30 avril 2010

QUE LIRA-T-ON EN MAI ?

  • Le livre de poche
Est-ce ainsi que les femmes meurent ? Didier Decoin

Catherine Kitty Genovese n’aurait pas dû sortir seule ce soir de mars 1964 du bar où elle travaillait, une nuit de grand froid, dans le Queens, à New York. Sa mort a été signalée par un entrefilet dans le journal du lendemain : « Une habitante du quartier meurt poignardée devant chez elle. » On arrête peu de temps après le meurtrier, monstre froid et père de famille. Rien de plus. Une fin anonyme pour cette jeune femme drôle et jolie. Mais sait-on que le martyre de Kitty Genovese a duré plus d’une demi-heure, et surtout que trente-huit témoins, bien au chaud derrière leurs fenêtres, ont vu ou entendu la mise à mort ? Aucun n’est intervenu. Qui est le plus coupable ? Le criminel ou l’indifférent ? Récit saisissant de réalisme et réflexion sur la lâcheté humaine, le roman de Didier Decoin se lit dans un frisson.

Il y a longtemps que je t'aime - Philippe Claudel

Il me semble souvent que j’écris des romans comme le ferait un cinéaste, et j’ai eu le sentiment très net de réaliser mon film, Il y a longtemps que je t’aime, comme un écrivain compose un roman. Une fois le tournage passé, une fois le film achevé, je n’en avais pas fini avec l’aventure. Le désir de la réexplorer avec le recul, et avec les mots – ceux de l’écrivain ? ceux du cinéaste ? –, s’est alors imposé. J’ai songé aux décors, aux comédiennes, aux techniciens, au cadre, aux figurants […]. Bref, j’ai tenté de constituer un making of d’un genre particulier qui ferait comprendre la double nature qui est la mienne. Et il me semble aujourd’hui, grâce à ce petit livre qui peut se lire aussi comme une autobiographie fragmentée, tendre encore davantage la corde sur laquelle j’essaie de cheminer, depuis longtemps déjà. P. C.

Melnitz - Charles Lewinsky

Melnitz renoue avec la tradition du roman familial du XIXe siècle : la saga des
Meijer, une famille juive suisse, court sur cinq générations, de la guerre franco-prussienne à la Deuxième Guerre mondiale. 1871 : le patriarche Salomon, marchand de bestiaux, vit à Endingen, l’une des seules bourgades helvétiques où les juifs sont autorisés à résider. La famille commence son ascension sociale, sans jamais parvenir à s’affranchir du destin des exclus. 1945 : l’oncle Melnitz, revenu d’entre les morts, raconte. Il est le grand récitant de cette admirable fresque, hommage au monde englouti de la culture et de l’humour yiddish, tour de force romanesque salué comme un chef-d’œuvre par une critique unanime.

Obscura - Régis Descott

10 avril 1885. Dans une bastide d’Aix-en-Provence, la gendarmerie découvre une reconstitution macabre du Déjeuner sur l’herbe, le célèbre tableau de Manet, réalisée avec des cadavres. À Paris, le jeune Dr Corbel lutte chaque jour contre la syphilis et les maladies pulmonaires au chevet des laissés-pour-compte. Mais son destin va basculer avec l’apparition dans son cabinet de l’envoûtante Obscura, une prostituée qui ressemble étrangement au modèle qui posa pour l’Olympia, autre œuvre sulfureuse de Manet… Régis Descott nous plonge au cœur du XIXe siècle, des sommets de la société à ses bas-fonds, des balbutiements de la médecine légale aux vertiges de la clinique du Dr Blanche, génial aliéniste et amateur de peinture. Un thriller au charme vénéneux.

Ce qui a dévoré nos cœurs - Louise Erdrich

Chargée de procéder à l’inventaire d’une demeure du New Hampshire, Faye Travers remarque parmi une étonnante collection d’objets indiens du XIXe siècle un tambour rituel très singulier. Émue et troublée par cet instrument, elle se prend à l’imaginer doté d’un étrange pouvoir : celui de battre au rythme de la douleur des êtres, comme en écho à la violente passion amoureuse dont il semble perpétuer le souvenir... Avec Dernier rapport sur les miracles à Little No Horse et La Chorale des maîtres bouchers, Louise Erdrich a imposé son regard insolite et son univers poétique parmi les plus riches talents de la littérature américaine. Une œuvre qui ne cesse de se renouveler et de surprendre.


Comme Dieu le veut - Niccolo Ammaniti

Rino Zena et son fils Cristiano vivent ensemble dans une plaine désolée. Les
services sociaux menacent le père, un chômeur alcoolique, de lui retirer la garde de ce fils qu’il éduque par la terreur, malgré l’amour viscéral qu’il lui porte. Avec ses deux étranges amis, le père décide d’améliorer leur existence misérable en préparant un casse. Cette nuit-là, la pluie et les torrents de boue balaient tout sur leur passage. De cette tempête apocalyptique émerge la figure lumineuse d’une jeune victime expiatoire, qui va changer à jamais le destin de chacun... Ammaniti dépeint une Italie ravagée par la vulgarité et l’abrutissement consumériste. Mais la tendresse de l’auteur envers les exclus imprègne le roman d’une troublante humanité.

Le jeune Staline - Simon Sebag Montefiore

Comment devient-on Staline ? Né pauvre, ce garçon séducteur et dangereux s’essaie à la poésie, entre au séminaire, mais trouve sa vocation dans l’action révolutionnaire. À la fois intellectuel, gangster et terroriste, le jeune Staline a tout pour se forger un destin hors du commun dans la Russie de 1917 : peu de scrupules et un énorme appétit de vie et de pouvoir. En s’appuyant sur dix ans de recherches, Simon Sebag Montefiore montre comment la rencontre, chez le jeune Staline, du banditisme caucasien, d’une paranoïa extrême et d’une idéologie impitoyable lui permit de conquérir le Kremlin et l’URSS, et fit de lui un des dictateurs les plus sanguinaires de l’histoire.



Lots of Love. Scott et Scottie : Correspondance 1936 - 1940 - Francis Scott Fitzgerald / Scottie Fitzgerald Smith

À l’époque je ne tolérais pas qu’on me dicte quel livre lire, comment le lire, pour quelle matière scolaire opter, si je devais ou non participer au journal de l’université, avec quelle étudiante partager ma chambre, à quel match de football assister, quoi penser de la guerre d’Espagne […]. Maintenant prêtez bien attention à ce que va dire mon père. Car il donne de précieux conseils dans ses lettres, et je suis convaincue que s’il ne s’était pas agi de mon père, lui que je pouvais à la fois haïr et aimer, j’en aurais tiré un meilleur profit et, aujourd’hui, je serais la femme la mieux éduquée, la plus chanceuse et la plus irréprochable du monde. Frances Fitzgerald
  • Folio
Le reine des lectrices - Alan Bennett

Que se passerait-il outre-Manche si Sa Majesté la Reine se découvrait une passion pour la lecture? Si, d'un coup, rien n'arrêtait son insatiable soif de livres, au point qu'elle en vienne à négliger ses engagements royaux? C'est à cette drôle de fiction que nous invite Alan Bennett, le plus grinçant des comiques anglais. Henry James, les sœurs Brontë, Jean Genet et bien d'autres défilent sous l'œil implacable d'Elizabeth, cependant que le monde so British de Buckingham Palace s'inquiète. Du valet de chambre au prince Philip, tous grincent des dents tandis que la royale passion littéraire met sens dessus dessous l'implacable protocole de la maison Windsor.
Un succès mondial a récompensé cette joyeuse farce qui, par-delà la drôlerie, est aussi une belle réflexion sur le pouvoir subversif de la lecture.

