26 juin 2009

MEURTRE SUR COMMANDE

  • Cadavre d'État - Claude Marker - Carnets nord Éditions


"Un interrogatoire d'identité après un ramassage de cloches, une nuit d'hiver, à Paris, commissariat du 3ème arrondissement. J'arrivai dans le métier. J'ai oublié les traits du bonhomme. Ils se ressemblaient tous, les "naufragés de la vie" : un tas de hardes, sacs d'emballage pour cacher leur viande avariée ; au-dessus, quelque chose, beugné de partout et hirsute, qu'on ne pouvait pas nommer une tête, parce que sans sexe, sans âge, sans regard, de ce gris de cendre que la misère et la crasse finissent par flanquer à la peau humaine. Tous étaient imprégnés de la même odeur, une puanteur que je traîne encore dans les narines, de pourri, de suri, de pisse - et cette infection qui leur fusait de la bouche : vinasse et cadavre !".

Il arrive parfois que l'on se sente proche de ces "naufragés de la vie", loqueteux, dépenaillés, sales, orduriers. Morts parfois, tout en donnant l'apparence de vivre. Vivre un enfer au quotidien, parce que l'on vous a fracassé l'existence. S'oublier dans le travail, ne plus ressentir d'envie, de désir, n'avoir que des automatismes, des réflexes de survie à la place d'émotions et de passions. Et puis, un jour, se réveiller de cette torpeur, de cette douleur de vivre, de cet géhenne et décidé de se battre - au sens propre - chercher à se venger, haïr son adversaire pour ne plus retomber dans les limbes d'une vie massacrée.

C'est le choix opéré par le commissaire Coralie Le Gall pour surmonter une terrible douleur psychique. Et cela tombe plutôt bien, puisque l'on vient de lui confier une enquête qui promet d'être tout, sauf simple. On a retrouvé le cadavre d'un haut fonctionnaire, attaché au Premier Ministre, sur le parking poisseux d'une zone industrielle en banlieue parisienne. Que pouvait faire un personnage aussi atypique, appartenant à l'élite de la nation, dans un quartier aussi piteux ? Surtout, cette enquête va s'avérer des plus délicates. Non pas tant en raison du mort - déjà important en lui-même -, mais du contexte. Le milieu de la politique, des grands commis de l'État est un monde à part, au-dessus de tout soupçon. Qu'un intrus tente de pénétrer leur système ou de perturber leurs arrangements, il n'en ressortira pas indemne. Le monde de la politique est un engrenage perfide qui broie les plus naïfs, les plus purs ou les moins avertis. "Et satisfaits d'eux-mêmes, et d'eux seuls. Se bataillant comme des chiots, mais, comme eux, se pourléchant les uns les autres et ne se plaisant que dans leur engeance, s'amnistiant par avance de tout, responsables de rien, s'étant accordé tous les droits, une fois pour toutes, comme phraser à creux, promettre et mentir à tire-larigot, se goberger comme futaille, voler ... Avec, pour les bas boulots, qui fatiguent, et les combinent, qui risquent, des tâcherons, répartis en partis, syndicats, associations ... Avec, à l'horizontale et à la verticale, en diagonale, en zig et en zag, des coteries, sectes, sous-sectes ... Tous brigands s'autocélébrant, se cooptant, népotifiant, décourageant et écartant quiconque sait, sait faire, ose penser".

Parce que Hubert de Vaslin, le cadavre, n'est vraiment pas n'importe qui. Brillant sujet aux vieilles origines aristocratiques dont un ancêtre a été l'ami Fénelon, passé de la magistrature à la grande entreprise du CAC 40, pour rejoindre les ministères
prestigieux, il terminait une thèse sur Leibniz, philosophe, mathématicien et théologien allemand du 17e - 18e Siècles prônant l'amour de Dieu, lorsqu'il a été retrouvé avec une balle dans la tête. Dès le départ, son entourage professionnel pense au suicide d'un homme surmené. Mais cette théorie ne tient pas la route. Pour couronner le portrait, Hubert de Vaslin était un homme exceptionnel, qui ne possédait que des qualités. Cultivé, intelligent, homme de l'ombre, bien né, riche, désintéressé. Il était intime avec le Premier Ministre qui lui avait confié une mission de confiance, coordonner les services de polices et de renseignements, en France et à l'étranger. Tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes jusqu'au jour où Hubert de Vaslin a souhaité quitter son poste de conseiller. Comme cela, sans aucune raison apparente. Depuis, il n'était plus l'ami de personne. Relégué dans un placard doré, le marquis de Vaslin a poursuivi ses recherches sur Leibniz. Pas perturbé du tout par cette nouvelle situation, peu reluisante.Pas de vague à l'âme non plus, qui puisse laisser l'once d'un soupçon d'un acte désespéré.

Qui peut en vouloir à ce personnage singulier, remarquable, considéré comme un excentrique dans son milieu, pour maquiller son meurtre en suicide ? Qu'a découvert Hubert de Vaslin qui méritait une sentence digne de la Camorra ? Ce que comprendra petit à petit le commissaire Coralie Le Gall, c'est qu'elle a été choisie pour la connaissance de ce milieu dont elle est issue, et que les commanditaires de ce crime essaient de la manipuler. "La caste des politiciens et hautes fonctionnaires. Je me suis toujours trompée sur eux, tout au long de ma chienne de carrière. D'abord, je les ai jugés tocards, ringards, nullards. J'avais un exemple sous les yeux : l'un d'eux était mon proche. Puis je les ai constatés parasites, voleurs goinfres, tricheurs. Ensuite, m'est apparu le système. Non plus seulement la caste, mais ses soutènements financiers, idéologiques, criminels, ses réseaux d'échanges de bénéfices, le dépouillement entrepris sur tout un peuple, jusqu'à l'épuisement de ce peuple, jusqu'à sa mort. [...] Et maintenant, le les découvre ... fous. Inconscients du mal. Inconscients du mal qu'ils causent, des souffrances qu'ils provoquent. Inconscients que le vol est mal, que le meurtre est mal ... Ils sont le mal. Et ils ne le savent pas".

Qui peut être Claude Marker, l'auteur de ce "Cadavre d'État" ? C'est la question que je me suis posée tout au long de la lecture de ce roman noir. Un homme politique qui a voulu régler ses comptes avec quelques anciens "amis" ? Un haut fonctionnaire, un énarque, un juge d'instruction ou un procureur qui est passé par les coulisses des ministères, qui en a trop vu, trop entendu, et qui a décidé de laver son linge sale en place publique ? Un commissaire, un journaliste qui a enquêté, suivi des affaires d'État et qui - sous couvert du pseudonyme - raconte les arcanes du pouvoirs, ceux le détenant réellement, ceux croyant le détenir ? J'avoue ne pas avoir trouvé la solution à cette énigme. Ce que je sais, par contre, c'est que l'auteur maîtrise parfaitement les rouages du système politique et de la haute fonction d'État, des relations ambiguës que ces milieux entretiennent avec la presse.

