existence de cette assemblée où se mêlent les eunuques chargés des tâches journalières, les favorites et les concubines dans le harem, les seigneurs Yeux du dragon représentant chacun une énergie vitale et une qualité nécessaires au bon fonctionnement du pays et se
livrant une lutte interne pour l'hégémonie. Elle nous décrit avec force détails la beauté et le luxe des décors et des vêtements de cour, ce qui donne une sensation de véracité historique à ce récit où se mêlent à la fois le fantastique et la magie. Dès lors, impossible de faire l'impasse sur la célèbre légende du Chevalier d'Eon en lisant "Eon et le douzième dragon". Mais par-delà cette quête de la domination, on ne peut s'empêcher de percevoir l'éloge de la différence. De Eon, qui masque sa féminité en usant d'artifices et de drogues à Chart, son ami infirme et refoulé de partout parce qu'apportant le malheur et la peine, à Dame Dela, Contraire - homme travesti en femme -, chaque personnage porte en lui le poids d'une handicap physique ou psychologique qu'il doit dépasser pour être accepté par les autres. En bref, "Eon et le douzième dragon" est un roman haletant, captivant que l'on ne lâche plus une fois commencer la lecture, même si on déplore quelques longueurs qui ne gâchent par pour autant le plaisir d'une telle lecture. A mettre entre toutes les mains, des ados aux adultes !

Merci à BoB, sans qui je n'aurais pas lu cette petite merveille. J'attends la suite avec impatience. Elle est prévue pour 2010 !

Beaucoup ont déjà chroniqué ce roman, dont Clarabel moyennement enthousiaste, Lael, captivée, Karine:), emballée, Herisson08 et Tiphanya, un coup de cœur, Ankya et Choco, impatientes de lire la suite, Esmeralda, attachant, Chiffonnette, longuet mais passionnant, Fashion, haut en couleur et passionnant ... D'autres, peut-être ? Merci de vous faire connaître par un commentaire avec le lien concerné.

328 - 1 = 327 livres à lire ... Qui a dit que je n'arriverais pas au bout de ma PAL ?!





2/7 livre de la Rentrée Littéraire 2009

5 octobre 2009

MON JOLI COLIS RIEN QU'A MOI !


Je n'ai rien dit, mais j'ai participé au Swap Book Inside, magistralement organisé par Ys qui régale régulièrement les blogueuses et autres lectrices que nous sommes de ces petits échanges de colis contenant plein de bonnes et belles choses, mais surtout de livres qui alimentent encore et toujours nos PAL. La mienne - comme la vôtre, je suppose - ne ressemble plus à rien et s'apparente au Tonneau des Danaïdes, se remplissant à mesure qu'il se vide.

Mais ainsi est la triste vie des lectrices compulsives qui refusent obstinément de se faire soigner d'un mal au combien délicieux ! Donc, je disais que j'avais participé au Swap Book Inside et samedi j'ai - enfin - reçu mon paquet cadeau. Il me venait de Marseille, sentait encore le sable chaud et on pouvait entendre la stridulation des cigales dans la garrigue. Je sais, je m'égare. Mais l'automne est bel et bien là et je pense déjà à l'été prochain, histoire de ne pas déprimer de suite. Remarquez qu'avec le contenu du paquet, ce sera difficile de déprimer !

Bref, c'est Kali qui était ma swapeuse. Et là, quel bonheur ! Parce que j'ai eu du beau et du bon à me mettre sous les yeux et sous la dent. Aussi, plutôt qu'un long discours, je vous laisse avec les photos de tout ce que j'ai reçu. Juste pour vous faire saliver ...

Le paquet déployé


Les thés et le sucre roux


Les gourmandises de Suisse



Douceurs de Suisse et d'Ardèche


Des douceurs intellectuelles



Et pour finir ...

Un SLAT ! J'en rêvais, Kali l'a fait !

Inutile de vous le dire, vous le savez déjà, mais je vous remercie toutes les deux. Ys pour ce swap au thème si riche et varié ; Kali pour ce colis qui donne l'impression que c'est Noël avant l'heure ...

Quant à mon colis, il est parti chez Lounima ...

4 octobre 2009

LE ROUGE ET LE NOIR A L'ITALIENNE

  • Le Guépard - Giuseppe Tomasi di Lampedusa (Point Seuil)

Autant l'avouer dès le début, je me sentirai en règle avec ma conscience, j'avais beaucoup de crainte à commencer "Le Guépard". Pour comprendre cela, il faut reconnaître - qu'à ma grande honte - je me suis toujours endormie devant le film, splendide, de Luchino Visconti. Et pourtant j'adore ce réalisateur italien. Je ne connaîtrai jamais la fin - ni même le milieu - de ce chef d'œuvre du cinéma. Tout cela parce qu'il me semble que le film manque de dynamisme, d'action. Aussi, pour le livre, même combat. Et force est de constater que "Le Guépard" de Lampedusa est un livre magnifique, certes, mais ... quelque peu statique.