Au bon roman - Laurence Cossé

Un fou de Stendhal et franc misanthrope, reclus dans un hameau de Savoie, est abandonné en forêt par des individus qui l'y ont amené de force en pleine nuit. Une très jolie blonde rodée à la conduite automobile quitte brusquement une route
qu'elle connaît comme sa poche. Un Breton sans histoire, habitué à faire chaque matin la même promenade au bord d'une falaise, trouve sur son chemin deux inconnus qui ont tout l'air de l'y attendre. Mais le lecteur comprend bientôt qu'on n'est pas dans un roman policier classique. Les agresseurs ne sont ni des agents secrets ni des trafiquants. Ils ne s'attaquent pas à des durs mais à des tendres, un ancien routard devenu libraire, une mécène mélancolique, et à une entreprise dont aucun des deux n'avait imaginé qu'elle pourrait fâcher. Qui, parmi les passionnés de roman, n'a rêvé un jour que s'ouvre la librairie idéale? Non pas ce qu'on appelle une bonne librairie, où l'on trouve de bons romans, mais une librairie vouée au roman où ne sont proposés que des chefs-d'œuvre? En se lançant dans l'aventure, Ivan et Francesca se doutaient bien que l'affaire ne serait pas simple. Comment, sur quels critères, allaient-ils faire le choix des livres retenus? Parviendraient-ils un jour à l'équilibre financier? Mais ce qu'ils n'avaient pas prévu, c'était le succès.
  • Point Seuil
Les aventures miraculeuses Pomponius Flatus - Eduardo Mendoza

Le village de Nazareth est très agité : Joseph est accusé de meurtre. Or, en sa qualité de charpentier, il est le seul à pouvoir construire la croix sur laquelle il doit être cloué… Voilà qu’arrive le philosophe Pomponius, errant aux confins de l’Empire romain en quête d’eaux miraculeuses. Moyennant finances, il accepte d’aider Jésus, convaincu de l’innocence de son père, à démasquer le vrai coupable.


Cher amour - Bernard Giraudeau


C’est à madame T., la femme aimée, sublimée mais jamais rencontrée, que s’adressent les lettres réunies dans ce magnifique carnet de voyage. De l’Amazonie aux bordels de Manille en passant par les planches des théâtres parisiens, Bernard Giraudeau arpente le monde et cultive son amour rêvé. Personnages légendaires et simples quidams se côtoient dans un récit poétique et cru, intime et flamboyant.


Si loin de vous - Nina Rivoyr


Jun Nakayama, premier acteur japonais à Hollywood, fut une star de l’épopée du 7e art des années 1910 : coqueluche des fêtes fastueuses de Sunset Boulevard, il déclenchait l’hystérie des fans et la passion des comédiennes… Avant d’être confronté à la montée du racisme et à la mort du muet. Et qu’une sombre histoire de meurtre vienne entacher sa carrière…

28 avril 2010

LE PANIER DE CRABES

  • Le poisson mouillé - Volker Kutscher - Seuil Policier Éditions

"Plus que trois jours et la situation allait devenir critique. Le 1er Mai tombait le mercredi suivant et malgré l'interdiction de manifester décrétée par Zörgiebel, le préfet de police de Berlin, les communistes avaient prévu de défiler dans les rues. La police était nerveuse. Des rumeurs concernant un coup d'État circulaient : on disait que les bolcheviks voulaient jouer à la révolution et faire de l'Allemagne un bastion soviétique, avec dix ans de retard. Au sein du 220e poste de police, on était encore plus nerveux que dans les autres circonscriptions. Neukölln était un quartier ouvrier. Avec Wedding, c'était l'un des quartiers les plus rouges de Berlin". Berlin 1929. Le commissaire Gereon Rath, arrivé de Cologne depuis peu, a été muté à la Brigade des Mœurs de la capitale prussienne pour faire taire certaines rumeurs malfaisantes à son sujet. Depuis, il n'espère plus qu'une chose : rejoindre au plus vite la Crim, parce que les Mœurs drainent toujours sa mauvaise réputation de proxénète d'État, malgré la nouvelle loi sur l'hygiène publique. Mais surtout, la surveillance étroite des clubs illégaux, des tripots clandestins et le développement de l'industrie de la pornographie n'était pas la tasse de thé de Gereon Rath. Il avait beau se répéter que - depuis la révolution spartakiste de 1919 - l'ordre des choses et les valeurs morales dans la société était bouleversé, lui-même ne croyait guère à ces fadaises. "N'y avait-il pas des choses plus importantes dont la police devait s'occuper ? Comme faire respecter l'ordre et le calme, par exemple, et agir pour que les meurtriers paient pour leurs crimes ? Du temps où il était à la Criminelle, il avait su pourquoi il travaillait pour la police. Mais aux Mœurs ? Qui se souciait de quelques photos porno de plus ou de moins ? Ceux qui se voulaient les apôtres de la morale avaient réussi à trouver leur place au sein de la République peut-être, mais il ne faisait pas partie de ces gens-là".

Et pour parachever ce climat de déliquescence sociale, le parti communiste avait décidé de passer outre l'interdiction de manifester le 1er Mai. Visiblement, ses membres voulaient réitérer la révolution avortée de 1919. Et la police de Berlin, dans son ensemble, avait été réquisitionnée par le préfet Zörgiebel pour être en ligne de front. Les quartiers populaires de la Bülllowplatz, de Wedding et du Neukölln étaient en état de siège. "Les policiers cherchaient des armes jusque dans les poubelles. Huit patrouilles étaient mobilisées rien que dans le quartier en ébullition de Neukölln. Ainsi que des membres de la police judiciaire. [...] Cela faisait trois jours que les émeutes avaient commencé. Affrontements entre communistes et forces de l'ordre, coups de feu tirés. C'était la guerre dans les rues de Wedding et de Neukölln. Des barricades avaient été érigées dans la Hermann-Strasse avec des matériaux de construction ; dans certaines rues, les lampes de réverbères avaient été cassées par des jets de pierres. Des bandes de jeunes profitaient de l'obscurité pour piller les magasins". Et le commissaire Gereon Rath participait aussi à cette partie de cache-cache meurtrier avec les communistes.

Et puis, il y a eu ce mystérieux cadavre repêché dans le Landwherkanal et dont personne ne sait rien. Sauf le commissaire Gereon Rath qui l'a immédiatement reconnu. C'est Boris, le Russe ivre qui s'était introduit chez lui en pleine nuit pensant y trouver le précédent locataire, Alexeï Ivanovitch Kardakov. Et Gereon Rath voit là une occasion merveilleuse d'intégrer rapidement la Criminelle du divisionnaire Böhm en le doublant par une enquête parallèle. Seulement, ce Kardakov est une véritable Arlésienne. En effet, comment retrouver un Russe
perdu dans Berlin, qui vend de la cocaïne pour vivre dans les cabarets interlopes de la ville ? Quand, en plus, la communauté russe exilée n'est pas très loquace sur son compte malgré les menaces de toutes sortes qu'il profère, Gereon Rath se demande s'il arrivera seul à débrouiller ce meurtre énigmatique et à retrouver la police criminelle.