"Cadavre d'État" est un roman policier qui tient son lecteur en haleine dès les premières pages. Jusqu'au bout, on a envie de savoir, de comprendre, de connaître
les tenants et les aboutissants de cette sordide affaire publique. On suit le commissaire Le Gall, personnage énigmatique, fantasque et caméléon, passant avec une aisance déconcertante des ors de la République aux zones de non-droit des banlieues abandonnées à leur triste sort. Personnalité complexe qui a coupé les ponts avec son monde d'origine, elle pourchasse, poursuit, traque tous ceux qui - dans les ministères, la haute administration, les affaires -, s'allient au pire par intérêt personnel. C'est un peu sa quête du Graal. Sans éviter les poncifs avec le policier véreux, de l'inspecteur brillant mais taciturne, de celui issu des minorités visibles, des politiciens tous pourris et vendus à l'argent roi et facile, des énarques aux dents longues et qui raclent le parquet, l'auteur(e) revient sur plusieurs affaires qui ont défrayé la chronique et secoué le monde politique dans les années 1990. Dans une langue qui manie aussi bien l'argot professionnel que la langue de bois policée des palais de la République, tout en francisant les anglicismes, l'auteur(e) nous montre un monde à des années-lumières du politiquement correct, où tous les coups bas sont permis pour conserver sa place et ses avantages personnels. Au final, on se demande qui est ce mystérieux Claude Marker et qu'elle est sa part exact dans son personnage principal, Coralie Le Gall.

Merci à Suzanne, de "Chez les filles" pour cet envoi qui a fait mouche !

Plusieurs blogs en parlent, dont Elfique qui a trouvé ce roman très bon ; pour Armande c'est un véritable électro-choc pour conscience endormie ; pour Saxaoul, il se lit très facilement ; pour Estelle, c'est un roman plaisant ; pour Katell, c'est un thriller au réalisme subjuguant ; Neph n'a pas du tout apprécié cette lecture ; Belle de Nuit a regretté les anglicismes traduits, mais a aimé ce roman policier atypique. D'autres, peut-être ? Merci de me le faire savoir.

22 juin 2009

LE LIVRE DES ESPRITS

  • Alister Kayne Chasseur de fantômes - Tome 1 : De mémoire d'homme - Betbeder / Henninot - Albin Michel Éditions (collection Post Mortem)


Alister Kayne est un homme à bout. A Londres, tout le monde se moque de son travail de spécialiste des phénomènes paranormaux, lui qui - pendant un demi-siècle - a patiemment colligé tout ce qui a été écrit, réalisé, expérimenté, constaté sur les phénomènes parapsychiques. Il est devenu la risée de ses contemporains. Mais Alister Kayne est un homme de conviction. Puisque personne ne veut de ses travaux légués à la bibliothèque, il les fera disparaître par le feu et lui avec. Il veut montrer aux ingrats et autres rationalistes tout le mépris qu'il a envers eux, lui qui a côtoyé de près Sir Arthur Conan Doyle et le grand Houdini. Sauvé des flammes in extremis par Simon, son ami d'enfance, Alister Kayne se souvient.

Londres, 1888, quartier de Spitafields, proche de Whitechapel. Une cartomancienne et un magicien des rues lui promettent un avenir hors du commun. Pour l'heure, le jeune garçon ne rêve que de devenir un habile magicien. C'est grâce à des tours de passe-passe exécutés en cachette dans la cave de son collège, que Alister kayne rencontrera Constance - sa future épouse - et Simon Middleton, son ami de toujours. Mais c'est en 1896, dans un village perdu de l'Essex que les deux comparses commenceront à s'intéresser de plus près aux phénomènes occultes. Dans la région, une légende raconte l'histoire du manoir de Porton Magna qui a fait sombrer tous ses habitants dans la folie. Depuis, le fantôme de Mary Hulse assassinée par son oncle dément hante les lieux. C'est là l'occasion bénie de prouver la présence de revenants parmi les vivants, grâce à un procédé scientifique nouveau à l'époque, la photographie. Au cours de ses recherches, Alister Kayne rencontrera un certain William Hope, médium et photographe spiritualiste controversé et persuadé de l'existence des anges gardiens auprès des vivants. Celui-ci n'hésitant pas à se faire photographier avec des esprits apparaissant sur ses clichés !

"Alister Kayne - Chasseur de fantômes" nous parle d'un phénomène qui a connu son heure de gloire à la fin du 19ème Siècle et au début du 20ème, le spiritisme. Mode nouvelle et très en vogue surtout dans les milieux intellectuels et littéraires, beaucoup d'écrivains tels Victor Hugo, Alexandre Dumas, Théophile Gautier, Sir Conan Doyle ou encore George Sand communiquent avec l'au-delà et font tourner les tables. C'est une mode qui veut désacraliser le rôle de l'Église et de la religion face à la mort, en tentant d'apporter des réponses rationnelles et scientifiques à des manifestations irrationnelles. Le début du 20ème Siècle avait besoin de s'affranchir des croyances et des peurs ancestrales entourant la mort et les légendes concernant les revenants et autres esprits bons ou malfaisants. Profitant de cet engouement,
des charlatans, médiums supposés ou réels, des salons spirites allaient pousser un peu partout. On retrouve tout cela dans "Alister Kayne" et plus encore. On rencontre un Arthur Conan Doyle sûr de lui, hautain, persuadé de détenir la vérité vraie, sombrant presque dans la folie du paranormal, manipulateur aussi, et personnage influent en raison de son prestige d'auteur à succès et père de Sherlock Holmes. Dans cette bande dessinée entraînante, menée tambour battant, sans temps mort, les auteurs nous promène dans le Londres de la fin du 19ème Siècle. Si les dessins sont classiques, les couleurs changent au gré des périodes racontées. On passe des tons de marron beige pour le quotidien, à des gris verts pour la mort ou le passé et des couleurs diffuses lors des apparitions.

Au final, c'est une bande dessinée qui mêle subtilement mythe et réalité, avec une
pointe de fantastique. C'est le genre de roman graphique qui pourrait ravir les amateurs de fantômes, de fées, de farfadets, comme les incontournables de Conan Doyle.

Ce premier tome avait été repéré chez Allie qui en avait apprécié la lecture.

19 juin 2009

LE CHOIX DE JEANNE

  • Je vous promets de revenir - Dominique Missika - Robert Laffont Éditions


"Il fait doux, cette nuit-là, en Gironde. Le ciel est clair, les jardins en fleurs. Il flotte au-dessus de la Garonne une tiédeur d'été et de vacances ... Mais en dessous, dans la ville, c'est le chaos. Malgré l'heure tardive, les signes de la débâcle sont encore bien visibles. Des passants se pressent sous les réverbères, les traits marqués par la fatigue et l'inquiétude, les voitures ont leurs toits écrasés de chargements mal ficelés, matelas, landaus, malles, paniers ; des familles entières, faute d'avoir trouvé où se loger, sont recroquevillés dans les habitables, accablées de sommeil malgré l'inconfort ... Il semble que la France se soit réfugiée à Bordeaux [...]".

En ce samedi 15 juin 1940, la France fuit sur les routes un ennemi peu visible mais partout présent. Paris envahi, c'est pour l'heure Bordeaux qui la remplace dans son rôle de capitale d'un pays au trois quart occupé. Même le gouvernement de
Paul Reynaud s'y est provisoirement replié. Léon Blum, l'ancien Président du Conseil du Front Populaire s'est rendu de mauvaise grâce jusque-là, suite à un appel pressant. Il espère au moins y trouver quelques amis, plus sûrement d'anciens partenaires et opposants politiques qui lui reprochent son bellicisme. Et les seuls proches qu'il rencontre lui conseillent de fuir, seul moyen de résister à la puissance de l'occupant qui déferle sur le pays tel un raz de marée, et d'éviter de se faire lyncher par une droite nationaliste et antisémite qui le hait. "Léon Blum, d'une main lasse, met de l'ordre dans ses bagages, incertain sur la décision à prendre : rester ? partir, mais pour où ? Il faut qu'il reste. Ne serait-ce que pour accompagner le parlement en exil, si exil il y a. On lui a laissé entendre que, même là, il ne serait pas forcément le bienvenu ... Il a répondu qu'il le savait, mais qu'il représentait beaucoup pour les Français de gauche, et aussi pour les socialistes de l'étranger, pour les Américains".

