27 février 2010

LES CHARMES DE L'ORIENT

  • Les trois dames de la Kasbah - Pierre Loti - Folio 2€ n°4446


La collection Folio 2 € a cela de caractéristique qu'elle permet de lire de bons auteurs avec un choix plutôt éclectique, puisque des écrits de Gandhi côtoient ceux de Sade, de Truman Capote ou de Didier Daeninckx, de Lao She ou de Mishima, de Rilke ou de Jane Austen. Le choix est de plus en plus vaste permettant la redécouverte ou la lecture d'écrivains que l'on n'aurait peut-être pas eu l'intention de parcourir un jour. Personnellement, j'en ai un certain nombre qui attendent dans ma PAL depuis quelque temps. Aussi j'ai voulu vous faire partager un petit voyage en Orient le temps d'une rapide et belle lecture, plus particulièrement entre Alger et Oran, villes remarquables à plus d'un titre. "Les trois dames de la Kasbah" est un recueil composé de deux nouvelles. La première - éponyme - la seconde - "Suléïma" - est un aller-retour incessant et nostalgique entre les charmes de l'enfance et la beauté de l'Orient.


"Les trois dames de la Kasbah" nous relate les errances de six matelots français en escale à Alger la blanche. Les dimanches de ce mois de mai dans l'air lourd et chaud s'animent de toute cette population bigarrée et cosmopolite qui composent alors Alger en ce 19e Siècle finissant. "[...] toutes sortes de monde s'agitaient : des Français, des Arabes, des Juifs, des Italiens ; des Juives au corsage doré, des Mauresques en voile blanc, des Bédouins en burnous, des spahis, des zouaves [...]". Nos matelots en transit veulent profiter des beautés de l'Orient et surtout de la séduction des orientales. Ils vont se perdre et vagabonder au gré de leurs envies dans le labyrinthe de la Kasbah, à la recherche de femmes vendant leurs charmes. "Il y en avait de toutes sortes, de ces femmes, et plus l'heure avançait, plus les vieilles portes s'ouvraient. Des Mauresques toutes roses, à demi cachées sous des voiles de gaze de soie blanche. Des Juives pâles, aux sourcils minces, au corsage de velours. D'autres qui, pour se prostituer, étaient venues de deux cents lieues dans l'intérieur, des oasis lointaines, et qui avaient d'étranges figures du désert ; - immobiles à leur porte, elles se tenaient les yeux baissés, la voix rauque, avec de hautes coiffures tout en plaques de métal, et de bijoux barbares".

C'est au cœur même de la Kasbah que nos marins rencontrent Kadidja et ses deux filles - Fatma et Fizah - qui se prostituent pour vivre. Entre leurs bras, ils découvriront les envoûtements et les délices de l'Orient, mais aussi les dangers et la violence d'un pays au charme pernicieux. Suléïma" est une étrange nouvelle mêlant subtilement la nostalgie de l'enfance perdue et celle d'une Algérie évanouie, le souvenir d'un amour finissant et celui d'êtres à jamais disparus. Surtout, "Suléïma" est le nom porté par deux êtres chers au cœur de Pierre Loti, une jeune fille d'Oran entrevue et une tortue. "Une tortue, drôle à force d'être petite, un atome de tortue ; son écaille jaune à peine formée, toute couverte de dessins en miniature". Suléïma, enfant d'Oran, suivant son père traînant un bazar portatif contenant des babouches et des colifichets à vendre aux étrangers de passage, fascine Pierre Loti par sa beauté. Pierre Loti, officier de marine, gardera la langueur de l'Algérie, une fois de retour au pays. Sa tortue - Suléïma - sera là pour lui remémorer ses instants de félicité et de bonheur. De retour à Alger, dix ans après, Pierre Loti retrouvera Suléïma - sa petite sauterelle du désert - magnifiée, changée, embellie. "[...] sous ses vêtements libres, elle avait pris la splendeur de lignes des statues grecques, elle s'était épanouie en femme faite et admirable [...] Elle promenait autour d'elle la flamme insolente de ses grands yeux noirs de vingt ans, regardant avec aplomb ces hommes, ayant conscience d'être désirée par eux tous". Pierre Loti deviendra l'amant d'un instant de Suléïma, comme tant d'autres avant lui, car elle vend désormais ses charmes pour vivre. Les choses sont ainsi faites. On se persuade d'aimer, on croit au grand amour, à la fois sublime et divin, et l'on s'aperçoit que celui que l'on achète en passant est - presque - identique. Il n'y a de vrai que l'amour - unique et magnifié - de la mère. "L'amour que l'on a pour sa mère, c'est le seul qui soit vraiment pur, vraiment immuable, le seul qui n'entache ni égoïsme, ni rien, - qui n'amène ni déceptions ni amertume, le seul qui fasse un peu croire à l'âme et espérer l'éternité".Si "Les trois dames de la Kasbah" est une nouvelle avec une morale nette, tranchante et cruelle, "Suléïma" est plutôt une suite de réflexions de Pierre Loti sur la beauté qui - comme l'amour ou la vie - passe, change, mue et disparaît. Si la première est légère, fraîche et avenante, la seconde est plus introspective, plus personnelle. C'est la pensée d'un homme qui a peur du temps qui passe, qui doute de la pérennité de ses sentiments, qui voudrait que rien ne bouge, que tout soit immuable et intemporel ... un peu à l'image de sa tortue Suléïma. Au final, ce sont deux nouvelles à lire pour le plaisir des descriptions des lieux et des personnages, véritables tableaux à la Delacroix, même si l'écriture de Pierre Loti peut sembler désuète et dépassée. Pour rêver et s'inviter au voyage, le temps de la lecture.

"Les trois dames de la Kasbah" de Pierre Loti a été une relecture dans le cadre du challenge de Marie L. :

301 - 1 = 300 livres dans ma PAL ... Vive les challenges et autres lectures communes !




2e livre lu dans le cadre du challenge de Cynthia

25 février 2010

PATIENTIA VINCIT*

  • Arthur & George - Julian Barnes - Folio n°4793

Arthur est un petit garçon issue d'une famille catholique d'Édimbourg dont les parents ont décidé de ne rien cacher, pas même le corps sans vie de sa grand-mère. L'enfant voulait savoir. Qu'à cela ne tienne, il verrait. "Le garçonnet avait regardé ; et, plus d'un demi-siècle plus tard, l'homme adulte regardait encore. Comprendre ce qu'était au juste cette "chose" - ou, plus exactement, ce qui se passait au juste quand se produisait le changement fatal, ne laissant qu'une "chose" - allait devenir d'une importance cruciale pour Arthur". Cet événement allait inconsciemment influencer une part de son existence future. Pour l'instant, le jeune Arthur l'ignore encore. Comme tous les garçons de son âge, il est vif, énergique et alimente son imaginaire des contes et légendes racontés par sa mère, histoires de chevaliers, de faits d'armes et d'honneur défendu qui avaient un rapport indirect avec celles de ses ancêtres, ceux du duché de Bretagne ou de la branche irlandaise des Percy de Northumberland. Sans le savoir, il faisait sien le passé de sa famille avec armoiries et foi en l'église catholique.

Au contraire, George est un enfant qui n'a ni premiers souvenirs, ni instants de douceur particuliers. C'est un garçon sage et attentif aux autres. Il doit se garder d'avoir de l'imagination, jugée comme suspecte. Il doit suivre la voie indiquée par la Bible. "On suit sa voie dans la vie en disant la vérité. George sait que ce n'est pas exactement ce que veut dire la Bible, mais en grandissant c'est ainsi qu'il le comprend". Si Arthur vit dans le romanesque, George vit dans le dogme. Leur scolarité sera tout aussi dissemblable que leur milieu social et culturel. Pour George, se sera l'école publique de son village en compagnie de fils d'agriculteurs ou de mineurs qu'il craint. Quant à Arthur, il aura droit à l'éducation des Jésuites. A l'un, la campagne anglaise et les paysans brutaux, à l'autre les méthodes jésuitiques d'enseignement avec les sanctions corporelles. Pour détourner cette vie de reclus, Arthur devient un conteur hors pair pour ses camarades. Il leur raconte ses histoires de chevalerie, moyennant quelques douceurs. En grandissant, il deviendra moins croyant. Pour lui, la Foi se situe ailleurs que dans la religion.