Ceux qui connaissent un peu Berlin et son histoire politique et sociale seront ravis de la retrouver dans "Le poisson mouillé" de Volker Kutscher. Berlin, mégapole des années 1930, prise entre les feux croisés du communisme et du fascisme, vit là ses années les plus belles, les plus excentriques, les plus folles, les plus audacieuses, avant de vivre les plus sombres. Berlin, capitale de la Prusse encore toute puissante au sein d'une République de Weimar bancale, tentant de surnager entre crises économique et sociale, et velléités nationalistes. Enfin, Berlin carrefour de l'immigration russe, melting pot multiculturel où chacun pouvait retrouver une part de son pays dans un café, une librairie, un cabaret, un quartier. Bref, dans "Le poisson mouillé", Berlin est partout, à chaque instant. Elle est un personnage à part entière plus encore qu'un simple décor. Berlin la Rouge, Berlin la social-démocrate, Berlin la communiste, qui essaie de résister aux appels des sirènes politiques qui se parent de leurs plus beaux atours pour la séduire. Dans cette nasse, Gereon Rath est pris, tel un poisson. Il va et vient. Individualiste et persuadé d'être du bon côté de la barrière, de combattre le mal qui ronge son pays depuis l'humiliation de l'armistice de 1918 dont l'Allemagne peine à se remettre, Gereon Rath a bien du mal à se départir de son erreur professionnelle, de son éducation stricte et de son ambition personnelle qui le ronge. D'ailleurs, il ne sait pas très bien où court l'Allemagne et les Allemands depuis quelques années. Et lui
avec. Sans parler de son entourage, tout aussi perturbé. Avec la cohorte d'anciens combattants qui vivent encore et toujours sur le ressentiment, la rancœur de la défaite, qui ne souhaitent qu'une seule et unique chose, en découdre à nouveau et se retrouvent dans des organisations paramilitaires du Stahlhelm. Avec les ligues d'extrêmes - droite ou gauche - qui embrigadent à tour de bras pour la prochaine révolution qui remettra de l'ordre dans une société partie à vau l'eau depuis longtemps. Par-delà tout cela, il y a cette atmosphère que l'on sent, que l'on hume, dont on ne sait pas bien d'où elle vient, ni ce qu'elle donnera dans quelques mois ou quelques années. La crise est là, mais la population recherche les plaisirs interdits, entre drogues, prostitution et clubs clandestins. Cette ambiance proche de "Berlin Alexanderplatz" de Alfred Döblin ou de "L'Opéra de Quat'sous" de Bert Brecht, avec des personnages entre ombre et lumière, ni bons ni mauvais, vivant dans un entre-deux avant le grand saut dans l'inconnu. Dans "Le poisson mouillé", le lecteur est plongé dans ce milieu entre rêve et cauchemar, avec des policiers pas toujours probes et les ringvereine, organisations mafieuses qui protégeaient leurs quartiers d'une criminalité débordante en faisant régner leur loi. Autour d'eux, une foule de personnages naviguent, surnagent. C'est dense, c'est riche, c'est labyrinthique et on se demande où cela nous mènera. Il ne nous tarde qu'une chose, lire très vite le deuxième opus prévu pour savoir ce qu'il adviendra du commissaire Gereon Rath et de quel côté de la balance il penchera.

Encore merci à Suzanne du site "Chez les filles" et aux éditions Seuil pour cet envoi et cette lecture passionnante.

Les blogs qui en parlent : Anne, Keisha, Saxaoul, Chris89, Michel_13_blog, Katell, La ruelle bleue, Yv, Véronique D ... D'autres peut-être ?! Merci de vous faire connaître par un petit mot.

288 - 1 = 287 livres qui trépignent d'impatience ...

24 avril 2010

UN CRANE A L'ODEUR DE SOUFRE !

  • Le dernier crâne de M. de Sade - Jacques Chessex - Grasset Éditions

"Quand cette histoire commence, en été 1814, Donatien Alphonse François, marquis de Sade, est enfermé depuis onze ans à Charenton, dans le Val-de-Marne, à la limite sud-est de Paris, un hospice d'aliénés placé sous la surveillance vétilleuse du ministère de l'Intérieur. M. de Sade est gros, accablé de toutes sortes de maux qu'une vie d'aventure, d'emprisonnement, d'obscénité et d'imagination scandaleuse a accumulés dans son corps vicié, en même temps brûlé dedans et dehors". Hospice de Charenton, 2 juin 1814. C'est dans cet établissement, à la fois prison et asile de fous qu'est enfermé le marquis de Sade, soixante-quatorze ans, bouffi, bedonnant, gras, gros, ventripotent, adipeux, variqueux, boutonneux, le sexe petit, racorni mais néanmoins toujours actif. Cette masse humaine que l'on pourrait croire apathique est preste, l'œil est vif et le corps alerte. Ce pensionnaire pas comme les autres, du fait de son rang social, bénéficie d'arrangements notables à Charenton lui permettant de poursuivre ses activités dans une relative liberté.

Le ministre de l'Intérieur de Louis XVIII - l'abbé de Montesquiou - en a plus qu'assez des plaintes reçues concernant ce célèbre marquis. L'abbé Fleuret est sommé d'enquêter sur cet impie qui blasphème la religion, qui n'a jamais aboli ni renié ses penchants charnels et ses déviances sexuelles. "Le 21 octobre déjà, Montesquiou demande au directeur général de la police des mesures sévères à l'encontre de M. de Sade, qui "jouit en ce moment d'une liberté dont il fait le plus funeste usage. Il écrit ; il fait copier dans la maison ses nouvelles productions, dignes, m'a-t-on dit, de celles qui lui ont donné une si malheureuse célébrité. Ces écrits pourraient circuler parmi les malades : il est facile de saisir quelle impression ils pourraient faire sur des imaginations exaltées ou affaiblies"". On entend souvent cris, râles, plaintes langoureuses, vociférations de toutes sortes, particulièrement lors des visites de Mademoiselle Leclerc, quinze ans, ou du jeune Maniard chargé d'acheter des objets licencieux pour l'usage personnel du marquis. C'est au cours d'une discussion enflammée sur l'inexistence de Dieu que M. de Sade fera une première syncope et déclenchera une "[...] cage de luminosité comme une armure immatérielle, mais incontestablement diabolique [...]". Au docteur Doucet, qui suit ce singulier patient et espère pouvoir l'étudier à sa mort, le marquis de Sade exige de ce dernier deux volontés. "- [...] Premièrement, j'interdis que mon corps soit autopsié. Je sais trop que c'est l'usage ici, on pratique l'autopsie de façon systématique, dans les heures qui suivent la mort. Pour moi, pour mon propre corps, je l'interdis absolument. AB-SO-LU-MENT, vous m'entendez ! Doucet approuve d'un hochement de tête. Mais il est demeuré silencieux. - Jurez, docteur Doucet ! Jurez-moi qu'il n'y aura pas d'autopsie ! Au besoin que vous vous y opposerez par la force. ou par la désobéissance ! Doucet jure. Il est livide. - Deuxièmement, poursuit M. de Sade d'une voix forte - il crie presque - j'interdis qu'aucune croix, ni aucun signe religieux, soient dressés sur ma dépouille. Aucune saloperie de croix, ni aucun signe religieux ! Vous m'entendez, docteur Doucet, aucune croix ! Aucune cochonnerie de croix !". En attendant son éventuel rappel à
Dieu (ou au diable) le marquis de Sade s'adonne sans vergogne à ses actes de libertinage, en toute impunité et pour le plus grand plaisir des fous de l'hospice qui se pressent à la porte de la chambre du célèbre sodomite au moindre hurlement.

6 décembre 1914. Le marquis est enterré dans le cimetière de Charenton en
présence du docteur Ramon - adjoint de Doucet - de Madeleine Leclerc et de deux fossoyeurs. Si le corps du marquis évitera l'autopsie, son âme n'échappera pas à la croix sur la tombe. Bien maigre combat gagné par l'Église contre son plus redoutable opposant ! Août 1818. La tombe de M. de Sade est réouverte, suite au remaniement du cimetière de Charenton. Stupéfaction du docteur Ramon qui découvrira un crâne intact, "[...] lisse et poli comme un globe d'opaline. Oh le sourire de ce crâne, sa belle mâchoire aux fortes dents ! Oh le volontaire temporal, les maxillaires et le front intacts, les larges orbites profondes, que le regard du génie habite encore dans l'ombre en creux !". Le docteur se dépêchera de l'étudier, telle une précieuse relique, fasciné par tout ce qui émanait de ce crâne sublime. Mais cet ossement sacré restera - envers et contre tout - la seule et unique possession de son propriétaire et n'en finira jamais de causer du souci à ses détenteurs.