Mais qui a bien pu lui envoyer ce message lui demandant de se rendre à Bordeaux, en falsifiant la signature de Georges Mandel ? C'est Jeanne Reichenbach - Janot - une femme amoureuse depuis son adolescence de cet homme élégant et distingué, cultivé, intelligent, brillant et fréquentant le Tout Paris et le monde des arts. Une femme comme on en fait peu pour la période. Mariée une première fois à un avocat juif, franc-maçon, défenseur des causes perdues, joueur, flambeur, débauché, violent, Henry Torrès. Janot n'hésitera pas à demander le divorce pour violences conjugales. Son deuxième mariage avec Henri Reichenbach - le fondateur des magasins Prisunic - était l'anti-thèse du précédent. Homme honnête, discret, droit et juste, il était fou amoureux de Jeanne Reichenbach et lui a permis de vivre une
vie d'enfant gâtée. Ce n'est pas ce qu'elle désire. Janot veut Léon Blum. Elle l'a suffisamment attendu. L'Armistice et le désordre qui s'ensuit lui en donnent la possibilité. Surtout, Léon Blum est libre de tout engagement personnel, parce que veuf depuis 1938.

Désormais, Léon Blum et Jeanne Reichenbach seront réunis
pour le meilleur, mais aussi pour le pire. Ils espèrent trouver la paix et une retraite tranquille à Saint-Raphaël. Ils ne rencontreront que les prisons de Vichy, le ressentiment d'un gouvernement à la solde de l'ennemi et la haine d'une France qui se révèle - pour le moment - lâche et anti-juive. Léon Blum se sentira soulagé lorsque le gouvernement de Vichy - Pétain en tête - décide de le juger pour "crimes et délits dans l'exercice de ses fonctions de président ou de vice-président du Conseil des ministres ... Trahison des devoirs de sa charge dans les actes qui ont concouru du passage de l'état de paix à l'état de guerre ... Atteinte à la sûreté de l'Etat ..". Il va enfin pouvoir répondre aux accusations de ses contradicteurs, aux rumeurs de la rue, aux vociférations des journaux proches des milieux collaborationnistes et d'extrême droite. Surtout, pendant sa détention Léon Blum va se battre pour élaborer sa défense, reconstruire son parti dans la clandestinité et préparer l'Après. Cette force, ce courage, cette combativité, cette envie de survivre au pire, Léon Blum le devra à une seule et unique personne, Jeanne Reichenbach. Elle sera son rocher, son sémaphore dans la tempête, son refuge, son havre de sérénité et d'optimisme. Elle lui insufflera, tout ce temps, son énergie et sa vitalité. Sans elle, ces épreuves auraient été difficilement surmontables pour cet homme affaibli et attaqué de toutes parts.

"Je vous promets de revenir" aurait pu être un ouvrage aride, sec, austère et froid. Or, il n'en est rien. Au contraire. Dans son ouvrage, Dominique Missika revient sur une histoire d'amour comme on en fait peu. Une histoire profonde d'un amour passion qui transcende le temps, les événements, les épreuves, pour - enfin - se vivre au grand jour. Une histoire d'amour qui se développera petit à petit et donnera toute sa plénitude en se mêlant à la grande histoire. Il leur en faudra du courage, de la volonté, de l'abnégation même pour dépasser les convenances de la période et aller au-delà de leurs propres différences. Car il y en a. Blum, l'homme du Front Populaire, l'humaniste et le politique qui a permis l'avancée sociale et les congés payés à des milliers d'ouvriers qui ne connaissaient que le travail, l'intellectuel et le lettré engagé dans la voie du socialisme. Jeanne Reichenbach, bourgeoise et mondaine, n'avait rien d'une militante, d'une passionaria. Elle était plus proche des préoccupations de la grande bourgeoisie que des personnages de "La Belle Époque". Et pourtant, Jeanne va suivre Léon Blum partout dans son périple, des châteaux prisons de Chazeron à Bourrassol, de la forteresse du Portalet à Riom et jusqu'à Buchenwald où ces deux-là s'uniront devant Dieu et les Hommes. Elle connaîtra l'angoisse de l'attente des visites, la frustration des retrouvailles toujours trop courtes, la peur de laisser l'être cher seul avec ses geôliers, le quotidien des queues devant les commerces pour se nourrir, alors qu'elle pouvait s'enfuir aux États-Unis et continuer sa vie dorée et frivole. Par amour, Jeanne Reichenbach - reine des soirées parisiennes des années 1930 - acceptera de
s'effacer, sera la compagne discrète mais néanmoins indispensable dans les instants cruciaux. Tout au long de cette tragique période, elle se dévoilera telle qu'en elle-même, comme une personne sensible, humaine, aimante, généreuse.

"Je vous promets de revenir" est un ouvrage historique qui s'appuie sur la correspondance partielle entre Léon Blum et Jeanne Reichenbach et se lit comme un roman d'aventure. Les détails fourmillent sur la grande histoire sans jamais en gêner la lecture. C'est un ouvrage riche, documenté, argumenté qui nous fait revivre - dans une langue claire et limpide, sans fioritures - un des grands moments de l'histoire où l'amour reste le plus fort.

livres, critiques citations et bibliothèques en ligne sur Babelio.com

"Je vous promets de revenir" m'a été offert par Babelio, dans le cadre de l'opération Masse Critique. Je remercie encore une fois chaleureusement Guillaume pour cet envoi judicieux et fascinant à lire.

L'avis très éclairant de Pierre Assouline.

16 juin 2009

LE SOLDAT INCONNU VIVANT

  • Le voyageur sans bagage -Jean Anouilh (Folio n° 118)


Pour écrire "Le voyageur sans bagage", Jean Anouilh s'est inspiré de "Siegfried et le Limousin" de Jean Giraudoux, qui avait lui-même trouvé le thème de sa pièce dans les tragiques conclusions de la Grande Guerre. En effet, le sujet commun à ces deux pièces est l'amnésie et plus particulièrement le cas d'un certain Anthelme Mangin. Ce Poilu, blessé en 1914 et rapatrié d'Allemagne en 1918, n'a jamais pu retrouver l'identité qui était la sienne auparavant.

Au printemps 1918, Gaston a été découvert dans une gare de triage, devant un train de prisonniers venant d'Allemagne, complètement amnésique. Ne sachant que faire de son cas, jugé comme "l'un des plus troublants pour la psychiatrie et l'une des énigmes les plus angoissantes de la Grande guerre", il se retrouve dans un asile d'aliénés, tenu par le docteur Bonfant. Celui-ci emploie Gaston comme jardinier et homme à tout faire. Tout était parfait dans le meilleur des mondes, jusqu'au jour où son successeur - le docteur Albert Jibelin - débarque. En prenant possession de l'hôpital, il s'empare du cas des patients, bien décidé à stimuler leur mémoire. "Avec lui, heureusement, tout cela est en train de changer. Confrontations, expertises graphologiques, analyses chimiques, enquêtes policières, rien de ce qui est humainement possible ne sera épargné pour que son malade retrouve les siens. Côté clinique également, Albert est décidé à le traiter par des méthodes les plus modernes. Songez qu'il a fait déjà dix-sept abcès de fixation ! [...] Il aura le derrière comme une écumoire, mais il retrouvera son passé. Quel homme de cœur hésiterait entre son passé et la peau de son derrière ?."