Arthur, en ayant terminé avec les Jésuites, suivra des études de médecine à Édimbourg. Longtemps, il se demandera d'où cette idée lui est venue. "Mam avait suggéré pour la première fois la médecine dans une lettre envoyée à Feldkirch, moins d'un mois après l'arrivée du Dr Waller dans la famille. Simple coïncidence ?
Arthur l'espérait ; il lui déplaisait d'imaginer des palabres au sujet de son avenir entre sa mère et cet intrus. Même si celui-ci était, comme on le lui rappelait sans cesse, un médecin diplômé et un poète publié. Même si son oncle était le dédicataire de La Foire aux vanités". George, plus taciturne et ombrageux, s'inscrira au Mason College de Birmingham pour y étudier le droit et devenir avoué. Il aime ce côté rangé, droit, honnête, sans reproche comme le lui a inculqué la religion anglicane et son père, pasteur. Toutefois, depuis quelque temps, George reçoit des lettres anonymes, des menaces, des insultes. Ses parents les lui dissimulent pour le protéger. On l'accuse d'un coup de tous les maux du comté. On essaie de le salir, lui et sa pieuse famille. Alors qu'il commence à se débattre avec des problèmes raciaux en raison de ses origines parsis malgré sa nationalité anglaise, Arthur s'ennuie dans son cabinet d'ophtalmologiste. Pour tromper cette attente, il décide d'écrire des nouvelles policières pour des journaux avec - toujours - les mêmes personnages récurrents. Ainsi, naîtra Sherlock Holmes. "Deux ou trois de ses romans les moins remarqués avaient eu pour personnage principal un détective privé calqué sur Joseph Bell de l'hôpital d'Édimbourg : une observation attentive suivie d'une déduction rigoureuse était la clef d'un diagnostic de fin limier aussi bien que de médecin .... Il avait initialement appelé son détective Sheridan Hope. Mais il n'était pas très satisfait de ce nom, et Sheridan Hope s'était transformé d'abord en Sherringford Holmes, puis - inévitablement, sembla-t-il plus tard - en Sherlock Holmes". La réussite et la reconnaissance arriveront grâce à Holmes. Mais déjà, Arthur Conan Doyle sait que son personnage ne pourra le satisfaire longtemps et le fera disparaître dans quelques années pour se consacrer à des ouvrages historiques et de chevalerie, ses passions.

George a maintenant tout pour être heureux. Il est avoué, possède son propre cabinet à Birmingham et à publié un ouvrage de droit sur la "Législation ferriviaire pour l"usager du train". Depuis plusieurs mois, la campagne anglaise souffre d'attaques sauvages d'animaux de ferme. George se demande simplement quelle section du droit pénal pourrait concerner ce genre de délit. Il ne tardera pas à l'apprendre parce que - bientôt - George sera soupçonné, puis emprisonné, condamné et libéré sans jamais être totalement innocenté. "George Ernest Thompson Edalji fut accusé d'avoir blessé avec préméditation et intention de nuire un cheval appartenant à la Compagnie charbonnière de Great Wyrley, le 17 août. Il fut noté que l'accusé plaidait non coupable, et l'inspecteur Campbell fut invité à témoigner pour la police. Il expliqua qu'on l'avait fait venir dans un champ près de la houillère vers sept heures du matin et qu'il y avait vu un poney gravement blessé qu'il avait fallu achever ensuite". Pendant que George se battra pour
retrouver son honneur et prouver son innocence, Arthur vivra un dilemme sentimental entre Touie, son épouse phtisique, et Jean, la femme qu'il aime vraiment. Depuis que le personnage de Sherlock Holmes lui colle à la peau, Arthur reçoit des masses de courriers de lecteurs persuadés de la réalité de son détective, lui demandant de l'aide dans des affaires mystérieuses ou alambiquées, non résolues par la police. Aussi, lorsque George Edalji sollicite l'aide d'Arthur Conan Doyle, celui-ci se lance à corps perdu dans sa réhabilitation, certain de son innocence.

A tous ceux qui souhaitent lire un ouvrage détaillé sur la société victorienne, incluant une biographie d'Arthur Conan Doyle, de George Edalji avec - en prime -, une affaire judiciaire qui a défrayé la chronique et divisée la Grande-Bretagne au début du 20ème Siècle, alors "Arthur & George" de Julian Barnes est pour vous. Menée en parallèle, l'auteur nous parle de la vie des deux principaux protagonistes de l'affaire, sur fond de société victorienne. Cette société qui ne laissait que peu de place à l'originalité parce que évoluant dans la stricte observance de la religion anglicane. Une société où chacun avait sa place pré-définie et où il était difficile de s'extraire de son milieu d'origine. Mais aussi une société qui est entrée définitivement dans le 20ème Siècle bien avant les autres pays européens. Cette société qui possédait déjà un immense empire s'étendant jusqu'aux confins de l'Asie et de l'Océanie, avait déjà conquis la route des mers, tenait le commerce. Sous le règne de Victoria, l'industrie, le chemin de fer, l'essor des grandes villes du royaume vont se développer, croître et avaler la population rurale espérant trouver de meilleures conditions d'existence. Des représentants des colonies britanniques - dont des Indiens - seront présents à la Chambre des Communes. Cependant, il y a un monde qui sépare la sphère du politique, ouverte aux idées novatrice et le terrain, univers dans lequel vit le quidam de la rue. Dans "Arthur & George", Julian Barnes décortique cette société plus tout à fait rurale, pas encore complètement urbaine, avec ses mesquineries, ses fourberies, son racisme, son intolérance et ses exclusions faites sur des apparences. Si, dans le milieu d'Arthur Conan Doyle cela n'apparait pas de façon prégnante, dans celui de George Edalji, il en va autrement. Être né anglais, d'origine indienne, parfaitement intégré socialement avec un père pasteur dans un comté rural où les personnes métisses sont regardées comme des animaux exotiques, il n'en faut pas plus pour lui faire porter toutes les souffrances dont les paysans sont victimes. Ce dont ils ne se gêneront pas lors de la mort du cheval. Le coupable est tout trouvé. Tous les témoins l'ont vu ce soir-là traînant dans le coin. Même la police est sûre de son fait. Condamné à sept ans de prison, l'affaire va soulever une vague de prises de position avec des demandes de révision d'un procès jugé inique, appuyé par des
milliers de signatures de personnalités, d'hommes politiques, de juristes et d'inconnus. Dès que Sir Arthur Conan Doyle prendra connaissance de ce fait singulier, il remuera ciel et terre pour réhabiliter George Edalji dans ses droits et lui rendre sa dignité d'homme intègre. Tel le colonel Durand dans l'affaire Dreyfus, il reprendra le dossier pour mener une contre-enquête mettant à jour les incohérences et autres erreurs pour prouver l'innocence de George Edalji. En lisant "Arthur & George" de Julian Barnes, on ne peut s'empêcher de faire le rapprochement avec l'affaire Dreyfus en France, qui avait autant partagé l'opinion publique en son temps. Et de se dire que Sir Arthur est décidément très proche du comportement d'un Émile Zola, intimement convaincu de l'innocence du soi-disant coupable. Même si "Arthur & George" est un très bon roman, fouillé, érudit, profond, dense, certains passages semblent superflus. Il aurait gagné en qualité avec moins de détails étouffants sur certains événements.

* Par la patience, il vainc.

302 - 1 = 301 livres à lire ... Heureusement, il y a les lectures communes et les challenges pour faire baisser la PAL !

"Arthur & George" est une lecture commune avec Ys

D'autres blogs en parlent : Émilie, Théoma, Florinette, Loula, Jules, Restling, Allie, Mot à Mots, Doriane, d'autres liens sur BoB ...