Autant prévenir immédiatement le futur lecteur, "Le dernier crâne de M. de Sade" de Jacques Chessex est pour le moins cru. Pour relater les six derniers mois du marquis blasphémateur, sodomite, embastillé, jugé, condamné, incestueux, l'auteur a utilisé un langage à l'image de son personnage, violent, scabreux, sexuel, ordurier, outrancier. Cependant, au-delà de cela, "Le dernier crâne de M. de Sade" est un ouvrage érudit, instruit sur un homme fort malmené en son temps et jamais complètement réhabilité par la suite. Dans ce roman, c'est un marquis de Sade
vieillissant, débilitant, malade, à bout physiquement mais - paradoxalement - toujours aussi vif, ardent, bouillonnant d'expériences charnelles, en quête d'un ultime plaisir, d'une dernière relation pour accéder à une jouissance d'autant plus rare qu'elle est source de souffrance. Plus encore, le marquis écrit, encore et toujours. Dans son journal personnel, il consigne tout : ses relations avec la jeune Madeleine, ses pamphlets, libelles, pensées philosophiques et autres pièces de théâtre. Dans "Le crâne de M. de Sade" Jacques Chessex évoque les tourments des différents possesseurs de ce crâne après la mort de son propriétaire. Ossement qui, comme le marquis de Sade, effraiera les bonnes âmes emplies de religiosité et tentera les plus égrillardes d'entre elles qui voudront retrouver un peu de verdeur dans une sexualité bridée. Cet os qui voyagera de par le vaste monde, montré à la communauté scientifique, qui passera de main en main, continuera ses facéties sans que jamais personne ne puisse l'arrêter. Bref, "Le dernier crâne de M. de Sade" est un roman tout à la fois historique dans sa première partie et jubilatoire, fin, rebondissant, poétique, dans sa deuxième partie avec le parcours d'un crâne au destin au moins aussi singulier que l'a été la vie du marquis de Sade. C'est tout simplement étourdissant !

Encore merci à Ys qui en a fait un livre voyageur et m'a permis une belle rencontre avec un auteur que je voulais lire depuis longtemps.

Les autres blogs qui en parlent : la petite bibliothécaire, Yv, Titou, Loutarwen, Laurent, Mango, Stephie, Dasola ... D'autres ?! Merci de vous faire connaître par un petit mot.

289 - 1 = 288 livres qui se morfondent ...

20 avril 2010

SOUVENIRS DE LA BELLE YNGIVALF

  • Premières années - Marie d'Agoult - Folio 2€ n°4875

De Marie d'Agoult, beaucoup connaissent sa liaison sulfureuse avec le musicien Franz Liszt. Femme du monde, aristocrate, intellectuelle et cultivée, Marie d'Agoult a aussi été l'amie de George Sand et écrivain sous un pseudonyme masculin, Daniel Stein. Tout comme George Sand, elle s'est passionnée pour la condition des femmes de son époque. Contrairement à son amie, Marie d'Agoult affirmera des positions plus tranchées que celle-ci concernant la place des femmes dans une société très largement patriarcale. Ce que souhaite Marie d'Agoult, ce sont des femmes fortes, économes et responsables, qu'elles sortent enfin du schéma paternaliste où la société les a placées, les faisant passer de la tutelle du père ou du frère à celle de l'époux. "Premières années" constitue la première partie de son autobiographie dans laquelle elle parle de son enfance, de ses parents et de sa jeunesse jusqu'à son mariage.

Son père, Alexandre de Flavigny, noble français, catholique de confession et officier du roi Louis XVI, sera hébergé en 1797 au sein de la famille Bethmann, riches banquiers de Francfort sur le Main. Bel homme, aimable et plaisant, il s'éprend de la fille de cette famille de la haute bourgeoisie luthérienne, Marie-Élisabeth, jeune veuve de dix-huit ans. Le mariage aura lieu contre vents et marées. C'est au sein de cette famille unie que naîtra Marie d'Agoult, née Flavigny. "Selon ce qui m'a été rapporté, je suis née à Francfort sur le Main, vers le milieu de la nuit du 30 au 31 décembre de l'année 1805. Il règne en Allemagne une superstition touchant ces Enfants de minuit, Mitternachtskinder, comme on les appelle. On les croit d'une nature mystérieuse, plus familiers que d'autres avec les esprits, plus visités des songes et des apparitions. J'ignore sur quoi s'est fondée cette imagination germanique, mais, il faut bien que je le dise, dût l'opinion qu'en prendra de moi la sagesse française en être très diminuée, je n'ai lieu, en ce qui me touche, ni de railler ni de rejeter entièrement la croyance populaire qui m'apparente aux esprits". Élevée dans un univers où régnait la paix et la tolérance, elle ne subira jamais de châtiments corporels ou moraux, comme il était souvent d'usage à cette période pour éduquer les enfants. Les règles existaient bien, mais elles étaient souples et sans contrainte. Son enfance se passera à l'abri des fureurs de la cour, à la campagne entre Tours et Châteaurenaud, sur le domaine paternel du Mortier. Marie d'Agoult grandira entre découverte de la nature en compagnie de son père qu'elle idolâtrait, et chasse, pêche, cuisine allemande et tourangelle. Spontanée et naturelle, elle se liera avec les enfants des métayers de ses parents. L'orgueil et la fierté n'étaient pas dans son caractère. "[...] d'ailleurs la vanité n'avait en moi que de faibles germes, et ces germes ne se développèrent point dans la maison maternelle où régnait, malgré la condition de mes parents, une simplicité de mœurs parfaite".

Envoyée en Allemagne pour des raisons politiques, Marie d'Agoult découvrira la magnificence de l'environnement dans lequel les Bethmann évoluaient. C'est au Baslerhof - demeure des Bethmann - que Marie d'Agoult enfant fera la
connaissance de Goethe qui fréquentait alors la famille. "Peu à peu, pendant qu'il s'entretenait avec mes parents, je m'enhardis jusqu'à lever sur lui les yeux. Tout aussitôt, comme s'il l'avait senti, il me regarda. Ses deux prunelles énormes qui flamboyaient, son beau front ouvert et comme lumineux me donnèrent une sorte d'éblouissement. Lorsqu'il prit congé de mes parents, Goethe mit sa main sur ma tête et l'y laissa, caressant mes cheveux blonds : je n'osais pas respirer. Peu s'en fallut que je ne me misse à genoux. Sentais-je donc qu'il y avait pour moi, dans cette main magnétique, une bénédiction, une promesse tutélaire ? Je ne sais". Cette enfant curieuse, avide de savoirs, de comprendre et de connaissances trouvera dans les livres de quoi alimenter son imaginaire riche et fertile. En découvrant Madame Cottin, Madame de Genlis, Madame Riccobini, Ann Radcliff, la jeune Marie d'Agoult rencontrera un monde poétique, chimérique et romanesque qui la comblera de bonheur. La mort soudaine de son cher père la laissera dans un profond désarroi que la lecture et la rêverie atténueront quelque peu.

Les "Premières années" de Marie d'Agoult sont l'occasion de découvrir une femme du 19e Siècle qui a choqué, en son temps, la morale et les bonnes mœurs. Mariée au comte d'Agoult à vingt-deux ans en 1827 et mère de deux enfants, Marie d'Agoult fera la connaissance de Franz Liszt en 1832. Très vite, elle devient sa maîtresse, avant de fuir avec lui à Bâle, abandonnant son époux. Avec le musicien et compositeur, elle vivra une vie de bohème entre la Suisse et l'Italie, à la fois passionnée et romantique, vivant pour l'amour de l'art et de la littérature, refusant les convenances de son époque et de son milieu social. Femme cultivée, libre d'esprit, polyglotte, musicienne accomplie et de talent, Marie d'Agoult nous relate dans "Premières années" son enfance jusqu'à son mariage, partagée entre la France - patrie de son père bien aimé - et l'Allemagne, pays de sa mère. Dans ses souvenirs, elle revient - non sans effroi - sur le retour de Bonaparte en 1815 et l'engagement politique de son père, ultra-royaliste de la première heure resté fidèle à la famille royale. Le domaine du Mortier deviendra un lieu de rendez-vous des Ultras et des Vendéens restés dévoués aux Bourbons, des mécontents du bonapartisme et des agitateurs politiques. Le poids de la religion et les recensions entre catholicisme et protestantisme sont encore prégnants à son époque. Née
protestante, elle sera baptisée catholique en France et reniée en tant que telle en Allemagne chez la Vieille dame, sa grand-mère maternelle. Pire encore, recevoir chez soi une personne de confession juive, aussi riche soit-elle, relevait presque de l'anathème. Entrée au couvent du Sacré Cœur, institution pour jeunes filles de la noblesse, Marie d'Agoult sera tentée de former ses vœux. Pieuse et dévote, elle trouvera dans la religion un refuge alimentant son esprit exalté. En lisant les "Premières années", on découvre une jeune fille élevée en liberté, amoureuse de la vie, des arts, proche de la nature et soucieuse de son prochain. Marie d'Agoult apparaît déjà comme une femme indépendante, sûre de ses choix et de ses désirs, refusant obstinément les mariages de convenance qui étaient la règle à son époque. Elle avait d'ores et déjà décidé de qui elle épouserait et non pas de prendre pour mari un titre nobiliaire ou une fortune. Avec George Sand, sa future amie, elle appartient à cette lignée de femmes qui ont permis la reconnaissance de leur position dans une société encore très largement dominée par les hommes. Et pour longtemps !