La tante du nouveau médecin, la duchesse Dupont-Dufort - présidente des œuvres d'assistance de l'hôpital - organise des rencontres avec les familles supposées et les patients amnésiques. Beaucoup sont uniquement attirés par l'appât du gain que représente Gaston. Parmi celles-ci, la famille Renaud, grands bourgeois, qui pense avoir reconnu leur cadet, Jacques. Quand Gaston entend le portrait peu élogieux que l'on fait de son double, il ne s'y reconnaît nullement. Ivrogne, brutal avec sa mère, odieux avec le personnel de maison, coureur de jupons, bon à rien, voleur, escroc. Il préfère dire et répéter qu'il n'a aucun rapport avec ce Jacques. "Mais, voyez-vous, pour un homme sans mémoire, un passé tout entier, c'est trop lourd à endosser en une seule fois." Pour se laisser une chance de reconstruire sa nouvelle vie, Gaston décidera de tuer Jacques, moralement. L'occasion lui en sera donnée par l'arrivée d'un petit garçon anglais, riche et orphelin, qu'un notaire sans scrupules veut détrousser de sa fortune. En repartant avec lui, Gaston se créé un nouvel avenir, dépouillé d'un passé lourd et incommode. Il permet aussi à cet enfant de toucher son héritage.

Écrite en 1937, "Le voyageur sans bagage" revisite le mythe du Docteur Jekyll et Mister Hyde. Sauf que Gaston veut à tout prix gommer un pan de son existence jugée négative. Il souhaite repartir sur des bases saines et reprendre une vie plus conforme à ses nouvelles aspirations. C'est une pièce grave et profonde, écrite sur un ton apparemment mais qui ne fait pas oublier le cœur même du sujet, l'amnésie et son corollaire que sont ces questions lancinantes : peut-on faire table rase d'un passé encombrant et ne garder que les bons côtés ? Peut-on se refaire une nouvelle vie avec des règles faussées ? Peut-on vraiment tout oublier d'un coup ?

12 juin 2009

NINON LA TRUCULENTE

  • Dis oui, Ninon - Maud Lethielleux - Stock Éditions


"Le plus important pour une femme, c'est l'amour qui dure longtemps. C'est pour ça que Zélie l'a choisi, L'autre. Quand elle a rencontré mon père, elle venait d'avoir seize ans et elle n'avait pas connu l'amour. Fred, il frimait beaucoup, il draguait avec sa personnalité. D'ailleurs, c'est ce que Zélie a aimé en lui : il était rassurant, il parlait peu mais bien, et il avait de vrais projets. Zélie sortait d'un hôpital tout blanc parce qu'elle avait voulu expérimenter le tunnel (on lui avait dit qu'il y avait une lumière fabuleuse et des anges transparents au bout d'un tunnel merveilleux et elle voulait vérifier), c'est pour ça que Fred lui a plu, parce que lui, il voyait la vie du bon côté et il jouait de la guitare autour du feu. Zélie a hésité entre lui et son meilleur copain et elle a choisi Fred".

Ninon a décidé de nous raconter - avec ses mots d'enfant de neuf ans -, son histoire, celle de ses parents, Fred et Zélie. Un monde pour les adultes qu'elle n'est pas tout à fait sûre de bien comprendre, parce qu'il est compliqué. Un univers bien particulier où les grandes personnes s'aiment, font des enfants, puis se détestent, enfin se quittent pour partir avec un autre. Où plutôt L'autre, différent de Fred. Si dissemblable que Ninon et son père ont décidé de le surnommer Grocon, comme ça, juste pour rire et le distinguer. C'est leur secret à Fred et à Ninon, le code pour se comprendre et rester entre eux. C'est comme l'école. Ninon, elle n'aime pas trop cela. Seulement, des amies ont expliqué à Zélie que sa petite fille devait y aller pour apprendre à vivre en société. Mais ce n'est pas ce qu'elle préfère.

Ce qu'elle aime par-dessus tout, Ninon, c'est être avec Fred, l'aider, le protéger, jouer les petites mères tendres avec ce grand garçon poussé trop vite, herbe folle dans un jardin d'adultes pas vraiment fait pour lui. Elle a fait son choix, Ninon. Elle restera avec Fred, que Zélie accepte ou pas. "Je retourne chez L'autre comme si de rien n'était. C'est dimanche soir, je dois m'organiser. Zélie est très forte en organisation. Tellement forte que, le jour du matelas sur le toit, elle avait tout organisait à l'avance sans que Fred s'en aperçoive. Agathe dort déjà quand je me couche, je la secoue : - Demain, je pars. Je m'en vais. Je me tire. Je me ... - Grocon, il dit : je m'arrache. - Ouais, c'est ça. Je m'arrache à ici. - Arrête de jouer, je dors. - Tu dors pas et moi, je joue pas". Ensemble, ils ont un projet fou
comme seuls les enfants en ont dans la tête, celui de construire une maison de leurs mains - La Jardinerie -, comme les oiseaux font leur nid, en pleine nature, entre bois et campagne, en toute liberté. Zélie n'est pas d'accord du tout, mais Ninon s'en moque. Elle est têtue et sait ce qu'elle veut. De toute façon, c'est ça où alors - un jour - elle deviendra malheureuse !

Zélie cède parce qu'elle n'a pas le choix, mais elle prévient Fred qu'au moindre problème, elle fera intervenir une assistante sociale et Ninon lui sera retiré. Mais Ninon est heureuse avec Fred, même si la construction de la maison n'avance pas. Elle est devenue la reine des fromages de chèvres qu'elle vend sur les marchés de la région. "Moi, je moule, je retourne, je sale, je fais sécher, j'empaquette, je vends, je fais plein de trucs nécessaires pour s'en sortir. J'adore mouler. Délicatement, j'enfonce ma louche en métal dans le caillé, je commence par les côtés de la bassine et je reviens vers le centre, c'est comme ça qu'on évite de faire de la soupe. Parce que si on fait de la soupe on perd au moins trois fromages dans une bassine car le caillé se fait la malle par les trous des faisselles. Les faisselles, je les remplis avec ma louche, toutes autant les unes que les autres et surtout avec un caillé toujours pareil". Ninon rêve, comme tous les enfants de son âge. Elle veut être chanteuse pour être gaie tout le temps. Pour cela, pas besoin d'aller à l'école, d'être obligée d'obéir, de rester sage et d'apprendre un tas de choses inutiles et sans intérêt. Et puis, il y a Madame Kaffe que Ninon ne connaît pas, mais qu'elle imagine sans mal grâce à son imagination débordante. Elle lui trouve des airs de directrice d'école, ou de prison, à vouloir être partout à la fois, chez tout le monde, chez Fred et même chez Zélie qu'elle a décidé d'aider.