22 février 2010

SI LE BLUES M'ETAIT CONTE ...

  • Bluesman (édition définitive) - Vollmar / Callejo - Akileos Éditions - Regard Noir & Blanc

"Pratiquement toutes les communautés rurales du Sud, du Texas jusqu'à l'Atlantique, avaient leur ensemble de joueurs de blues, dont beaucoup voyageaient d'un endroit à l'autre, pour accroître leur renommée et, le plus souvent, leur répertoire. Le boom des enregistrements de blues dans les années 20 a non seulement établi la tradition du bluesman itinérant, mais aussi la possible existence au plan financer d'une classe non ouvrière. Bien que la vie sur la route puisse être éprouvante (et parfois même mortelle), les avantages de jouer dans des boîtes ou juke-joints, débordant d'alcool de contrebande, de femmes et de chansons, dans un environnement où leur imagination et leur créativité étaient activement stimulées représentaient souvent une meilleure alternative à une vie de labeur épuisante, pour une pauvreté identique et tout aussi sordide. [...] Pour la société rurale noire de cette région disparate du Sud, ces bluesmen représentaient à la fois une échappatoire à leur misère et une cible facile pour alimenter les préjugés négatifs uniformément attribués à tous les membres de leur race par la société anglo-saxonne dominante qui l'entourait".

"Bluesman
", c'est l'histoire de cette errance musicale réalisée par deux musiciens, Lem Taylor - fils de pasteur noir et initié au blues par un vieux joueur aveugle - et Avery "Ironwood" Malcott - coureur de jupons et bluesman hors pair -, sur les routes du Sud
des États-Unis. Nous sommes en 1929, au début de la Grande Dépression, la vie est dure pour tout le monde, mais pire encore pour la communauté noire américaine qui souffre déjà de la misère ambiante et des préjugés raciaux. Lem et Ironwood débarquent dans un petit bled perdu du nom de Hope - prémonitoire - après avoir traînés leur peine un peu partout dans le pays, mendiés pour un morceau de pain rassi et un abri de fortune dans une grange pour dormir à l'abri des intempéries et des voleurs. Mais à Hope, même au "Tuley's Kitchen", la tenancière noire ne veut pas de bluesmen qui répandent la débauche partout où ils s'arrêtent avec leur musique. C'est un certain J.L. Dougherty qui leur conseillera de se rendre au "Shug's", tripot malfamé en lisière du village, lieu de dépravation où le blues est toujours le bienvenu.

J.L. Dougherty, sombre vendeur de meubles le jour, se transforme en découvreur de talents pour la Eastern Star Record de Memphis, le soir. Il proposera à Lem et à Ironwood d'enregistrer leur premier disque. Une occasion unique de se sortir de
leur condition de chemineaux et de musiciens itinérants, et premiers pas vers une gloire méritée. Ce rêve à peine ébauché tournera vite au cauchemar à la suite du meurtre d'un blanc par Ironwood dans des circonstances particulières et plus qu'ambiguës. Même si cet homme était connu pour sa violence et son addiction à l'alcool, il reste un blanc dans une région des États-Unis où les noirs sont considérés comme des sous-produits humains. Malgré les deux autres cadavres - celui de Ironwood et d'une fille noire qui traînait au "Shug's" - c'est la mort suspecte du blanc qui devra être élucidé. Ainsi en a décidé le procureur général du comté de Hampstead. De toute façon, le meurtrier ne peut être quelqu'un d'autre qu'un noir, parce que Wyatt Bilyen était le fils d'un propriétaire terrien influent de la région. D'un coup, ce triple meurtre réveillent ce comté endormi. Les autres propriétaires se sentent désormais menacés par la population noire des alentours. Ils veulent leur coupable, leur noir à étriller, à pendre, à massacrer pour bien montrer que le pouvoir et la justice sera faite et ne peut être que blanche. Dès lors, Lem Taylor sera poursuivi, pourchassé, devra se cacher dans les bois, voyager dans des wagons à bestiaux, vivre dans des cavernes pour pouvoir rester en vie, arriver jusqu'à Memphis entier et espérer enregistrer son disque de blues comme promis.

Quelle époustouflante bande dessinée que l'édition définitive de "Bluesman" de Vollmar et Callejo ! En lisant ces deux cent pages sur l'origine du blues dans le Sud des États-Unis, on a l'impression de revivre à la fois le plus beau et le pire chapitre de l'histoire de l'Amérique. Le plus beau, dans la mesure où cette BD nous relate l'épopée du blues dans les années 20 et 30, permettant à de nombreux artistes noirs américains de se faire un nom en enregistrant les premiers disques. Ce blues qui influencera le jazz et lui fera prendre son essor quelques années plus tard. Le pire, parce que "Bluesman" rappelle au lecteur que le Sud des États-Unis a vécu de 1876 à 1965 sous la coupe de la Jim Crow Law, sinistre loi sur la ségrégation raciale. Avec cette loi, il existait deux catégories de personnes : les blancs d'un côté, les noirs de l'autre. Si, en apparence, ces deux groupes raciaux étaient
égaux, la réalité était très éloignée de la théorie. La ségrégation était bien présente dans les lieux et services publics, les écoles, les moyens de transport en commun. Le blues deviendra une forme de chant populaire noir, issu de cette forme de racisme officiel. Les chansons traduisaient le mal de vivre, la souffrance que vivait la communauté noire dès le 19e Siècle. "Bluesman" dessiné en noir et blanc avec des traits appuyés, forcés, sombre, presque noir, donne une impression d'oppression, d'angoisse permanente. On sent peser sur les deux personnages principaux toute les peurs, les craintes, les soucis de leur communauté. C'est une bande dessinée rare par la qualité du dialogue et des dessins très expressifs. C'est aussi un roman graphique à lire pour ne pas oublier que la Jim Crow Law a été abrogée en 1965 par Lyndon Johnson et remplacée par le Civil Rights Act.


303 - 1 = 302 livres restant à lire et à présenter !

18 février 2010

ECRIT SUR L'ART

  • Qui trompe-t-on ici ? - Paul Gauguin - L'Échoppe Éditions

Gauguin, qui n'avait pas sa langue dans sa poche, ne se gênait jamais pour dire les choses quand celles-ci ne lui convenaient pas. "Qui trompe-t-on ici ?" est un article rédigé par le peintre pour la revue "Le Moderniste illustré" et publié le 21 septembre 1889 alors que celui-ci a passé l'été à Pont-Aven et au Pouldu. Il n'a plus d'argent et apprend que l'État français est prêt à acheter une fortune "L'Angélus" de Millet, alors que ce dernier vendait ses œuvres une misère. Comme il l'écrit à Émile Bernard : "Je prépare un article concernant les achats de tableaux pour le Louvre et attaquant la critique d'art aujourd'hui". C'est un Paul Gauguin enragé et venimeux qui s'exprime dans cet article.

Pourquoi une telle diatribe contre le monde de l'art et des critiques en particulier ? Tout simplement parce que le 1er juillet 1889, à Paris, une bataille d'enchères a lieu autour de la vente de ce célèbre tableau de Millet, appartenant à une collection privée. Pour cette vente, s'affrontaient la Commission des Beaux Arts pour la France et l'American Art Association pou les États-Unis. Le gouvernement français refusera de débloquer une partie de la somme (380 650 francs de l'époque), le reste - 200 000 francs - ayant été réunis par des dons d'amateurs d'art fortunés prêts à tout pour conserver le patrimoine du pays. Alors que Commission des Beaux Arts, représentée par Antonin Proust, avait enlevé le tableau dans une partie de bras de fer contre des Américains bien décidés à remporter la partie, "L'Angélus" de Millet partira aux États-Unis après cette joute, tel un trophée
durement gagné !