290 - 1 = 289 livres dans ma PAL

17 avril 2010

MAX JACOB, POETE ET MYSTIQUE

"On parle de Max Jacob. Je vois un ver luisant contre un mur : c'est Max qui écoute". (Raymond Queneau)


Au hasard de mes lectures, lorsque j'aperçois le nom de Max Jacob sur la couverture d'un ouvrage ou d'un recueil de poèmes, une image me vient de suite à l'esprit : celle d'un feu follet ou d'un ludion, espiègle et toujours prêt pour quelques fantaisies avec ses amis. Mais aussi celle d'un homme à l'esprit d'enfant, généreux, libre, débordant de joie et plein d'esprit. Un inventeur des mots et des situations. L'art moderne lui doit beaucoup. Drôle de personnage que Max Jacob, quand même. Né à Quimper, d'un père tailleur d'origine allemande et d'une mère bretonne, il passera de l'athéisme juif à la ferveur catholique après deux apparitions du Christ et de la Vierge. En fait, Max Jacob est deux personnes. Non pas double ou dual. Un peu comme les schizophrènes. Peut-être l'était-il un peu ? Des quartiers de Paris à l'abbaye de Saint-Benoît sur Loire, du dandysme mondain à la retraite spirituelle et religieuse, Max Jacob sera toujours deux.

Son histoire commence avec le 20ème Siècle, sur les hauteurs de la Butte Montmartre. Après des études de droit classiques et un brin austères, Max Jacob devient critique d'art pour le "Moniteur". C'est la Belle Époque. C'est l'époque de la Bohème. Au détour d'une exposition, il rencontre Picasso, en 1901. Il lui vouera une amitié indéfectible. Viendront ensuite Apollinaire, Van Dongen, Eluard, Braque, Salmon, Juan Gris. Et d'autres. Avec la création du "Bateau-Lavoir" - le mot aurait été inventé par Max Jacob lui-même - il est alors le témoin privilégié de la naissance d'un courant inspiré par l'art Nègre : le Cubisme. Il assistera à la genèse des "Demoiselles d'Avignon", première œuvre cubiste de son ami Picasso. Max Jacob fréquentera la bohème montmartoise. Il sera de toutes les parties artistiques et de tous les paris littéraires. C'est aussi l'époque où il entreprend de réinventer la poésie en prose. Parallèlement à l'écriture, Max Jacob s'essaiera à la peinture. Il exposera régulièrement ses gouaches inspirées de paysages Bretons, de Paris, du Val de Loire ou par des scènes de cirque qu'il affectionne particulièrement.

Seulement, entre 1904 et 1910 Max Jacob découvre enivrement des vapeurs d'opium et d'éther. Il paraît qu'il se promenait avec un mouchoir imbibé d'éther qu'il reniflait constamment. A tel point que les effluves de sa personne l'annonçaient en société. Il en est pénétré. Est-ce au lendemain d'une inhalation d'alcool que Max Jacob croise le Christ en visite chez lui, rue Ravignan ? Nul ne le sait. En 1909, il lui apparaît une première fois. Comme si cela ne suffisait pas, c'est au tour de la Vierge Marie de le visiter en 1914. Ces deux apparitions le convainquent définitivement de changer de vie. Il devient profondément croyant, mystique même. Il avait trente-trois ans lors de sa première vision. L'âge du Christ mis en croix. Tout un symbole ! Tout le monde rigole, ricane, se moque. Picasso le prend pour un illuminé. Apollinaire pense qu'il est sous l'effet d'une drogue. Aragon - bientôt surréaliste - se moque déjà de la religion. Il n'empêche. Max est baptisé chrétien au petit matin. Son parrain est Picasso. Son nouveau nom de baptême et de rédemption est Cyprien Max Jacob.

Dès cet instant, il ne sera plus jamais le même. Concernant sa conversion, il écrira : "Rien ne me préparait au coup de foudre qui brûla d'un coup mon passé en septembre 1909 et fit naître en moi un homme nouveau." A partir de 1921 et jusqu'en 1928, Max Jacob s'installe à l'abbaye de Saint-Benoît-sur-Loire en tant qu'oblat. Il reprend le dessin et la peinture, laissés un temps au profit de l'écriture et de ses vieux démons. A cette époque, son mysticisme s'accroît et il pressent les événements tragiques futurs. De 1928 à 1935, il retourne à Paris et à ses folies. Il s'abandonne à nouveau au dandysme et aux mondanités. Il vit entouré d'une nouvelle génération de poètes qui voient en lui l'inventeur de la poésie moderne. En 1936, il rentre définitivement dans sa coquille protectrice en l'abbaye de Saint-Benoît-sur-Loire. Ses dernières années seront consacrées à prophétiser la catastrophe qui s'annonce. Il comprend très vite le martyre qui l'attend pour lui et pour sa famille.

Quand la guerre éclate, bien que chrétien, il porte l'étoile juive au revers de sa veste et la croix sur le cœur. Il est arrêté par la Gestapo le 24 février 1944. Bien que malade et affaibli, il est envoyé à Drancy avant-poste de son chemin de croix sans croix. Il s'éteint le 5 mars 1944 dans ce camp, alors que Jean Cocteau - autre grand ami de Max Jacob - avait fait le nécessaire auprès des autorités allemandes pour le faire libérer. Trop tard pour celui qui a tant aidé et soutenu. Durant toute sa vie, Max Jacob sera non seulement un "inventeur d'art" de génie, mais aussi un "découvreur de talents". Il a sans cesse encouragé peintres, écrivains, poètes, musiciens dans leurs recherches, rédigeant des préfaces aux œuvres, servant d'intermédiaires avec ses amis et relations. Beaucoup lui sont redevables de ce qu'ils devenus plus tard. Il se dit même qu'on lui aurait volé le surréalisme.

Voilà qui était Max Jacob. Deux et un à la fois : le Juif et le Chrétien ; le précieux et le converti ; l'excessif et le sage ; le scandaleux et le meurtri ; le public et le reclus ; le coupable et le martyr.

Ses principales œuvres :

Saint Matorel - 1911

Œuvres burlesques et mystiques de Frère Matorel - 1912

Le cornet à dés - 1917

La défense de Tartufe - 1919

La laboratoire central - 1921

Le cabinet noir - 1922

Filibuth et la montre en or - 1923

Bourgeois de France et d'ailleurs - 1932

Ballades - 1938

12 avril 2010

TERRASSER LE DRAGON

  • Quand nous étions orphelins - Kazuo Ishiguro - Folio n°4986

"Après bien des années où j'avais été constamment environné de camarades, au pensionnat puis à Cambridge, je prenais le plus grand agrément à ma seule compagnie. Je me délectais des parcs de Londres, de la quiétude de la grande salle de lecture au British Museum ; je me permettais des après-midi entiers de promenades dans les rues de Kensington, traçant dans ma tête les plans de mon futur et faisant halte par instants pour m'enchanter qu'ici, en Angleterre, au cœur même d'une si vaste cité, on pût voir du lierre et des plantes grimpantes s'accrocher aux façades de belles demeures". Londres, 1930. Christopher Banks revient sur ses débuts professionnels. Dès son adolescence, à son retour de Shanghai, le jeune garçon rêve d'un brillant avenir de détective privé. Enfant secret et introverti, Christopher rechigne à dévoiler son devenir, même à sa tante qui l'a recueilli après la disparition de ses parents. A l'issue de ses études à Cambridge, James Osbourne - un ancien condisciple - l'introduit parmi ses relations mondaines. De déjeuners en dîners, de cocktails en soirées élégantes, Christopher Banks en viendra à se faire une place de choix au sein des coteries en vogue dans la capitale anglaise. Son prestige de détective privé, il le devra à son dénouement de l'affaire Mannering. "Assurément, cette période qui avait suivi mon premier triomphe public s'était révélée grisante : beaucoup de portes nouvelles s'étaient soudain ouvertes à moi, les invitations pleuvaient, tombant des cieux qui m'étaient entièrement neufs, et quantité de gens qui jusqu'alors s'étaient bornés à me saluer poliment s'exclamaient avec enthousiasme dès l'instant où je pénétrais dans une pièce. Aussi ne faut-il pas s'étonner si j'avais quelque peu perdu mes repères".