"Dis oui, Ninon" est un roman léger, joyeux, enthousiaste qui vous remonte le moral. C'est un vrai concentré de bonheur dès les premières pages de sa lecture. Ici, pas de personnage principal. Tout le monde est au même niveau, Fred, Zélie, Ninon, Agathe, L'autre - ou Grocon ou le Maniéré - Raymond le chien, Bouille et Abaisse les chèvres, Coucou le chat atteint de la teigne, Madame Kaffe et quelques autres. C'est presque une vraie cour des Miracles, ce roman. C'est frais, innocent et spontané comme Ninon, petite fille qui se raconte avec ses mots à elle. Les mots inventés ou reconstruits, comme les enfants sont capables de le faire, donnent à ce joli texte encore plus de saveur d'enfance : "disques et lexique", "hypo écrite", "né-ces-saire", "biobios", "sale lope", "vagues à larmes". Avec ses yeux d'enfant éveillée, elle pose sur le monde des adultes un regard sans concessions. Ninon détaille nos travers de grandes personnes, la perte des idéaux et des rêves, la recherche de la sécurité et de l'assurance au détriment de l'envie de faire les choses et de se sentir libre, les amis qui n'en sont pas vraiment et vous abandonnent au moindre problème. A travers cette petite fille mutine et à l'impertinence innocente, l'auteure nous raconte le quotidien de grands enfants poussés trop vite, devenus adultes par la force des choses et qui ont du mal à assumer leurs responsabilités de parents. Entre Zélie, maman prenant conscience de ses erreurs de jeunesse et tentant de rebondir, et Fred, doux rêveur, éternel adolescent, refusant d'abroger sa vie de marginal poète, Ninon est le personnage qui possède le plus de maturité
d'esprit.

Dans une langue suave, simple, Maud Lethielleux nous offre une bouffée d'air pur, de nature non pervertie à travers cette petite Ninon. Comme elle, on a envie de prendre la clé des champs, de partir construire une cabane en fougères et de faire surgir l'enfant que l'on est tous encore quelque part. On a envie de prendre cette petite fille par la main, de lui montrer toutes les belles choses de la vie, de la rassurer sur sa beauté, sa gentillesse, sa spontanéité. On a envie de protéger son enfance, son innocence pour qu'elle continue de nous enchanter avec ses histoires abracadabrantes, ses rêves, ses bons mots.

Merci à Antigone qui en a fait un livre voyageur.

De nombreuses blogeuses ont lu et chroniqué "Dis oui, Ninon", dont Lily, Marie, Nina, Florinette, Shalima, Wakinasimba, Stéphanie, Estelle, Sylvie, George Sand et moi, Lau, Chiffonnette, Keisha, Nath, Venise, Clarabel, Chris89, Kathel, Elphique, Cathulu, Véronique (la pyrénéenne), Sylire, le blog de Maud et de la jolie petite Ninon ... D'autres sans doute, faites-le moi savoir.

10 juin 2009

BABELIO ET HAITI




Amis blogeurs et blogeuses, lecteurs et lectrices invétérés, LCA aux PAL qui montent, qui montent et s'écroulent parfois sous le poids des livres, Guillaume de Babelio a besoin de nous tous.

D'habitude, c'est lui qui nous offre des livres avec son opération Masse Critique, bien connue de tous les fans de lecture. Cette fois, ce sera le contraire. Babelio s'associe à une ONG - Bibliothèques Sans Frontières -, et aux éditions La Martinière pour récupérer tous les livres lus afin de fournir les bibliothèques de Haïti. Le but est de doter près de 200 bibliothèques de cette île, de former du personnel et de permettre à la population d'accéder à la culture par les livres et à l'information.

Pour tous ceux et celles qui n'auraient pas encore reçu le message de Guillaume, le lien sur Babelio avec toutes les informations concernant ce partenariat qui nous concerne tous et toutes. Donner, même un livre ou deux, pour faire grandir cette PAL généreuse qui sert une cause belle et altruiste. Merci pour eux.

9 juin 2009

PAR-DELA LE BIEN ET LE MAL

  • Si c'est un homme - Primo Levi - Livre de Poche n°3117


"J'ai eu la chance de n'être déporté à Auschwitz qu'en 1944, alors que le gouvernement allemand, en raison de la pénurie croissante de main-d'œuvre, avait déjà décidé d'allonger la moyenne de vie des prisonniers à éliminer, améliorant sensiblement leurs conditions de vie et suspendant provisoirement les exécutions arbitraires individuelles". Primo Levi considère que sa déportation à Monowitz en 1944 a été une chance en raison de la période. Si chance il y a, elle ne tient qu'à sa volonté farouche de vouloir vivre, coûte que coûte pour raconter et dire l'indicible, à s'attacher aux moindres lambeaux d'existence avec l'espoir du condamné chevillé au corps, malgré la déréliction et le chaos partout présent. Dès le départ, la chance l'a désigné de son doigt magnanime en le mettant dans un wagon - certes plombé - mais avec quarante-cinq personnes seulement. Seulement est, bien évidemment, un euphémisme alors que la moyenne se situait à soixante, voire soixante-dix ou quatre-vingt personnes. N'y voyez ni cynisme, ni propos déplacés de ma part. Quatre jours sans boire, ni manger est déjà un supplice, en y ajoutant la promiscuité de corps inconnus et l'instinct de survie inhérent à chacun, le voyage vire très vite à la folie collective.

L'arrivée ne mettra pas fin au cauchemar, mais l'aggravera, l'intensifiera. Primo Levi et ses compagnons d'infortune tomberont de Charybde en Scylla en découvrant de quoi sera désormais constitué leur nouvelle vie. Pour ces rescapés de la première sélection, ce quotidien sera un non-sens, incompréhensible. Il leur faudra rapidement abolir toute personnalité, tout signe distinctif qui vous démarque de l'autre. Désormais, ils ne porteront plus que ce pyjama rayé et ces galoches à semelles de bois dupliquées à des milliers d'exemplaires. Rasés, tondus, tatoués, ils ne sont plus que de vulgaires numéros que l'on interpellera en allemand plusieurs fois par jour. Ce tatouage sera leur nouveau nom de baptême. Primo Levi sera dorénavant le 174 517. "Plus rien ne nous appartient : ils nous ont pris nos vêtements, nos chaussures, et même nos cheveux ; si nous parlons, ils ne nous écouteront pas, et même s'ils nous écoutaient, il ne nous comprendraient pas. Ils nous enlèveront jusqu'à notre nom : et si nous voulons le conserver, nous devrons trouver en nous la force nécessaire pour que derrière ce nom, quelque chose de nous, de ce que nous étions, subsiste".

La dignité réduite à néant, commence alors le travail d'intégration, par l'observation des rites et coutumes du camp. Ne jamais demander pourquoi, toujours répondre Jawohl, laisser croire que l'on comprend tout et tout de suite. Connaître la valeur des quelques objets personnels et dérisoires, mais néanmoins indispensables à sa survie, celle de la nourriture trop rare pour être gâchée, repérer la meilleure place dans la queue lors de la distribution de soupe. Apprendre les interdits - très nombreux -, la hiérarchie parmi les déportés, savoir qui détient le pouvoir dans ce monde absurde et pour quelles raisons. Déceler les bons
kommandos des mauvais pour espérer rallonger son temps de survie au sein du camp. Surtout, vouloir conserver son amour-propre en restant des êtres humains, en se lavant tous les jours, malgré l'eau sale et puante, sans savon, ni serviette, ni temps pour le faire. "Aussi est-ce pour nous un devoir envers nous-mêmes que de nous laver le visage sans savon, dans de l'eau sale, et de nous essuyer avec notre veste. Un devoir, de cirer nos souliers, non certes parce que c'est écrit dans le règlement, mais par dignité et par propriété. Un devoir enfin de nous tenir droits et de ne pas traîner nos sabots, non pas pour rendre hommage à la discipline prussienne, mais pour rester vivants, pour ne pas commencer à mourir".