Dans son article, Paul Gauguin ne se gênera pas pour s'en prendre - avec son
humour et sa verve - aux critiques d'art qui décident, par leurs écrits qui a du talent ou qui n'en n'a pas. "Oui, M. Wolff, les grands méconnus d'autrefois vous sourient du fond de leur tombe, sans aucun souci de vos consolations, et les méconnus d'aujourd'hui savent combien peu ils peuvent compter sur vous. Et cependant, vous représentez la critique influente. Vous avez découvert Millet ! ... O Christophe Colomb du succès, pieux illuminé de la surenchère, faut-il donc toujours qu'on vous les montre, les grands peintres ? N'en trouverez-vous pas un, par vous-même, par probité professionnelle".

Dans cette lettre ouverte aux critiques d'art tout puissants, Gauguin s'en prend particulièrement à Albert Wolff qui avait encensé l'œuvre du peintre Bastien-Lepage et jugé que Delacroix "[...] n'avait pas fait une œuvre que l'on puisse qualifier de chef d'œuvre complet" ! Comme à son habitude, il venait de mettre les rieurs de son côté par son cynisme désopilant. Mais le pauvre M. Wolff ne sera pas le seul à s'attirer les foudres d'un Gauguin remonté contre les critiques et à faire les frais de sa plume assassine et trempée dans l'acide. En passant, il écorne M. de Saint-Victor qui a eu l'audace de préférer mettre en avant un sombre artiste peintre du nom de Marchal, jugeant Millet "mauvais peintre" ! Même combat contre un certain M. Bouguereau qui avait refusé les œuvres de Millet de son vivant, le condamnant à une quasi mendicité. "Si les vrais peintres vous échappent, Messieurs, en revanche vous avez créé les médiocrités officielles, qui ont leur place dans les musées, aux frais du contribuable. Quoi de surprenant à ce que la France soit obligée de payer un prix fou pour retenir les œuvres de ses maîtres, après les avoir laissés mourir de faim ! Une influence aussi bien acquise et noblement exercée que celle-là donne lieu à une alternative des plus claires. Ou bien la critique est nécessaire, en ce cas qu'elle se conduise bien, sans tripotage et intelligemment. Ou la critique est nuisible : dans ce cas, nous n'en voulons pas".

En quelques dizaine de pages, Paul Gauguin nous fait partager son point de vue sur
une catégorie de professionnels qui ne se sont pas toujours comportés en personnes responsables, influentes et impartiales, mais plus souvent ont fait preuve de légèreté, de négligence et de partis-pris ouverts. Ce que ne mesuraient pas ces critiques, c'est tout le préjudice qu'ils causaient en pesant sur des choix et des arbitrages dans un milieu aussi fermé que celui de l'art. Ils pouvaient faire et défaire des carrières. Ils décidaient de qui avait du talent ou n'en possédait pas et influaient sur l'avenir de tel ou tel artiste, surtout en cette fin du 19e Siècle qui voyait poindre à l'horizon un changement dans les styles, les formes et les techniques de peinture. "Qui trompe-t-on ici ?" de Gauguin est un article qui rappelle au lecteur ou à l'amateur d'art que cet artiste a aussi écrit quelques bons ouvrages sur le milieu de l'art, dont "Racontars de rapin" que j'ai bien l'intention de découvrir !

Encore une fois, merci à Alice qui m'a offert ce joli petit livre que je ne connaissais pas, dans le cadre du swap "Un livre, un peintre".

304 - 1 = 303 livres qui trépignent d'impatience dans ma PAL ...

15 février 2010

JEAN MC CORMICK, FILLE DE ...

  • Lettres à sa fille - Calamity Jane - Rivages Poche n°232

Le 1er août 1903 disparaissait la cow girl la plus connue du Far West, Calamity Jane, de son vrai nom Martha Jane Cannary. A sa mort, elle était seule, comme elle l'avait toujours souhaité, aveugle et sans un sou. C'est son unique ami - le révérend Sipes - qui sera auprès d'elle au moment ultime. C'est lui qui conservera la correspondance de Calamity Jane, jamais envoyée à sa fille Jane Hickok, dite Janey. Elle avait confié la garde de son enfant à un couple d'aristocrate britannique, le capitaine James O'Neill, en 1874, se sachant consciente des difficultés matérielles et morales qu'elle aurait pour l'élever correctement, tel que Calamity Jane le voulait.

La première lettre adressée à sa fille date du 25 septembre 1877, jour de ses quatre ans. Dans celle-ci, Calamity Jane se dévoile aimante, maternelle, rongée de remords à l'idée d'avoir dû abandonner son enfant chéri. "Vois-tu, ton papa Jim m'a promis qu'il m'enverrait toujours une lettre chaque année, le jour de ton anniversaire. Comme j'ai été heureuse d'avoir des nouvelles de lui ! Il m'a envoyé ta petite photo : tu es mon portrait craché à ton âge, et en regardant ta petite photo ce soir, je m'arrête pour t'embrasser, et puis, à me souvenir, les larmes viennent et je demande à Dieu de me laisser un jour réparer les torts d'une façon ou d'une autre envers ton père et envers toi". Elle lui parle de la beauté sauvage de son cheval, "Satan", et de la relation singulière qu'elle entretient avec les indiens Sioux, qui la prennent pour une folle tout en la respectant. Calamity Jane lui enverra des photos de ses grands-parents maternels, comme pour ne pas lui faire oublier d'où elle vient, et qu'elles sont ses vraies origines.

Régulièrement, dans ses courriers écrits à la manière d'un journal intime discontinu, Calamity jane raconte son quotidien à sa chère petite Janey. Elle lui parle d'un jeune garçon à peine plus âgé qu'elle - Jackie - dont les parents ont été tués par les Indiens et qu'elle a pris sous sa protection, dont elle prend soin avec toute l'attention dont elle sait faire preuve. Elle lui dit les attaques de diligences, les voyages qu'elle entreprend de Cheyenne à Abilene, des hors-la-loi et de cette bravoure qu'elle possède et qui lui semble la chose la plus naturelle au monde ! Pour sa Janey, Calamity Jane veut devenir une femme blanche présentable, qu'elle soit fière de cette mère atypique et insolite, évoluant dans un milieu d'hommes, où les sentiments sont rares et rudes. Elle veut se montrer devant sa fille en toute dignité, en sachant lire et écrire, en ayant de l'instruction comme elle. "Je prends un livre à la fois et regarde dans le dictionnaire chaque mot dont
je ne connais pas le sens. Je n'ai fait que trois ans d'école, et bien que j'aie ces livres à étudier, ce n'est pas une tâche aisée. [...] Tout le monde pense que je ne sais ni lire ni même écrire mon nom ; je les laisse donc le penser".

Au long de ces lettres écrites au gré de ses déplacements, Calamity Jane racontera son existence faite d'errance, de rumeurs malfaisantes, de souffrances psychiques. Elle lui parlera de son vrai et unique père - James Butler Hickok dit "Wild Bill " - rencontré en 1870 à Abilene, Kansas. Elle lui expliquera comment elle l'a sauvé de bandits qui voulaient le tuer ; dans quelles conditions ils se sont réellement mariés, puis séparés afin qu'il épouse Agnès Lake, bien qu'il soit toujours amoureux d'elle. C'est Wild Bill qui donnera à Martha Cannary ce surnom de Calamity Jane. Cette rencontre sera la plus belle de sa vie. Elle en conservera un souvenir émouvant et tendre jusqu'au bout. "Quand il est revenu, après avoir épousé Agnès Lake, je pensais que je le battrais froid, mais un jour, nous nous sommes revus et nous nous sommes tous deux aperçus que nous nous aimions encore l'un l'autre plus que jamais. J'oubliais tout quand j'étais près de lui. Personne d'autre ne l'a jamais su. Si quelqu'un me faisait allusion à cette situation, je m'avançais et lui cassais la figure, et lui aussi le niait. Nous vivions tous les deux une vie de mensonges".