Dès lors, son aura professionnelle ne cessera de croître et Christopher Banks consacrera l'essentiel de son existence à traquer le mal sous toutes ses formes. Paradoxalement, à mesure que grandit son prestige dans les milieux les plus huppés et les plus en vue de la société londonienne, celui-ci ressent le besoin pressent de savoir ce qui est réellement arrivé à ses parents, tous deux mystérieusement disparus dans la Concession internationale de Shanghai. Dans ses réminiscences d'enfant, il se souvient que sa mère s'était fait connaître dans cette mégapole pour sa lutte acharnée contre l'opium et ses méfaits sur la population locale. "Il faut dire qu'à Shanghai le problème de l'opium était une réalité que les adultes ne cherchaient guère à cacher aux enfants ; mais naturellement, quand j'étais tout petit, je n'y comprenais pas grand chose. J'étais habitué à voir chaque jour, de la voiture qui m'emmenait à l'école, les Chinois vautrés sous les porches de Nanking Road au soleil du matin, et pendant quelques années, chaque fois que j'entendais parler des campagnes de ma mère, je m'imaginai qu'elles se bornaient
à aider charitablement ce groupe de personnes en particulier. C'est seulement plus tard, en grandissant, que j'eus des aperçus différents des complexités du problème". Celle-ci reprochait parfois à son mari de travailler pour une société qui faisait de l'argent avec l'opium qu'elle avait importée d'Inde vers la Chine.

Par-delà ses parents qui apparaissent sans les brumes de ses souvenirs, Christopher se rappelle de son Oncle Philip. Plutôt un ami proche de la famille qui avait eu le courage de démissionner de chez Morganbrook & Byatt en raison d'un "[...] profond désaccord avec ses employeurs sur la meilleure voie d'avenir pour la Chine". Il
avait créé une organisation - L'Arbre Sacré - qui se consacrait à améliorer le sort et les conditions d'existence des Chinois les plus démunis de Shanghai. Oncle Philip, dont Christopher trouvera avec le temps, étrange son amitié pour Wang Ku, seigneur de la guerre de la province de Hunan, chef d'une armée de quelques trois cents soldats. Ce même Oncle qui remplacera son père après sa disparition énigmatique et le protégera des dangers encourus. Mais en revenant à Shanghai pour clore définitivement le chapitre le plus douloureux de sa vie, Christopher Banks assistera à la déliquescence d'une société anglaise qui vit dans le déni de ce qui se produit sous ses yeux et se soûle d'illusions. "Ici, au cœur du maelström qui menace d'engloutir la totalité du monde civilisé, je ne découvre qu'une pathétique conspiration du déni, un déni de responsabilité qui a tourné à l'aigre et se manifeste dans les attitudes pompeusement défensives que j'ai rencontrées si souvent. Et je la voyais devant moi, maintenant, la prétendue élite de Shanghai, traitant par le plus complet mépris les souffrances de ses voisins chinois de l'autre côté du canal".

Singulière atmosphère qui se dégage de "Quand nous étions orphelins" de Kazuo Ishiguro, entre ombre et lumière, bien et mal, noir et blanc. Le personnage revient sur son enfance à Shanghai et réveille tous les événements marquants, importants, notables concernant ses parents et leurs activités avant leur mystérieuse disparition au sein de la Concession internationale de Shanghai. De sa mère, il conserve l'image évanescente d'une femme forte, sûre d'elle-même, déterminée dans sa volonté de lutter contre le trafic d'opium qui sévissait partout dans la société chinoise. Cette personnalité rigoureuse, droite, s'oppose à celle de son époux, beaucoup plus docile, conciliant et s'arrangeant de ces arrangements réalisés par la société qui l'emploie. Ses souvenirs sont aussi hantés par la présence permanente de son ami d'enfance, Akira, d'origine japonaise. Contrairement à Christopher, Akira est pétri de traditions de son pays d'origine, sûr de lui, parfois fier et quelque peu arrogant concernant l'émergence économique du Japon, en même temps vivant dans la crainte des sorts et maléfices du vieux Ling Tien, le domestique chinois. Autour de Christopher se déploie une humanité en décalage avec les soucis de l'époque, plus préoccupés par leur sort personnel et leur reconnaissance sociale, des être perdus, égarés dans un monde qu'ils ne comprennent plus réellement. Ils sont le reflet d'une fin de règne, derniers feux vacillants, flammèches d'un univers révolu en Asie et en Occident. A
travers Christopher Banks, individu un peu désorienté par sa propre histoire personnelle, c'est une Chine en plein chambardement politique, économique et social que Kazuo Ishiguro nous présente. Shanghai, Concession internationale, devient - dans les années 1930 - le bastion politique des nationalistes chinois qui se battent contre le communisme et les Japonais qui veulent envahir le pays. Shanghai, ville duale, mélange subtil entre modernité et tradition, melting pot culturel, libérant à la faveur de la nuit les plaisirs interdits, les tripots, la prostitution, les fumeries d'opium. D'abord très lent, désarçonnant, perturbant, alternant passé et présent, "Quand nous étions orphelins" devient de plus en plus passionnant, prenant, à mesure que l'on s'approche du dénouement. Kazuo Ishiguro, le plus britannique des auteurs japonais mélange habilement le style d'écriture occidental et l'art oriental du récit tout en finesse, en délicatesse, détachement et avec force détails.

Ce roman est une lecture commune avec Manu et Ys


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291 - 1 = 290 livres ... Ça baisse, ça baisse !!

10 avril 2010

JUIFS D'ICI ET D'AILLEURS

  • Le Juif errant est arrivé - Albert Londres - Serpent à Plumes Éditions


En écrivant "Le Juif errant est arrivé" publié en 1929 dans "Le petit parisien", Albert Londres ne savait pas encore ce que son livre aurait de prophétique. En parcourant son récit, on assiste à la résurgence d'un monde négligé, abandonné, perdu, disparu en Europe centrale et orientale. C'est en partant par hasard à la découverte de cette communauté juive qu'Albert Londres allait découvrir un monde parallèle et méconnu de presque tous. En effet, au détour d'un séjour en Angleterre, cet infatigable reporter rencontrera un rabbin orthodoxe parti faire l'aumône dans la communauté juive de Londres. Cela intrigue tant Albert Londres qu'il décide de partir sur les traces de cette communauté disséminée aux quatre coins du monde.

De Whitechapel à la Russie subcarpatique, de Transylvanie à la Bessarabie, de Varsovie à Lodz en passant par Tel Aviv et Jérusalem, il les rencontrera tous. Il partagera leurs souffrances, leurs espoirs. Il dira les différences qui existent entre communautés, entre laïques et religieux. Les Hassidiques qui refusent toute forme d'assimilation, préférant la marginalité et l'oppression. Les assimilés, pour qui être juif n'est qu'une simple religion, et se revendiquent du pays dans lequel ils vivent. Si en occident cela ne pose encore de problème à personne, il en va tout autrement en Europe centrale et orientale, où la "Question juive" relève de la philosophie politique."Ils se croient français, anglais. L'esprit les a quittés. Ils ont rompu l'alliance. Ils ont tout perdu. Pour nous, ils ne sont plus Juifs et, pour les Occidentaux, ils en sont cependant toujours."