Et puis, il y a la fanfare qui rythme cette vie de
limbes du camp et des déportés. Cet orchestre qui égrène quotidiennement les départs et les retours des déportés à leur travail, l'arrivée des nouveaux convois, les exécutions. Comment, dès lors, oublier ces marches et chansons populaires allemandes, symboles de l'hypnose qui annihile toute pensée et fait avancer ces squelettes au pas cadencé ? Sans parler du travail, harassant, épuisant, qui lamine moralement et physiquement. Chacun cherche un coéquipier à sa mesure, ni trop fort, ni trop faible, ni trop zélé, ni trop fainéant. Seule parade pour essayer de récupérer un peu de forces, les latrines, tenter d'y rester le plus longtemps possible sans faire remarquer son absence prolongée. Surtout, il y a le troc, l'économie parallèle - le vol même -, à l'intérieur comme à l'extérieur du Lager. Tout le monde négocie le peu qu'il possède pour un bout de pain dérisoire, mais néanmoins vital pour maintenir son moral.

Le lecteur qui n'a jamais lu "Si c'est un homme" de Primo Levi possède une lacune dans sa culture personnelle. Je ne jette bien évidemment la pierre à personne et comprends aisément que cette lecture puisse en heurter beaucoup. Cependant, c'est une œuvre utile et instructive. Utile, parce que "Si c'est un homme" a été le premier témoignage d'un rescapé au sortir de la 2ème Guerre Mondiale. Écrit dès sa captivité et publiée en suivant, ce livre est le document indispensable pour tenter d'approcher le travail de déshumanisation réalisé par les nazis sur les déportés. Instructive, parce que Primo Levi témoigne à chaud - presque en direct - de son vécu à Buna-Monowitz, annexe d'Auschwitz. Et ce texte porte en lui toute la puissance et la fureur d'un quotidien qualifié - à juste titre - d'indicible, mais qui va bien au-delà du simple exposé des faits pour devenir l'hommage funèbre de tous ceux qui ne sont jamais revenus pour dire et raconter. Par son expérience personnelle, l'auteur nous fait part de ses sentiments, de ses pensées, de ses doutes, de ses questionnements, de ses peurs parfois infondées, plus souvent prémonitoires pour qui ressent les situations. Il nous parle de lui, des autres, dans un monde où seuls survivent les plus expérimentés, les plus rusés ou les plus vils. Il nous dit la faim qui tord les boyaux et fend l'âme, le sommeil hérissé de cauchemars
et troué d'insomnies, les combines pour obtenir un plus nécessaire. Il nous parle de cette Tour de Babel qu'était le Lager, d'hommes venant de l'Europe entière, parlant toutes les langues et les dialectes imaginables.

Dans une langue belle et épurée, éthérée, sans surcharge de détails pouvant gêner ou déranger, sans haine contre ses tortionnaires, Primo Levi se confie. En lisant et relisant "Si c'est un homme", je suis toujours surprise de ne rencontrer ni rancœur, ni ressentiment envers ses bourreaux. Plutôt une distanciation des événements qui l'amène à analyser son propre vécu comme une chance, à tout le moins un tournant dans sa vie. Cette situation lui aura permis d'écrire sur son expérience, de la partager, de la transmettre aux jeunes générations et de continuer à faire vivre, quelque part en chacun de nous, ceux qui ne sont jamais revenus de cette expérience.

"Si c'est un homme" a été lu dans le cadre du challenge Blog-o-trésor. Beaucoup ont lu et chroniqué ce livre dont sur rats de biblio, Keisha a mis longtemps avant de le lire, mais ne le regrette pas. D'autres peut-être ... Faites-le moi savoir dans les commentaires.

7 juin 2009

LA LUMIERE ETERNELLE



"Les messes du dimanche, ainsi que les prières quotidiennes, étaient obligatoires. Je ne sais pas si mes cousins, frères et sœurs, s'accommodaient de ce mode de vie. Nous n'en parlions jamais. En tout cas, à moi, il me convenait. Surtout son côté religieux : j'aimais prier. Je me sentais en communions avec une force ancrée tout au fond de moi. Un force ambiguë. Elle m'habitait, je la percevais et pourtant elle était ineffable. Comme si un fil partant de moi me reliait à un inconnu dont dépendait mon existence. Quand j'allais par les sentiers, cette force étrange s'affirmait plus nettement, alors je m'adressais à elle. Parfois elle s'imposait si intensément à moi que je donnais, au regard des autres, l'impression de planer dans les nuages. D'ailleurs ma grand-mère m'a souvent reproché d'être un rêveur. Elle n'était pas la seule. A saint-Paul, maints abbés, pendant l'étude, croyaient m'arracher à une pauvre léthargie quand je m'abandonnais à ce dialogue intérieur. Je n'ai jamais contrôlé cette force. Je la laissais agir à mon gré, et cela me convenait fort bien. C'était un pressentiment profond et précis qui se chargeait de me rappeler qu'il en serait ainsi toute ma vie : "Toute ta vie tu seras confronté à cette chose. Elle te viendra à l'esprit sans rendez-vous. Pour une seconde, une minute ou une heure. Parfois elle te fera peur. Apprends dès à présent à la maîtriser. Vis en bonne entente avec elle car elle contient la lumière de ton existence. Cette lumière, tu ne la percevrais qu'une fois mort". Dans mon raisonnement d'enfant, la lumière en question, c'était Dieu. Je n'avais pas de problème avec Dieu. J'aimais Dieu. Dès l'enfance, j'avais été éduqué pour croire en lui et l'aimer. Mon seul grand souci, c'était la mort. Pourquoi fallait-il payer un si lourd tribut pour voir l'Éternel ?".


5 juin 2009

L'ENNEMI COMMUN NUMERO UN

  • L'automne des chimères - Yasmina Khadra - Baleine Éditions


"De tous les génies de la terre, les nôtres sont les plus offensés. Parents pauvres de la société, persécutés par les uns, incompris par les autres, leur existence n'aura été qu'une dramatique cavale à travers les vicissitudes de l'arbitraire et de l'absurdité. Ceux qui ne périront pas par le fer, mourront d'ostracisme et de dépit. Ils échoueront soit à l'asile, soit sur un terrain vague, la tête dans une couronne d'épines et les veines ravagées par l'alcool. La levée de leur corps sera la seule fois où on les élèvera au rang de fait divers. Ils n'auront, pour tout mausolée, qu'une tombe rudimentaire au cimetière du coin, et, pour unique gloire, que le culot d'avoir eu du talent à l'heure où le mérite revenait exclusivement à ceux qui en étaient totalement dépourvus". Le commissaire Llob est chargé d'une sale besogne, celle d'accompagner son ami Arezki Naït-Wali - célèbre peintre - à l'enterrement de son frère, Idir, assassiné par un groupe d'intégristes. C'est l'occasion pour le commissaire de revenir à Igidher, son village, dans le bled algérien. Malgré les risques, la tension perceptible à chaque coin de rue, dans chaque bourgade du pays, Llob a tenu à assister aux obsèques de ce berger philosophe qui ne demandait rien à personne, qui ne faisait aucun mal hormis celui de rêver à une société meilleure à l'ombre d'un olivier en surveillant son maigre troupeau de brebis.