Lorsque les troupes garibaldiennes débarquent en Sicile et déstabilisent le trône et ses fidèles, cela ne perturbe pas outre mesure le prince Fabrice de Salina, savant mélange d'aristocrate sicilien mâtiné de gènes germaniques. "Son tempérament autoritaire, sa raideur morale, sa propension aux idées abstraites, rencontrant la mollesse de la société parlimertaine, s'étaient mués respectivement en caprices tyranniques, en cas de conscience perpétuel, en mépris pour ses parents et amis qui lui semblaient voguer à la dérive le long des lents méandres du pragmatisme sicilien".

Plus intéressé par l'astrologie et ses secrets que par les intrigues de la cour qu'il méprise, Don Salina et sa famille jouit d'un immense prestige sur ses terres héréditaires et auprès de ses métayers. Mais lorsque des mouvements insurrectionnels s'amorcent, c'est surtout pour faire évoluer la société et ses mentalités féodales. Et s'il est des prérogatives qui sont périssables, ce sont bien celles de la noblesse.

Si ces changements amusent Don Salina qui s'en accommode malgré tout, son neveu, Tancrède Falconeri est bien décidé à prendre le bon parti, celui de la révolution en marche. Noble désargenté, Tancrède est prêt à beaucoup pour redorer son blason, même à épouser une belle et riche jeune fille de parvenu. C'est Angélique, fille de Don Calojero, qui lui permettra de réaliser son rêve. "Tancrède s'abandonnait à de longues considérations sur l'opportunité, mieux : sur la nécessité d'unions entre des familles celle des Falconeri et celle des Sedara [...] ; on devait les encourager pour l'apport de sang nouveau qu'elles transmettaient aux vieilles souches, et parce qu'elles concouraient à niveler les classes sociales, ce qui était présentement l'un des buts du mouvement politique italien".

Le propre des révolutions est de renverser non seulement le pouvoir en place, mais de le faire changer de mains. Dans "Le Guépard", on assiste à la chute des grandes familles de Sicile telle la maison Salina et à l'ascension d'opportunistes, tel Don Calojero. Évidemment, la chute des privilèges et du prestige des Salina est lente, mais elle est sûre et inexorable. On a conscience qu'avec la disparition du prince Fabrice Salina, on vit les dernières heures de la tradition aristocratique en Italie.

"Le Guépard" est un livre magnifique à l'écriture élégante, délicate et savoureuse, un classique de la littérature italienne que je ne regrette pas d'avoir lu. Il fait revivre au lecteur les grandes heures de l'Italie et son passage d'une société féodale et religieuse à une société moderne et démocratique avec tout ce que cela implique de renoncements, de trahisons, de mésalliances, de reniements et de violences larvées. "Nous fûmes les Guépards, les Lions : ceux qui nous succèderont seront les Chacals, les Hyènes. Et tous tant que nous sommes, Guépards, Chacals, Brebis, nous continuerons à nous considérer comme le sel de la terre".

L'avis de Wictoria ... Je n'en n'ai pas trouvé d'autres ! Dans le cas contraire, merci de vous faire connaître dans un commentaire.

1 octobre 2009

LA MANTE MECANIQUE

  • Cadence - Stéphane Velut - Christian Bourgeois Éditions

"J'habite Betrachtunstrasse. Au 18 précisément. J'y suis depuis un an. Cette nuit est ma dernière ici, je vais quitter ce lieu et je suis affligé. Je suis affligé parce que tout ici me ressemblait - on me dit peu accueillant. C'était ma tanière, mon trou, mon chantier. Et puis on y voyait la rue d'en haut, un petit fragment de la ville ; tout petit, oui, mais juste de quoi surveiller dehors, dehors où rien ne va plus comme avant. J'ai eu beau limiter mes sorties, me faire discret, les choses m'ont rattrapé, Munich va m'emporter : c'est imminent, je n'y peux plus rien, cette nuit, demain, ils vont venir nous prendre moi et la petite qui dort dans la chambre du fond. Je les attends". Un sombre artiste peintre se voit proposer par le nouveau régime en place la réalisation d'une œuvre glorifiant la politique d'aryanisation de la nouvelle Allemagne. En échange, celui-ci doit concevoir son tableau en sept mois, en échange d'une somme conséquente. Ni plus, ni moins. Son modèle - confiée au peintre par l'administration-, petite fille blonde, délicate et diaphane, incarnera l'image de cette propagande sur la pureté de la race. Cette œuvre doit matérialiser la pensée du Führer sur l'authenticité et la rédemption des origines germaniques.

Ce peintre travaillera pour ses nouveaux maîtres - petits fonctionnaire pointilleux, procéduriers et tatillons, venant vérifier la bonne exécution et l'avancée dans les normes du travail de l'artiste -, gonflés de suffisance et bouffis d'orgueil parce que persuadés d'appartenir à une catégorie d'hommes supérieure et convaincus de détenir un pouvoir quasi divin sur le reste de la population. "Parlons un peu de ces minables bureaucrates à la botte de petits ambitieux plus minables encore, impeccablement dressés, vouant au Führer une sorte d'amour, comme on en voue à son père. "Notre sauveur", disaient-ils parfois à la radio. Je les sentais rigides, pointilleux, incapables de la moindre initiative, et je ne parle pas de l'imagination, ils en étaient privés. Ils n'étaient qu'un tout petit, un minuscule fragment d'un pouvoir plus haut placé, une petite cloque gonflée jusqu'au ridicule".