Albert Londres prendra bien vite conscience que la situation des Juifs est très différente selon qu'ils se trouvent en Angleterre, en Tchécoslovaquie, en Pologne, en Russie ou en Palestine. Évidemment, pour mieux comprendre les conditions de 1929, il expliquera le passé et l'origine de cette marginalité. "L'Église, en leur interdisant toute participation à la vie des États, en les reléguant dans l'impie commerce de l'or, avait, sans le prévoir, préparé les maîtres aux États [...]. Mais à servir les grands on irrite le peuple. Ce mépris du populaire fit bientôt place à la haine." Ils se sont protégés en se cloîtrant dans des quartiers. On les y a enfermés. On a appelé cela ghetto. Ces endroits les ont préservés de la contagion européenne depuis le 16ème Siècle. Ils y vivent avec leurs rêves, leurs espoirs, leurs doutes, leurs peurs. Albert Londres dénichera les Juifs sauvages vivant aux confins de la Tchécoslovaquie. Ces Juifs, dont la grande peur au 20ème Siècle, était encore le pogrom. "Pourquoi ces pogroms ? [...]. Parce que la race parle plus haut que l'humanité. Le Slave a toujours un Hébreu sur l'estomac. La longue vie en commun ne les a pas rapprochés. Un Polonais, un Russe chassent un Juif du trottoir comme si le Juif, en passant, leur volait une part d'air. Un Juif, pour un Européen oriental, est l'incarnation du parasite." Bien sûr, à côté de cette perception d'esclavage et d'humiliation permanents, Albert Londres rencontrera les pionniers de Palestine. Ces Juifs qui ont décidé de vivre en affranchis et de retourner sur la terre de leurs ancêtres pour y vivre en hommes libres. "Qu'on ait appelé Foyer national et non État Juif l'installation des Juifs en Palestine, cela ne change rien au fait. Cette fois les Juifs débarquaient non comme mendiants, mais comme citoyens. Ils ne demandaient plus l'hospitalité, ils prenaient possession d'un sol. Ils n'y seraient plus des gens tolérés, mais des égaux."

On sent, au travers des articles, se profiler la catastrophe qui devait se déclencher une dizaine d'année plus tard sur le continent européen, même si on ne perçoit pas encore d'où cela proviendra. On comprend, en lisant Albert Londres, que cela devait arriver, qu'un malheur allait surgir. Cette situation ne pouvait durer ainsi éternellement. Tout aussi grave, les heurts entre Juifs et Arabes, dans une Palestine sous mandat britannique et déjà objet de toutes les convoitises partisanes, qui ne sont que l'introduction à un conflit encore présent dans cette région du monde. Au sujet de la création d'un éventuel État Juif en Palestine, Albert Londres n'y croyait pas à son époque. Pour lui "ce projet n'est qu'un rêve, ensuite ce rêve est une chimère." "Le Juif errant est arrivé" est écrit comme une suite de reportages, sur le vif. On discerne dans ses écrits toute la force, l'engagement, la liberté d'esprit et de ton de son auteur. Il nous fait partager un monde méjugé, voire énigmatique pour beaucoup. On y retrouve l'opposition entre pieux et intégrés, orient et occident, ashkénaze et séfarade. C'est un livre qui nous apprend beaucoup sur cette communauté longtemps honnie et accusée à tort de toutes sortes de maux. Avec le recul et en lisant ce document, on comprend un tout petit peu mieux pourquoi la suite est arrivée. C'est un livre visionnaire, à lire pour se souvenir.

*Billet précédemment publié sur mon ancien blog.


7 avril 2010

AN BRONACH MHOR !*

  • Delirium tremens - Ken Bruen - Folio Policier n°417

"Il est quasiment impossible de se faire renvoyer de la Garda Siochana. Il faut vraiment y mettre du sien. Tant que vous ne devenez pas un objet de honte, ils sont prêts à tolérer presque n'importe quoi. J'avais atteint la limite. Plusieurs
Mises en garde
Avertissements
Dernières chances
Sursis
Et je ne m'améliorais toujours pas. Je ne dessoulais pas non plus. Ne vous méprenez pas : les gardai et l'alcool entretiennent une vieille relation, presque amoureuse. A vrai dire, un garda abstinent est considéré avec méfiance, quand ce n'est pas avec une totale dérision, à l'intérieur et à l'extérieur de la police". Jack Taylor n'est pas du genre à faire les choses à moitié. Irlandais, ancien policier viré manu militari de la Garda Siochana pour avoir écrasé son poing sur la figure d'un ministre en vue qui prenait quelques libertés avec la limitation de vitesse, celui-ci s'est reconverti en détective privé. De son précédent emploi, il a conservé - envers et contre tout, et malgré les courriers administratifs - sa veste de policier. Inutile de rechercher son numéro professionnel dans le bottin téléphonique, personne ne le trouverait. Par contre, rendez vous au Grogan's, le plus ancien pub de Galway qui n'a jamais rien changé à ses habitudes et à sa décoration, et il y a une très forte probabilité pour que vous tombiez sur Jack Taylor sirotant un café au brandy ou une Guinness.

C'est au Grogan's où il a élu domicile professionnel que Jack Taylor rencontre
les quelques client qui se présentent à lui pour de petites affaires. C'est ici qu'il a reçu Ann Henderson dont la fille - Sarah - s'est suicidée à seize ans. Seulement, elle est convaincue que celle-ci n'a pas mis fin à ses jours, mais qu'elle a été bel et bien éliminée. Ce qui lui laisse croire cela ? Un simple appel téléphonique pour le moins singulier, de suite après sa disparition. "- Je ne crois pas que ... elle se soit suicidée ... Elle ... elle n'aurait pas fait ça. Je m'efforçai de ne pas soupirer. Elle esquissa un sourire amer. - N'importe quel parent dirait pareil, hein ? Mais il s'est passé quelque chose ensuite. - Ensuite ? - Oui. Un homme m'a téléphoné. Il m'a dit : "On l'a noyée." Je fus désarçonné. Je m'efforçai de raccrocher les wagons. - Quoi ? - Il n'a rien dit de plus. Uniquement ces mots".

L'enquête va s'avérer délicate et difficile. Demandant à voir le dossier auprès de
son ancien collègue, le surintendant Clancy, celui-ci lui conseille fortement d'arrêter de boire d'une part, et de ne pas devenir un fardeau, d'autre part. Mais c'est bien connu, Jack Taylor n'en fait qu'à sa tête. Et quand il s'obstine à vouloir retrouver à tout prix les témoins concernant le suicide de la jeune Sarah, il prend la raclée de sa vie. "Au moment où je me tournais vers ma porte, le premier coup m'atteignit à la nuque. Suivi d'un coup de pied dans les valseuses. Pour une raison incompréhensible, je m'accrochai à mes frites. Deux types, deux costauds. Ils m'administrèrent une raclée de grands professionnels. Un mélange de coups de pied et de poing qui s'enchaînaient à un rythme précis. Sans méchanceté, mais avec un parfais sens du devoir. Je sentis mon nez se briser. Je jurerais avoir entendu le fameux craquement". Têtu comme un Irlandais, Jack Taylor poursuivra néanmoins son investigation sur la mort suspecte de la jeune fille. De l'avis de son ancien employeur, elle n'était qu'une fainéante, une tire-au-flanc, une marginale sans aucun avenir. C'est l'unique raison pour laquelle elle avait été renvoyée du magasin. Seulement, trois autres filles de son âge, travaillant dans la même boutique que Sarah, ont - elles aussi - été retrouvées mortes ? Pur hasard ou simple coïncidence ?

Ancien policier de la Garda Siochana, viré en raison de son penchant immodéré pour l'alcool et ses manières expéditives, lecteur et poète entre ses soulographies - sa deuxième passion après le café noyé de brandy et la Guinness - fragile et redoutable à la fois, tel est le Jack Taylor de Ken Bruen dans "Delirium tremens". Ajouter à cela un caractère taciturne, un seul et unique ami dans les bons moments comme dans les beuveries, des envies irrésistibles de muffin au shit, une voisine qui cherche à l'expulser de chez lui, un séjour en hôpital psychiatrique pour delirium tremens, et vous aurez un portrait rapide mais presque fidèle de Jack Taylor, électron libre de la police irlandaise, détective privé clandestin. Par-dessus tout, Jack Taylor est un bibliophile tendance obsessionnel depuis son enfance. Il est tombé dans la littérature et la poésie avant même de sombrer dans l'alcool. Surtout, ne cherchez pas dans "Delirium tremens" un roman policier au sens pur du terme, vous risqueriez la déception. Hormis l'enquête sur la mort mystérieuse de Sarah qui sert de fil conducteur au roman, "Delirium tremens" est plus un roman d'atmosphère, de réflexion sur fond d'humour noir. Parce qu'autour de Jack Taylor évolue une humanité charmante, enjouée. De Sean le patron
canonique du Grogan's, à Sutton - alcoolique notoire et artiste à ses heures-, en passant par Cathy B., chanteuse à la voix de cristal, habillée comme une nonne et chaussée de Doc Martens bleu, sans parler de la mère de Jack Taylor, bigote enfermée dans le carcan de la religion et ses ressentiments, on pourrait se croire dans un tableau de George Grosz. L'Irlande et Galway sont présents à part entière dans ce roman, qui ajoute une touche sensible à l'ensemble. C'est une lecture agréable en compagnie d'un personnage en quête de reconnaissance et d'amour. C'est bon comme une Guinness douce et crémeuse !