Calamity Jane qui n'hésitera jamais à prendre part à une bagarre générale, à se taper avec des femmes qui veulent lui ôter le droit d'être ce qu'elle est - une femme - sauf qu'elle porte des pantalons d'homme, chevauche la plaine seule d'une ville à l'autre pour servir de messager, conduit les diligences de voyageurs sans crainte. Elle accepte toute sorte de métier pour survivre, gagner sa vie honnêtement selon ses valeurs morales, joue aux cartes avec les hommes dans les saloons et se soûle certains soirs jusqu'à rouler à terre.

Pauvre Calamity Jane serait-on tenté de penser en lisant ces "Lettres à sa fille". Dans ces courriers jamais envoyés à son enfant, elle lui parle de son quotidien dans un milieu humainement et psychologiquement hostile. Elle en profite pour se dévoiler un peu, s'ouvrir, se livrer, se confier à quelqu'un qui ne la jugera pas sur son comportement, qui ne la condamnera pas pour ses actes. Sa fille, c'est son île aux trésors, sa raison de vivre, d'être, d'exister. C'est son moteur, ce qui la fait avancer, continuer et espérer. Elle n'a qu'un désir, la revoir le plus tôt possible, malgré l'océan qui les sépare, pouvoir la serrer dans ses bras, l'embrasser, la
câliner. En fait, Calamity Jane culpabilisera toute sa vie d'avoir été obligée de laisser Janey en raison de son existence instable, chaotique et parce qu'elle souhaitait pour sa petite le bonheur d'un vrai foyer où s'épanouir, grandir en paix, apprendre et s'éduquer, jouer, être insouciante et heureuse. Tout ce qu'elle n'a jamais vraiment connu, ou si peu. Grâce à ces "Lettres à sa fille", on part à la rencontre d'une autre Calamity Jane, plus proche de ce qu'elle était sans doute, plus humaine, plus sensible, émouvante et profondément seule dans un univers où rien ni personne ne lui a fait de concession, où tout le monde l'a plus souvent méprisée qu'honorée en raison de sa manière d'être et de ses fréquentations. C'est une Calamity Jane éloignée des clichés qui ont la vie dure, heureuse de pouvoir acheter quelques arpents de terre pour construire une cabane, faire la cuisine et travailler pour Buffalo Bill Cody et son célèbre Wild West Show.


305 - 1 = 304 livres dans ma PAL, malgré les nouveaux achats, prêts, vols ... Étonnant !

12 février 2010

LE CHEZ-SOI POUR UN TZIGANE ...



"A Poljana, quand un chibalo, un chef tzigane, montrait à quelqu'un le chemin qui partait du hameau en disant qu'il trouverait une maison où on lui donnerait du pain et des mains qui lui donneraient à boire, c'était toujours un châtiment inimaginable, le plus sévère. Perdre son chez-soi, en effet, ne signifiait pas une bicoque ni une cabane, mais des gens : des ribambelles d'enfants négligés, pieds nus dans la neige, des femmes qui chancelaient autour du feu et de la clôture, des vieilles toutes flétries, des sorcières qui cueillaient des herbes aux vertus magiques et savaient lire dans les lignes de la main ce que le sort réservait inévitablement, des anciens aux cheveux argentés, qui s'asseyaient de temps en temps devant la porte pour raconter leur long périple, sans oublier leurs chansons, les vieilles phurikane gil'a ; voilà ce que chez-soi voulait dire ...".


Extrait - "Petite, Allume un feu ..." - Martin Smaus

9 février 2010

HEIMAT IST TOT !*

  • L'offense - Ricardo Menéndez Salmon - Actes Sud Éditions

"Pour se conformer à la tradition familiale et au souhait formel de son père tailleur, Kurt Crüwell devait reprendre son atelier de bonne réputation au numéro 64 de la Gütersloher Strasse dans la ville de Bielefeld, non loin du luxuriant Teutoburgerwald et à quelques pâtés de maisons seulement de l'endroit où des décennies plus tard, entre 1966 et 1968, Philip Johnson, architecte renommé de Cleveland, érigerait la fameuse Kunsthalle ; toutefois, le 1er septembre 1939, un événement traumatisant bien que prévisible compromit ses rêves paisibles de propriétaire - ainsi que son entrée dans la société petite-bourgeoise de Bielefeld - et rendit son destin bien moins paisible et infiniment plus hasardeux".

Kurt Crüwell venait d'avoir vingt-quatre ans le jour où son compatriote Hitler décidait - sur un coup de tête et sans réfléchir aux conséquences à long terme - de reprendre à son compte et au nom d'un IIIème Reich millénaire, le corridor de Dantzig, préalablement concédé à la Pologne. Ce jeune homme ne le sait pas encore, mais lui et tant d'autres venaient d'être catapultés dans la 2ème Guerre Mondiale. Comme tous les jeunes de son âge, Kurt est sommé de se présenter au gradé de son quartier, Joseph Hepp, membre du NSDAP depuis ses origines, 1933. Kurt et sa famille n'avaient jamais adhéré à aucun parti politique. Seul comptait son métier de tailleur appris avec son père. Envoyé à Sarrebruck dans le 19ème Corps Blindé, Kurt tient à revoir auparavant Rachel Pinkus, mécanographe, sa petite amie, se promettant lettres et fidélité. Or, Rachel était juive. "En réalité, Rachel Pinkus était sur le point d'être dévorée par le verrat monstrueux de l'Histoire". Kurt ne la reverrait plus.

C'est en pressentant le pire que Kurt Crüwell se rendra sur son lieu d'affectation, alors que ses camarades chantaient, braillaient, hurlaient leur conviction en un Reich vainqueur. Lui, préférait conserver une certaine réserve, voire une distance vis-à-vis de cette frénésie hystérique. Au cours de son instruction militaire, il puisait dans ses souvenirs d'organiste de l'église Saint-Nicolas de Bielefeld pour se soustraire à la discipline teutonne et au martèlement idéologique quotidiens. Cela lui permettait de tenir le coup. Au cours de son apprentissage au maniement des armes, Kurt s'est surpris lui-même par la maîtrise de la conduite d'un side-car. Cela lui vaudra la confiance de Löwitsch, son supérieur hiérarchique. "[...] celui-ci faisait appel à lui en qualité de chauffeur lorsqu'il devait se déplacer dans les environs de Sarrebruck et se rendre au château où Heinz Guderian, nommé chef des Schnellen Truppen après ses succès dans la récente campagne des Sudètes, attendait l'ordre de Berlin pour avancer sur la France, en cherchant une improbable complicité dans les yeux de Jules César dont le buste décorait son
bureau". L'armée allemande, ne redoutant rien ni personne - et surtout pas ses ennemis - foncent sur la Hollande et la Belgique, pour arriver dans une France qui se demandera longtemps pourquoi sa Ligne Maginot n'a pu arrêter ce déferlement matériel et humain ! Kurt Crüwell participe à toutes ces victoires fulgurantes dans la plus grande indifférence qui soit. Ses instants de repos, il les passe à raccommoder les uniformes de ses camarades, occupés à des plaisirs au combien plus triviaux !

C'est ainsi que, sans vraiment s'en rendre compte, Kurt se retrouve à Roscoff, en Bretagne, à la fin de 1940, sans même avoir eu le temps de prendre une seule permission. A peine avait-il eu le temps de voir Paris et Montmartre avec ses célèbres peintres. Sans plus. A l'aube de 1941, un vent de résistance s'est mis à souffler chez les Français. La décapitation d'un soldat de la division de Kurt avec un MERDE en guise d'ultime provocation, va entraîner un vent de terreur et un déferlement de haine sur le premier village venu. Il ne pourra supporter ce qu'il verra et en sera traumatisé au point de perdre tout contact avec le concret de l'existence. "Mais un corps peut-il démissionner de la réalité ? Face à l'agression du monde, face à la laideur du monde, fasse à l'horreur du monde, un corps peut-il se soustraire à ses fonctions, se refuser à être un corps, suspendre sa raison d'être, peut-il simplement abdiquer ; c'est-à-dire abdiquer son état de machine sensible ? Un corps peut-il dire : " Assez, je ne veux pas aller au-delà, c'est trop pour moi" ? Un corps peut-il s'oublier ?".