Mais au lieu de se conformer au diktat de la commande officielle, le portraitiste va concevoir une œuvre toute différente, une vision plus personnelle de la pensée autorisée. Cette composition sera celle de l'aboutissement de sa vie, son chef d'œuvre ultime, son acmé. Son modèle, cette enfant mutique et immobile censée représenter une Allemagne régénérée et débarrassée des scories de l'ancienne société, va devenir sa chose, son objet par lequel il va échafauder son projet démentiel. Peu importe pour lui qu'elle se terre dans un silence assourdissant,
qu'elle ne se meut pas dans l'appartement. Cela ne le gêne pas. Au contraire. L'essentiel est ailleurs. Qu'elle obéisse au doigt et à l'œil à l'instant décidé par lui seul ; qu'elle se transforme en sa mécanique, sa construction, sa création consommée sortie de son imaginaire fantasmagorique. Il n'exige rien d'autre de sa petite poupée vivante. Et pour mener à bien son dessein utopique, pour parachever son chef d'œuvre, pièce la plus accomplie de sa carrière, le peintre s'alliera le soutien inconditionnel de Félice, sa concierge, et de Werner Troost - un ami de longue date -, prothésiste de renom qui a acquis sa notoriété avec des prothèses pour les Gueules Cassées de la Grande Guerre. "Ma petite était là, face à moi enfin, je n'avais rien d'autre en tête. Voilà la vérité. Je jubilais. Je n'aspirais à rien de plus. Le pays pouvait bien continuer de sombrer, la porte refermée sur ces deux ridicules petits pions en habit sombre je jouirai enfin de mes propres folies. Je tenais l'occasion d'assouvir mes désirs, jusqu'aux plus inavouables. Quant à ma toile, j'allais la truffer de fantaisies invisibles. Une déraison au grand jour et à l'insu du monde entier, la mienne cette fois. Le chaos dehors ? Qu'importait. Ici ce serait bientôt la fête, personne n'y verrait rien. J'allais bien profiter. Profiter. Le reste ... ! Je m'égare, reprenons".

Dès les premières lignes de "Cadence" de Stéphane Velut le lecteur est mal à l'aise, gêné, dérangé, bousculé, questionné par ce texte singulier. Ce roman lui renvoie une image sombre de lui et des autres. Le lieu - Munich -, puis la période - 1933 -, nous ramènent inexorablement vers un passé qui pèsera lourd dans la balance de l'histoire. De plus, le narrateur - dont on ne connaîtra jamais le nom - incorpore dans son récit sa perception des événements du moment à l'histoire de la préparation de son œuvre, y ajoutant des bribes de pensée intime. Le lecteur est le témoin muet de ce qui se déroule devant ses yeux épouvantés, éberlué qu'il est par tant de folie maîtrisée, de machiavélisme, de monstruosité à visage humain et de détachement de la part de l'artiste. D'un coup, celui-ci n'a plus cette seule fonction confortable de simplement lire un texte qui raconte une histoire, Stéphane Velut le met dans la position de confident malgré lui et de complice du personnage central, dont on ne saura que peu de choses. Sauf qu'il n'est pas un chantre du parti nazi, que la politique l'indiffère et que le sort de l'Allemagne ne le concerne même pas. Cet artiste est étranger à tout ce qui se produit autour de lui. Il refuse tout contact avec les autres, vivant en reclus. Il n'existe que par et pour son œuvre, celle qui a germé dans son esprit torturé et qu'il veut parfaire. Par-delà la production artistique, nous parviendront les bruits de la rue, les discours âpres, rugueux, vociférant et haineux d'un Führer alors en pleine apogée de son pouvoir sur une population déjà engoncée dans le carcan du national-socialisme. On assiste à la métamorphose de Munich sous une neige permanente qui la plombe et de ses
habitants qui se suspectent, ne se parlent plus et vivent dans la peur d'une arrestation. Ces habitants qui, petit à petit, se transfigurent en chiens, en rats, en porcs pour mieux de fondre dans la masse et ressembler à leurs maîtres. Difficile de ne pas voir dans ce huis-clos une allusion à l'obsession qui précède toute création et qui confine presque à la folie, à la torture psychologique, à la perversion mentale avec des relations victime / bourreau, presque sadomasochiste. Parce que c'est aussi de cela que traite "Cadence". Stéphane Velut connaît bien les mécanismes de l'âme humaine, ses souffrances, ses errements, ses méandres psychologiques et digressions mentales, au point de créer un personnage analogue au Gregor Samsa de "La Métamorphose" de Kafka. Bref, on sort de cette lecture secoué, avec un sentiment de crasse morale et en se disant que - quelque part, à un moment -, nous avons été le spectateur d'une horreur à visage humain. Déroutant et dérangeant !

Un article sur Actualitté, sur chronique de la rentrée littéraire.


1/7 livres de la rentrée littéraire 2009

329 - 1 = 328 livres à lire ... Ça se tire ! Ça se tire !