Comme le commissaire se sentait heureux là-bas, redevenant, l'espace d'un instant, l'enfant qu'il avait été. Pauvre, certes, mais rempli d'une immense joie, celle de se savoir poète, musicien, artiste dans sa tête, dans son cœur, dans son âme, comme tous les enfants. "Je suis né ici, il y a très longtemps. On appelait cette époque le temps des colonies. Les champs d'alors étaient si immenses qu'au-delà de la montagne, me semblait-il, commençait le néant. Le blé atteignait mes épaules, pourtant j'avais faim tous les jours et j'avais faim toutes les nuits. Je ne comprenais déjà pas, mais je m'en moquais : j'avais la chance d'être un enfant. Lorsque le vol d'une libellule me faisait pousser des ailes et que mes éclats de rire s'égouttaient dans le clapotis des fontaines, lorsque je courais comme un fou parmi les fougères, quand bien même chaque foulée frondait mes pas, je savais que j'étais né poète comme l'oiseau naît musicien, et à l'instar de l'oiseau, il me manquait juste les mots pour le dire". Et cette grâce d'artiste, le commissaire Llob a voulu la perpétuer dans son quotidien de violence en écrivant sur ce qu'il vivait dans son commissariat, le copinage, les arrangements avantageux, les mafias, les vrais escrocs rarement ennuyés, les petits délinquants plus souvent arrêtés. Cela n'était pas vraiment du goût de ses supérieurs qui ne savaient pas apprécier sa plume
trempée dans l'acide. Sa récompense avait été une mise à la retraite d'office pour tenter de le faire taire.

Cette information se répand aussitôt comme une traînée de poudre dans tout Alger et sa région. D'un coup, les rois de l'embrouille, du tripatouillage, les petits et les grands truands de la politique, les hyènes et les chacals de la fraude et du détournement financier, sortent de leur tanière. Llob, l'incorruptible, celui qui n'a jamais eu peur de rien ni de personne, qui n'a jamais hésité à les désigner pour dénoncer leurs malversations, est mis au ban. Maintenant qu'il ne peut plus venir fureter dans leurs affaires, ils vont se lâcher, s'en donner à cœur joie et - surtout - sans retenue. A commencer par son plus vieil ami, un ancien flic reconverti dans la spéculation en tous genres, Dine. Celui-ci n'a pas honte de son ami Llob. Il n'hésite pas à l'inviter dans le restaurant le plus chic et le plus cher d'Alger. Il se montre en sa présence à une réception fastueuse organisée par Madame Zhor Rym, veuve d'un richissime homme d'affaires de la capitale. Llob sent que son ami Dine est passé de l'autre côté de la barrière, du côté des profiteurs.

Lorsque l'ex-commissaire est cambriolé chez lui par une bande de tueurs à gage qui lui ont dérobé un manuscrit, quelques notes et son journal, qu'il s'aperçoit qu'il est filé jour et nuit par plusieurs personnes louches, il comprend qu'il est l'homme à abattre, l'ennemi commun n°1 de trop de gens dans le coin. "Je dérange, remue la merde. Ça peut être n'importe qui : la mafia, les politiques, les intégristes, les rentiers de la révolution, les gardiens du Temple, y compris les défenseurs de l'identité nationale qui estiment que le seul moyen de promouvoir la langue arabe est de casser le francisant". Et quand Llob refuse poliment mais fermement de faire son autocritique en public pour être réintégré à son poste, il déclenche ouvertement les hostilités contre lui.

A lire "L'automne des chimères", on se dit que ce roman est sans aucun doute celui d'un auteur désenchanté. C'est aussi le livre le plus accompli et le plus désespéré de Yasmina Khadra. Dans cet ouvrage, il y a mis beaucoup de lui-même, plus que dans les précédents. A travers le commissaire Llob - son double d'encre et de papier -, Yasmina Khadra a cherché à comprendre les racine du mal qui enserrent l'Algérie des années 1990, l'étouffent, l'empêchant de vivre normalement. Une fois encore, mais avec plus acuité, Yasmina Khadra dénonce tous ceux qui profitent du système véreux et délétère de l'époque, véritable plaie pour le développement économique et social de l'Algérie. Sur un ton encore plus sarcastique et désabusé, il pourfend ceux qui ont su naviguer en eaux troubles, n'hésitant jamais entre le Bien et le Mal, la Justice et la corruption. Seul compte l'intérêt immédiat et personnel, celui qui procure un maximum d'avantages en un minimum de temps. Et tant pis si cela évolue demain. On s'adaptera, on changera d'idéal, on passera de l'autre bord, celui du nouveau pouvoir. Et puis, il y a les autres. Ceux qui vivent le quotidien entre survie, débrouille et attentats intégristes. Ceux qui ont inséré la mort, violente et cruelle, parce que inéquitable dans leur vie et ne s'émeuvent même plus de cette haine gratuite et anonyme. Tous ceux qui sombrent lentement mais sûrement dans le délire et la paranoïa que cette situation fait surgir. Yasmina Khadra nous dévoile une société algérienne en plein chaos, remplie d'incertitudes, laissée pour compte par les hommes politiques qu'elle a mis en placé. Une société qui ne croit plus en rien, qui n'a plus confiance en elle. Ou quand elle croit, se fanatise, se radicalise pour
sombrer - à son tour - dans le bellicisme pour obtenir le pouvoir.

Heureusement, tout n'est pas noir dans "L'automne des chimères". Il reste quand même un fond d'espoir. Juste assez pour avancer en attendant des jours meilleurs. C'est espoir, c'est du côté des patriotes, de ceux qui refusent de se soumettre à la peur des bombes, des représailles, des massacres d'innocents, que l'auteur le trouve. Parce qu'il faut bien des optimistes, purs et durs, pour aller de l'avant et croire que demain sera toujours meilleur qu'aujourd'hui. Dans une langue alternant poésie et cynisme, Yasmina Khadra nous fait partager sa vision de l'Algérie, tout en ombre et lumière, désirant ardemment garder la tête haute et son honneur sauf.

"L'automne des chimères" a été lu dans le cadre du challenge littérature policière des cinq continents, organisé par Catherine.

3 juin 2009

LE 20ème SIECLE SELON GUNTER GRASS

  • Mon Siècle - Günter Grass - Point n°P 843


Les lecteurs qui ont déjà lu un livre de Günter Grass savent que l'histoire de l'Allemagne a toujours peuplé ses romans. Avec "Mon Siècle", l'auteur nous donne une vision - très personnelle et plutôt réjouissante - de son 20ème Siècle.Dans ce drôle d'ouvrage, Günter Grass a choisi de mettre en scène la grande et la petite l'histoire en cent textes courts couvrant l'ensemble du siècle. Un texte par année pour évoquer - tour à tour - un événement déterminant, marquant ou dérisoire, raconté par différents narrateurs, connus ou inconnus, servis par la plume cynique de l'auteur. Grâce à "Mon Siècle", on apprend que l'Allemagne a vécu une histoire tout à la fois riche, intense, complexe et pas toujours douloureuse. Ce livre, Günter Grass l'a voulu comme une sorte de Comédie humaine, bouffonne et réaliste à la fois.

En 1903, le football allemand se développe grâce à un championnat à Altona contre l'équipe de Prague, gagné avec des joueurs polonais naturalisés allemands. Quand on connaît la haine à mort que se vouaient Allemands et Polonais, cette anecdote pourrait en faire ricaner plus d'un. Que dire de ce petit garçon qui fait pipi sur les épaules de son père durant un meeting ouvrier de Wilhelm Liebknecht, en 1908. Ou encore, cette grand-mère qui avoue avoir conservé des billets du temps de l'inflation - 1923 - et qui servent encore aujourd'hui ... de monnaie pour le monopoly de ses petits-enfants. Et ces enfants pour qui l'actualité est source inépuisable de jeux en cours de récréation. La guerre d'Espagne, dès 1937, est l'occasion de joutes qui mènent au siège des pissotières. "Donc nous assiégions les pissotières. Cela ne se déroulait pas sans quelques compromis car les profs qui nous surveillaient instauraient des trêves, afin de permettre aux collégiens neutres, et même aux combattants, de faire au moins pipi."