Oubliés de tous, particulièrement de son chef Löwitsch, considéré comme un paria, un pestiféré par les autres soldats, Kurt rencontrera Ermelinde - infirmière par vocation - qui lui redonnera le goût de vivre en tentant d'oublier la tragédie vécue. Dès lors, Roscoff deviendra la ville abritant leurs amours naissantes, vraies et pures, dépouillées de toute l'horreur que vivait alors une Europe qui s'étendait de l'Atlantique à l'Oural ! Tout le monde s'émerveillait de ce drôle de couple, vivant à l'écart de la fureur et de la violence qui s'abattaient sur tous les pays en guerre. "Il était beau et cruel à la fois d'imaginer que, tandis que l'Europe s'effondrait, tous deux naissaient à l'amour comme des fleurs dans un marécage. Il était beau et cruel à la fois d'imaginer que, tandis que, tirés à quatre épingles, les idéologues de Hitler se demandaient s'il fallait faire des savons ou des abat-jour de la peau de Rachel Pinkus , tous deux s'adonnaient à cette éblouissante cécité grâce à laquelle même la maladie de Kurt semblait être un mauvais rêve duquel ils allaient bientôt se réveiller". La paix de l'âme et des esprits retrouvée, Kurt partira vivre avec Ermelinde en Angleterre où il deviendra un modeste gardien de cimetière. Il fera promettre à celle-ci de ne plus jamais lui parler allemand, comme pour exorciser définitivement cette souffrance psychique. Ce qu'il ne sait pas encore, c'est que le passé peut ressurgir à tout instant et vous faire revivre le pire de vos cauchemars.

Le moins que l'on puisse dire, c'est que "L'offense" de Ricardo Menéndez Salmon est un petit roman (138 pages) à l'écriture cynique, corrosive, mordante et grinçante. Vous voilà au moins prévenu ! Par son personnage Kurt Crüwell, l'auteur nous décrit un jeune homme imperméable à la politique de son pays, persuadé de continuer la lignée de tailleur comme son père avant lui, et qui se trouve pris dans la tourmente de la grande histoire, sans rien avoir demandé à personne. Car Kurt n'est ni un foudre de guerre, ni un fanatique prêt à mourir pour une idéologie à laquelle il n'adhère pas. Kurt appartiendrait plutôt au camp des personnes émotives, attentives, romanesques, attachées aux êtres et aux choses. La guerre et son cortège d'horreurs vont bouleverser cette vision de l'existence. Kurt se transformera en un individu inaccessible, ayant perdu tout contact avec une certaine réalité pour se protéger du chaos environnant. "L'offense" est un voyage au cœur de nos sentiments et de l'âme humaine. Car à travers Kurt Crüwell, l'auteur nous sert toute la gamme des sentiments qui peuvent coexister chez un individu lambda. Personne n'est ni tout bon ou tout mauvais, ni tout blanc ou tout noir, ni ange ni démon.
Chacun doit faire des choix en permanence entre deux alternatives. De cela dépend la suite de l'existence. Certaines trop vulnérables, supporteront mal les vicissitudes de la vie et sombreront dans les méandres de la dépression. D'autres ne se poseront jamais de question, avançant en suivant la masse, se laissant porter par les événements et indifférents à la souffrance d'autrui. En une fraction de seconde, le destin peut faire basculer n'importe qui vers le bon ou le mauvais côté de la barrière. "L'offense", parabole biblique de la tragédie des hommes est un roman dense, puissant, dérangeant, voire même gênant. On ne lâche plus ce roman de Ricardo Menéndez Salmon une fois ouvert, tant le sujet prend aux tripes. Il y a dans "L'offense" un peu le même détachement que dans "La mort est mon métier" avec cette drôle de sensation d'être étranger à tout sentiment de culpabilité, mais aussi de la légende du Sphinx qui choisit de disparaître pour mieux renaître de ses cendres. Un roman pas toujours évident à aborder, entre rêve et cauchemar, réalité et légende, mais réellement captivant dont on sort avec beaucoup de questions sur l'âme humaine.

* La nation est morte

306 - 1 = 305 livres dans ma PAL ...






6 / 7 livres de la rentrée littéraire 2009

6 février 2010

LE PASSE MURAILLE

  • Le serrurier volant - Tonino Benacquista (Tardi) - Folio n°4748

"Marc s'était toujours contenté de ce qu'il avait et n'aspirait à rien de mieux que ce qu'il était déjà : un homme ordinaire. Très tôt, il s'était avoué son goût pour la tranquillité et avait laissé aux autres leurs rêves de démesure. Jour après jour, il sculptait sa vie avec la patience de l'artisan qui sait que dans les objets les plus simples on trouve aussi de la belle ouvrage. D'ailleurs, d'où venait cette dictature des passions, des destins exceptionnels ? Qui avait décrété qu'il fallait choisir entre l'exaltation et la mort lente ? Qui s'était pris à ce point pour Dieu en affirmant que Dieu vomissait les tièdes ? Derrière chaque ambitieux, Marc voyait un donneur de leçons qu'il laissait libre de courir après ses grandes espérances. Lui ne demandait qu'à passer entre les gouttes, et à se préserver de la frénésie de ses contemporains. Si le monde courait à sa perte, il refusait d'en être le témoin".

Marc est un gars simple, vieux garçon indépendant qui vit en banlieue parisienne, loin des tumultes et du vacarme de la vie citadine. Dans son petit pavillon de Vitry-sur-Seine, la vie semble s'écouler comme un long fleuve tranquille. Un week-end sur deux, Marc le passe en compagnie de Magalie, jeune femme rencontrée sur les bancs du lycée, mal mariée puis divorcée. Dans son entourage, Marc ne compte qu'un seul et véritable ami dans sa vie, Titus, qui le taquine régulièrement à propos de son existence bien rangée, conformiste à trente-cinq ans. Rien ne venait perturber le quotidien réglé comme un coucou suisse de Marc, qui vivait en reclus, ne s'intéressant à rien, ni à personne. De son passé et du traumatisme vécu à une certaine période de son existence, Marc n'en faisait jamais référence. Ce type était plus fermé qu'une serrure inviolable. Un véritable tombeau, ce type ! "On leur avait expliqué que le stress post-traumatique s'accompagnait de divers symptômes, et notamment d'un détachement affectif de l'entourage. Marc en voulait au monde entier, et plus encore à ceux qui avaient compté pour lui, et qui compteraient à nouveau sitôt dépassé ce "syndrome du survivant"".

Surmontant tant bien que mal sa souffrance psychique tout en vivant avec ses fantômes, Marc avait réussi à trouver un nouvel emploi, conforme à ses attentes, serrurier. Un métier en or, une véritable opportunité pour ce solitaire, ce mutique, cet anachorète. Dès lors, Marc verra - chaque jour - les misères de ses congénères, leurs petits défauts, leurs grandes tartufferies, leurs fourberies, dans une indifférence la plus totale, étranger à lui-même encore plus qu'à ses clients se croyant obligés de justifier leur situation incongrue. Néanmoins, il se sentait bien dans ce travail où il était indépendant, et travaillait de jour comme de nuit, en fonction des demandes de la clientèle. Il préférait d'ailleurs les tournées de nuit qui le protégeaient de ses angoisses et d'un monde qu'il rejetait. "Aujourd'hui, Paris lui avait fait une place, comme elle savait en faire aux bizarres, aux déroutés, et à tous ceux qui ont une bonne raison de ne pas dormir. Son Paris by night n'appartenait qu'à lui et échappait à tous les clichés ; il ne côtoyait ni le sublime ni le sordide, ni le vice ni la vertu, mais juste un quotidien inversé, fait de situations inattendues, où l'agitation se mêlait souvent à l'irrationnel, l'absurde
à la mélancolie. Tout à sa mission, il s'oubliait, lui, Marc, et devenait invisible". Il y rencontrait des originaux, de vieux couples depuis longtemps étrangers l'un à l'autre et vivant ensemble par peur de la solitude, des têtes en l'air, des riches, des fauchés, des pauvres gens cambriolés. Tout un univers que la nuit révèle et réveille, et met en lumière.

Pour rentabiliser sa situation financière quand le besoin s'en faisait sentir, Marc acceptait de temps à autre, une tournée d'huissier qui consistait à passer une longue journée commencée aux aurores en compagnie d'un huissier pour forcer les portes des mauvais payeurs et autres individus refusant obstinément à se plier aux lois de la société et de la justice. Cette partie de son métier lui répugnait particulièrement, mais c'était de l'argent honnêtement gagné. "A en juger par le nombre de portes ouvertes et de serrures ouvertes, Marc rentabilisait sa journée comme rarement, à condition de ranger ses états d'âme dans le tiroir du bas. A une ou deux exceptions près, les saisies se déroulaient dans la douleurs et les biens confisqués ressemblaient à un butin dont Marc préférait ne pas savoir comment il allait être redistribué. A la fin de chaque tournée - il n'en acceptait pas plus de deux par mois - il se jurait que ce serait la dernière et se demandait pourquoi il ne les laissait pas aux spécialistes du genre qui ouvraient les portes comme on pille les vaincus". Parmi cette jungle humaine, Marc avait quand même rencontré une jeune femme, la quarantaine bien assumée, charmante sans être réellement belle, mais attirante et sensuelle.

Cécile, divorcée, essayait tant bien que mal de s'en sortir en tentant de retrouver le luxe de son passé bourgeoise. Il se sentait attiré par une telle personne d'une sensibilité à fleur de peau, cultivée, intelligente. Sans même le savoir, elle l'aidait à se reconstruite lentement après cet accident où il avait tout laissé, ses collègues de travail et une part de lui-même. Marc en serait presque tombé amoureux, prêt à oublier Magali, son passé, son drame personnel, si celle-ci n'avait pas disparu de sa vie aussi rapidement qu'elle y était entrée. Il mettra tout en œuvre pour la retrouver, engagera un détective privé avec qui il avait déjà travaillé pour savoir quel secret se cache derrière cette jeune femme étrange. Jusqu'au jour où la proposition d'un client singulier d'une sombre banlieue parisienne le renverra vers son sinistre passé. Dès cet instant, Marc décidera que la vengeance est un plat qui se mange froid et que le temps de le faire avaler est enfin arrivé.

Avec "Le serrurier volant", Tonino Benacquista relate l'existence de Marc - monsieur tout le monde -, traumatisé par un accident professionnel qui a bouleversé sa vie, sa façon de penser les choses et les événements, sa manière de fonctionner, d'être. A travers Marc, l'auteur décrit la société avec ses petites difficultés et ses grandes meurtrissures. Une société que tout un chacun connaît bien puisqu'elle ressemble peu ou prou à celle dans laquelle on vit. A force de voir cette humanité, ni tout à fait affligée, ni vraiment satisfaite, vivant tant bien que mal, supportant les soubresauts de l'existence en tentant de conserver un semblant d'équilibre, on finit par ne plus rien remarquer. Elle nous devient invisible parce que nous refusons
de la voir. Tonino Benacquista nous sort - malgré nous et à notre corps défendant - de cet autisme social où nous nous calfeutrons. Marc, c'est vous, c'est moi, c'est l'autre, le passant anonyme, à peine entrevu, déjà oublié. C'est un traumatisé de la vie qui a bien failli s'arrêter violemment. Depuis, Marc vit avec son histoire qu'il ne parvient pas à oublier. Chaque instant douloureux le ramène à ce passé. Celui-ci devient presque sa raison de vivre, le moteur qui le fait avancer. Parce que au-delà du roman noir, on trouve aussi une chronique sociale, celle de tout un chacun. Avec son ironie mordante, cynique et grinçante, Tonino Benacquista nous raconte notre société, vue par le trou de la serrure. Le texte de Benacquista associé aux dessins prodigieux aux couleurs sépia d'un Tardi toujours en grande forme, fait du "Serrurier volant" un roman tendre, beau, malgré la rudesse du sujet abordé.

Les blogs qui en parlent : Les Chats de Bibliothèque(s), Émeraude, Zazimuth, Flora, Michel, Cathe ... D'autres peut-être ? Si je vous ai oubliés, me le dire dans un gentil commentaire, merci !

307 - 1 = 306 livres qui s'érodent dans ma PAL ... Que faire ?!

3 février 2010

LE TEMPS DES LANTERNES ROUGES

  • La fermeture - Alphonse Boudard - Robert Laffont Éditions

Je vous ai déjà avoué que j'aimais fureter chez les bouquinistes, à la recherche de livres que je n'aurais peut-être pas eu l'idée d'acheter pour les lire. Pour "La fermeture" d'Alphonse Boudard, c'est la couverture qui m'a attirée, à grands coups d'œillades. Elles me disaient qu'avec le sujet du livre, j'allais découvrir un monde presque méconnu jusqu'alors, celui des maisons closes, des lupanars, des salons mondains, des claques ... La liste est longue en synonyme, parfois imagée ! Je me suis laissée tenter par cette couverture aguichante portant la signature de Dubout (j'adore ses caricatures d'époque !). Le style d'Alphonse Boudard est, pour moi, synonyme de la truculence des scenarii de Michel Audiard et des films qui vont avec. Pensant passer un simple bon moment de lecture, sans réflexion ni méditation profondes, j'ai appris certaines choses sur l'histoire de ces lieux, parfois très bien fréquentés par les grands de ce monde, mais sans jamais être recommandés par les bonnes mœurs et la morale. Pénétrons dans ses temples de l'amour tarifé, pour savoir ce qu'il s'y tramait.

L'origine de ces maisons est aussi ancienne que celle de la vie. Ou peut s'en faut. Des distérions de la Grèce antique fondés par Solon au lupanaria de Rome, du bordeau du Moyen Age au cagnard de la Renaissance, les maisons closes ont toujours existé et - avec elles - ceux qui les font tourner de main de maître. Ainsi, on apprend que le truand souteneur se nommait à l'origine maquignon, par analogie à ceux qui vendaient déjà les bestiaux. Ce terme deviendra maque, et nous arrivera déformer jusqu'à représenter une brochette de poissons diverse et variée. Ces temples de l'amour et de Priape ont toujours eu leur utilité dans la société. Ils appartenaient au paysage social, au même titre que l'église ou le café du commerce. "Temples de la sexualité à une époque où le mariage était sacré, ça permettait aux messieurs d'aller se déborder l'inconscient, de réaliser leurs petits ou gros fantasmes ... aux jeunes gens de s'éduquer ... aux militaires dans les villes de garnison de se changer de l'atmosphère fétide de la chambrée. Ils participaient de l'ordre social apparemment très solide avec l'église catholique et le privilège des bouilleurs de crus."