Pour raconter la 1ère Guerre Mondiale, Günter Grass met en scène Ernst Jünger et Erich Maria Remarque. Deux visions diamétralement opposées d'une même guerre qui s'apparentait - côté Français et côté Allemand - à une boucherie humaine. "Et pourtant, dit M. Jünger, il y avait en nous tous un élément que la sauvagerie de la guerre soulignait et spiritualisait, le goût tout simple du danger, l'élan chevaleresque portant à affronter un combat. Là, M. Remarque a ri au nez de son vis-à-vis. Ces malheureux bidasses aux chaussures trop grandes et aux cœurs enfouis dans la boue, on en a fait des bêtes." La 2ème Guerre Mondiale, plus douloureuse pour la majorité des Allemands, est vue sous le prisme d'une rencontre annuelle d'anciens combattants, tous apprentis journalistes pour la propagande de l'époque. Le témoignage de l'un d'entre eux, pour l'année 1943, est à la fois futile sur le fond et terrible sur la forme. Il se plaint de n'avoir reçu aucun droit d'auteur pour une photo célèbre devenue le symbole du Ghetto de Varsovie. C'est celle où l'on aperçoit un petit garçon les bras en l'air et toute la peur du monde dans son regard. Cette photo a fait le tour du monde. Il est vrai que, dans ces conditions, son auteur aurait dû être millionnaire !

L'après-guerre est bien lourde à porter pour une Allemagne responsable de toutes les souffrances et les sujets s'en ressentent aussi. Bien sûr, on perçoit bien un fond de tension entre les deux blocs Est et Ouest et le Mur de Berlin. Mais pas seulement. Ainsi, la naissance du mouvement punk, en 1978, donne à lire un vrai petit bijou sur les conflits de génération dans les familles bourgeoises. La chute du Mur de Berlin devient - sous la plume impertinente de Günter Grass - la vraie libération du peuple allemand. Tout le monde en rêvait, s'en vraiment y croire.

Dans "Mon Siècle", il y a presque autant de voix différentes qu'il y a de tableaux et d'années. Le tout forme une humanité bigarrée, drôle, émouvante et parfois pitoyable. C'est un roman picaresque que nous écrit Günter Grass, un peu à la manière de son "Tambour". C'est l'histoire vue par en-dessous, racontée par ceux dont on ne fait jamais référence dans les manuels. C'est satirique et ironique, mordant aussi, et vu par le petit bout de la lorgnette. La multiplicité des points de vue, le pittoresque des situations et des personnages font de cette histoire du 20ème Siècle un ensemble baroque, plein d'humour et de poésie. C'est un vagabondage à travers ce siècle qui en a tant vu, tant entendu de ses malheurs et de ses souffrances. Comme le dit si bien Günter Grass, "Se rappeler, c'est choisir", avec "Mon Siècle", il a su faire des choix judicieux et délicieux pour le bonheur du lecteur.

1 juin 2009

L'ÂME DE MONTMARTRE

  • Le cabaret des Muses - "Au Moulin Rouge" Tome 1 - Gradimir Smudja - Delcourt Éditions


1889. Le comte Henri de Toulouse-Lautrec Monfa a délaissé l'ambiance cosy et feutrée de ses origines aristocratiques pour se plonger dans la vie nocturne de la Butte Montmartre et de son célèbre Moulin Rouge. Tel un oiseau de nuit, Henri de Toulouse-Lautrec fréquente ce quartier populaire et miséreux pour y puiser son inspiration, et être plus près des étoiles. Au Moulin Rouge, il y trouve un monde à sa mesure, où - devrait-on dire - à sa démesure. Ce petit grand homme s'est fait une réputation de fêtard invétéré et de coureur de jupons auprès de la bonne société de cette fin de siècle, ce qui le met au ban de celle-ci. "Son altesse ... volait comme une bulle de savon au-dessus d'un volcan plein de braises, éperdument prête à mourir pour un jupon".

Dans une sarabande délirante et surréaliste, Henri de Toulouse-Lautrec nous raconte sa vie quotidienne de noctambule, de peintre et d'affichiste du Moulin Rouge et de son quartier. Léger comme une bulle de champagne, en raison de sa petite taille, il se plait à chevaucher les jambes des danseuses de cancan de la troupe de Mademoiselle Églantine. Un léger lever de jambe, envoie Lautrec dans les seins voluptueux de Cha-Hu-Kao, célèbre artiste de ces lieux, rebondissant pour être immédiatement expédié sur les ailes du Moulin et finir en compagnie de Chocolat, danseur et clown de Bilbao et d'Alfred Dreyfus, pour quelque temps encore un simple capitaine anonyme, passionné de femmes et de batailles navales.

Henri de Toulouse-Lautrec, amoureux de la vie et des femmes, noyait sa tristesse dans le brandy, le cognac Hennessy et autres vins fins millésimés et pour oublier son
immense solitude. Seul au milieu d'amis intéressés, jet setter avant l'heure. Dans cette compagnie de noceurs, s'y trouvaient les anciennes petites amies de Toulouse-Lautrec, La Goulue et Jane Avril, le chansonnier de la Butte Aristide Bruant, Valentin le désossé - danseur de quadrille au Moulin Rouge - et quelques autres, inspirant ses affiches ou tableaux. Et dans son sommeil, Lautrec songe à des cirques féériques et merveilleux, de chevaux blancs et d'éléphants roses à tutus. Il rêve de grandeur qui - tel un Gulliver artiste - domine Paris de toute sa taille, se balance sur les dômes du Sacré Cœur, joue les équilibristes avec les tours de Notre Dame, et prend un repos mérité en s'endormant dans la cour du Louvre.

Dans le premier tome du "Cabaret de Muses", Gradimir Smudja nous relate les débuts artistiques de Henri de Toulouse-Lautrec dans le Montmartre de la fin du 19ème Siècle. Sous-titré "Au Moulin Rouge", ce tome nous promène dans le Paris de la Belle Époque qui regroupait tout une multitude d'artistes, de peintres, de sculpteurs connus et moins connus, de modèles, de femmes de petites vertus. C'est un univers singulier et fantastique qui renaît sous nos yeux ébahis dans cette sublime bande dessinée. C'est un Toulouse-Lautrec égal à lui-même, artiste et bohème dans l'âme, aristocrate de nom et noble de cœur. Un homme meurtri par sa petite taille qui s'est créé une vie à sa façon, pleine de couleurs, de vie, de fantaisie. Dans ce tome, prenant des libertés avec la réalité, Toulouse-Lautrec - outre sa présence permanente au Moulin Rouge, devenu son quartier général, sa source d'inspiration - rencontrera d'autres artistes aussi célèbres que lui, tels que
Vincent Van Gogh qu'il poussera à persévérer dans la peinture, Edgar Degas vieillissant, belliqueux et enfermé avec ses jeunes et fraîches danseuses de l'opéra, Auguste Rodin grondant et vitupérant contre ses statues et ses modèles, Gustave Eiffel tentant la construction éphémère d'une tour en cartes s'effondrant au moindre souffle, Claude Monet replié à Giverny avec ses nymphéas impressionnistes, Georges Seurat et ses œuvres pointillistes, Pierre-Auguste Renoir rhumatisant et ratiocinant sans fin sur tout et sur rien, Suzanne Valadon modèle au caractère bien trempé, Paul Gauguin bagarreur et pirate flamboyant. Tout un monde aujourd'hui disparu qui surgit par la palette admirable de Gradimir Smudja, dont le talent de caricaturiste, de conteur et de peintre est hors du commun.

Catherine a lu les quatres tomes du "Cabaret des Muses" et a beaucoup apprécié l'ensemble.