Bien sûr, il ne faut surtout pas être dupe. Ces endroits ont toujours été des lieux où les filles - souvent issues de milieux très défavorisés - étaient exploitées par tous. Le système était impitoyable et on ne leur faisait grâce de rien. En fait, elles devenaient taillables et corvéables à merci. Tout était comptabilisé dans cette économie de l'amour. De même, l'ordre règne en maître. Malgré l'utilisation - galvaudée - du bordel pour désigner le désordre ou une joyeuse pagaille, cela ne correspondait en rien à l'organisation des maisons de tolérance. Pourquoi ? Ou plutôt, grâce à qui ? La sous-maque. Tel l'adjudant de compagnie, elle supervise tout. "Rien ne devait lui échapper ... elle chronométrait les étreintes. Elle fouinait partout, fouillait les piaules ... les moindres recoins où les filles pouvaient se mettre à gauche quelques picaillons ... quelques piécettes. Il fallait immédiatement qu'on la redoute ... qu'on la haïsse ! [...] Elle supportait tout, l'envie, un certain mépris de la part des clients ... la sévérité du taulier." Évidemment, il en est de cet univers comme dans d'autres. On constate qu'il y a des classes, des standings différents. A côté des maisons d'abattage où les filles pouvaient faire plus de soixante-dix passes par jour, on trouvait des maisons de luxe, dont les noms sont arrivés jusqu'à nous, dont le Chabanais, le One two two, le Sphinx, tous de renommée mondiale. Contrairement à ce que l'on pourrait penser, ce sont ces maisons fréquentées par toute l'aristocratie européenne, par tous les hommes politiques et par ceux qui étaient en vu dans la société de l'époque, qui ont précipité la fermeture de ces endroits. Souvent pour une seule et unique raison : elles ont participé - de près ou de loin - à la collaboration durant les heures noires de la 2ème Guerre Mondiale. A tel point que certaines maisons, renommées, vont devenir les cantines des membres de la Carlingue, la gestapo française. L'auteur profite de "La fermeture" pour faire un rappel sur le passé de Marthe Richard, celle par qui sonnera le glas de toute une époque et ferai tomber un pan de notre histoire sociale. Personnage trouble qui voulait se faire passer pour un parangon de vertu et premier prix de bonnes mœurs, elle réussira à faire oublier son passé de petite prostituée et de grande mythomane en demandant au Conseil municipal de Paris la condamnation des maisons de tolérance et la destruction des fichiers sanitaires et des archives de la prostitution.

Contrairement à ce que certains mauvais esprits pourraient penser, "La fermeture" est un ouvrage instructif, en dépit du sujet qu'il aborde, une sorte d'étude sociologique sur les maisons de passe d'avant leur fermeture. Il permet au lecteur curieux de pousser les portes de ces lieux définitivement fermés, disparus, abrogés. On découvre aussi bien les splendides salons raffinés du Chabanais que les lugubres intérieurs du Panier fleuri, assommoir du sexe et qui n'avait de fleuri que le nom. On s'étonne des pratiques étranges de certains clients, parfois pervers sexuels, qui venaient assouvir, dans ces lieux particuliers et singuliers, leurs vices ou leurs fantasmes les plus inavouables. Rien, ou presque rien, n'est épargné au lecteur. Et puis, il y a le langage imagé et fleuri d'Alphone Boudard qui donne un côté canaille rétro et tout son vrai charme à ce petit livre sur une histoire pas comme les autres .... mais qui a souvent côtoyé la grande histoire.

* Billet précédemment publié sur mon ancien blog.

1 février 2010

TILLA DURIEUX PAR RENOIR

  • Séance de pose chez Renoir en 1914 - Tilla Durieux - L'Échoppe Éditions

"En juillet 1914, lorsque Renoir peint le portrait de Tilla Durieux, l'actrice a 33 ans et est un personnage bien connu en Allemagne. Elle fait partie depuis plus de dix ans de la fameuse troupe théâtrale de Max Reinhardt à Berlin, et dans les années qui précèdent la Première Guerre mondiale, elle participe aussi à des tournées à l'étranger : Saint-Petersbourg, Vienne, Prague et Zurich. En 1913, elle incarne Lulu de Wedekind au Künstlertheater de Munich ; la pièce, censurée après la première, continue d'être donnée devant un parterre d'invités".

Le portrait de Tilla Durieux, célèbre actrice autrichienne, connue à son époque pour être la femme la plus élégante et la mieux habillée de Berlin est heureuse de voir son souhait le plus cher se concrétiser. En effet, Auguste Renoir, peintre de talent vieillissant, perclus de rhumatismes et handicapé a accepté de réaliser son portrait. "Être portraiturée par le "peintre du bonheur" était son vœu le plus cher, elle, dont tant d'artistes, peintres, sculpteurs et dessinateurs, avaient fait le portrait". Tilla Durieux, femme de tête, qui n'hésitera pas à devenir infirmière sur le front durant la Grande Guerre, qui aidera financièrement le tragédien Erwin Piscator et son théâtre politique, qui jouera pour Bertolt Brecht, qui s'engagera dans la résistance aux côtés des partisans yougoslaves, se sentira toute petite, presque honteuse devant le grand peintre qu'était Auguste Renoir, pourtant très diminué physiquement par la maladie. "La garde-malade plaça un siège près du chevalet, il me fit signe de m'asseoir, tandis que la jeune fille lui mit la palette dans la main gauche, le pinceau dans la main droite qu'elle attacha à la main. Je vis alors que l'arthrose avait aussi déformé sa main gauche selon le geste du peintre, et que les doigts recourbés avaient pris exactement la forme de la palette".

Pour les séances de pose, Tilla Durieux - comme à son habitude - avait choisi avec soin la robe qu'elle porterait pour son portrait par Renoir. Ce sera celle, superbe, dessinée par le couturier français alors très en vogue avant 1914, Paul Poiret, et
réalisée pour la pièce de théâtre "Pygmalion" de G.B. Shaw. C'est dans un silence de cathédrale que se passera la première séance de pose, Tilla Durieux impressionnée par la seule présence de Renoir derrière son chevalet, figée telle une statue de marbre ; Renoir posant ses yeux alternativement sur son modèle et sur la toile, allant de l'un à l'autre, tel le balancier d'une invisible pendule.

Au fil des séances, une certaine complicité s'installera entre l'artiste et son modèle. Malgré la barrière de la langue, Tilla Durieux et Auguste Renoir échangeront sur Munich, le théâtre de Berlin et sur Wagner dont il avait été un fervent admirateur avant de lui préférer la musicalité d'un Mozart facétieux. "De Munich, nous enchaînâmes sur Wagner et la musique en général. Il me raconta qu'il avait été jadis un amateur de Wagner, mais qu'il ne le supportait plus. Ses musiciens préférés étaient Bach et ... - il s'arrêta et dit : "Je suis vieux, je ne me souviens même plus du nom de celui dont les airs me trottent dans la tête". Il laissa tomber ses bras et regarda dans le vide, mais avant même de pouvoir citer d'éventuels nom, la garde-malade souffla du fond "Gounod", sur quoi Renoir lui jeta un regard furibond et lança "un monstre", puis se tournant vers moi : "Ça y est, j'ai trouvé, c'est Mozart bien sûr". Et nous nous mîmes, à qui mieux mieux, à siffloter et à chanter des airs de Mozart ; le tableau progressa et devint de plus en plus beau".

A travers les œuvres de Mozart, Renoir - au caractère acariâtre et regimbeur - se découvrira comme un homme doué d'une grande sensibilité, d'un humanisme profond, ce qui touchera Tilla Durieux aux larmes, elle à qui nombre de critiques de théâtre reprocheront son "manque de larmes". Renoir qui ne voulait plus peindre de portrait, avouera à son célèbre modèle avoir encore fait des progrès en peinture. C'était à la mi-juillet 1914. Tilla Durieux n'aura pas le plaisir de contempler son portrait par Renoir, tant désiré, tant attendu, en raison d'une guerre qui allait durer quatre longues années.

"Séances de pose chez Renoir en 1914" de Tilla Durieux offre au lecteur un instant d'intimité artistique entre le peintre impressionniste et la comédienne autrichienne en vogue à la Belle Époque. En vingt-quatre pages, on se retrouve plongé dans un univers extraordinaire où la magie de la création fait disparaître, le temps de quelques séances de pose, une réalité bien plus sordide qui se prépare pour tout le monde. On sent, au travers de l'écriture fluide, légère, poétique de Tilla Durieux toute l'admiration qu'elle éprouve pour ce peintre de renommée qu'était devenu Auguste Renoir à la fin d'une existence bien remplie. Ce tout petit opuscule se lit d'une traite et permet de mieux comprendre les liens de complicité qui se tissent entre l'artiste et son modèle.

Une lecture bonheur et un instant magique qui m'a été permis grâce à Alice qui m'a offert ce petit bijou littéraire dans le cadre du swap Book Inside. Encore merci à elle.

308 - 1 = 307 livres dans ma PAL qui baisse, qui baisse, qui baisse !