* Pauvre de moi !

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Un grand merci à Choupynette qui en a fait un livre voyageur


292 - 1 = 291 livres en attente ...

3 avril 2010

"BOULEVARD OF THE BROKEN HEARTS"

  • Les raisons du doute - Gianrico Carofiglio - Seuil Policiers Éditions

Guido Guerrieri, avocat pénaliste à Bari, est appelé à la prison pour défendre un certain Fabio Paolicelli, dit Fabio Ray-Ban. L'apercevant, celui-ci reconnaît en son futur client un cogneur fasciste. Il a d'excellentes raisons de ce souvenir de lui, parce que ce Fabio Ray-Ban a empoisonné son adolescence dans l'Italie des année 1970. "Les fascistes étaient organisés de façon très professionnelle. Comme des criminels professionnels. Ils avaient pour arguments politiques des barres de fer, des chaînes et des couteaux. Quand ils n'empoignaient pas des révolvers. Il suffisait de traverser la via Sparano, non loin de l'église de San Fernandino, considérée comme une zone noire, avec un journal, un livre, voire des vêtements inadéquats, pour passer un mauvais quart d'heure. J'en fis, moi aussi, l'expérience. J'avais quatorze ans et j'étais très fier de ma parka verte. Un après-midi où je me promenais dans le centre-ville avec deux copains tout juste sortis de l'enfance, nous fûmes encerclés. Nos agresseurs avaient seize ou dix-sept ans, mais on aurait dit des hommes. A cet âge-là, deux ans de différence comptent autant qu'une vie. Parmi eux, un garçon blond, grand et maigre, au visage à la David Bowie. Malgré l'obscurité, il portait des lunettes Ray-Ban. Il étirait ses lèvres fines en un sourire qui me glaça le sang".

Une drôle d'histoire lui est tombée dessus, comme la misère sur le bas-clergé ! En revenant de ses vacances au Monténégro, Fabio Paolicelli est arrêté par la police financière italienne qui procédait à des fouilles en règle de certains véhicules considérés comme suspects. Par un malheureux hasard, sa voiture cachait quarante kilos de cocaïne très pure, sans même que le principal intéressé n'en soit informé. Comme le veut la procédure dans ces cas-là, on lui demande de désigner un avocat pour le défendre. Et là, l'affaire prend une tout autre tournure. Miraculeusement, un inconnu se présente à la femme de Fabio Paolicelli avec le nom d'un avocat à conseiller à son mari - Corrado Macri, de Rome - qui enfoncera son client plus qu'il ne l'aidera. Celui-ci ira même jusqu'à refuser de se faire payer ses honoraires ! Fabio Paolicelli est persuadé que son défenseur l'a grugé. C'est la raison pour laquelle il demande à Guido Guerrieri de l'aider à comprendre ce qui lui est arrivé et de le sortir de prison. "- On raconte que vous ne vous dérobez pas quand la cause est juste. "On raconte que vous êtes un type bien." Je sentis un léger fourmillement sur le cuir chevelu, puis le long de la colonne vertébrale. "Et on raconte que vous êtes très habile." Je ne savais pas quoi dire. Il poursuivi, et sa
voix se fêla, comme s'il avait épuise les forces dont il avait besoin pour se maîtriser. "Sortez-moi d'ici ! Je suis innocent, je vous le jure. J'ai une petite fille. C'est la seule chose qui compte vraiment dans ma vie. J'ai fait un tas de conneries, mais cette gosse est ma raison de vivre. Je ne l'ai pas vue depuis que j'ai été arrêté. Je n'ai pas voulu qu'elle me rende visite en prison et je ne l'ai donc pas vue depuis cette maudite matinée." Ses derniers mots avaient été un compromis entre un râle et un murmure".

Malgré la bonne foi apparente de Fabio Paolicelli, les erreurs de procédure de son
prédécesseur, Guido ne se sent aucun désir, encore moins la volonté de défendre cet ancien fasciste apparemment tombé dans les mailles du filet de la mafia locale. Qu'il se débrouille et se trouve un autre défenseur. Guido, quant à lui, a surtout envie de se venger des rebuffades passées en refusant de le défendre. Mais lorsque la femme de ce dernier vient au cabinet de Guido Guerrieri, sa première réaction est de lui opposer un refus catégorique. ""Voyez-vous, madame - dès l'instant où je pris la parole, ma morgue me parut odieuse -, il est nécessaire d'examiner les actes afin d'exprimer une opinion sensée. Et pour élaborer des alternatives, transactions incluses, il est indispensable de connaître les questions de procédure, les questions techniques qui peuvent échapper à des néophytes". Bref, c'est moi, l'avocat. Toi, consacre-toi à l'ikebana, à la cérémonie du thé ou à ce que tu veux. Et puis rien ne garantit que j'accepte de défendre le cogneur fasciste - probablement doublé d'un trafiquant - que tu as pour mari. Car j'ai un compte à régler avec ses amis et lui depuis une trentaine d'années". Malheureusement pour Guido, Natsu Kawabata, la superbe épouse de Fabio Ray-Ban, est entré dans sa vie au moment où elle a franchi le seuil de son cabinet ! Pour presque se rassurer que son client ne lui mentait pas - maintenant qu'il avait décidé de s'occuper de son affaire - Guido Guerrieri fera appel à Carmelo Tancredi "[...] inspecteur de police spécialisé dans la chasse aux pires rebuts de l'humanité : les violeurs, les tortionnaires, les trafiquants d'enfants". Si son ami le tranquillise quant à la version des faits de son client, il lui rappelle aussi de s'intéresser à son ancien défenseur, plutôt qu'à la femme de Fabio Paolicelli !

"Les raisons du doute" de Gianrico Carofiglio appartient à cette nouvelle vague de roman policier très en vogue actuellement, le Legal Thriller. Et le moins que l'on puisse dire, c'est que l'auteur frappe fort avec son personnage, Guido Guerrieri. Avocat malheureux en amour, intègre, loyal, moral, scrupuleux, honnête mais qui sait se servir des rouages de la machine judiciaire italienne pour sortir ses clients dans l'ornière où ils se sont généralement mis, Guido Guerrieri est aussi et surtout un intellectuel, féru de belles lectures et rêvant de devenir écrivain, boxeur à ses heures perdues, amateur de belles femmes et de musique. Cela pourrait s'arrêter là et ferait un policier agréable à lire. Mais "Les raisons du doute" va plus loin. Et
c'est ce qui en fait un bon roman policier à l'italienne. Ici, pas de violence physique, pas d'insultes ni de grossièretés, pas de policier redresseur de torts et jouant les justiciers. Au contraire, un avocat rusé comme un renard, madré, subtil et intelligent, parfois un brin cynique et macho - juste ce qu'il faut - pour nous le rendre attirant. Dans son roman, Gianrico Carofiglio convie le lecteur à une découverte des arcanes de la justice italienne, proches de chez nous. Il nous fait partir à la rencontre d'un milieu qui ne nous est pas si souvent dévoilé. Ici, les avocats sont parfois honnêtes, parfois véreux. Les policiers aident les avocats grâce à de petites combines pas toujours légales, les magistrats restent à leur place et font régner l'ordre pour le bien public. Et puis, en toile de fond, il y a Bari, ville portuaire des Pouilles s'ouvrant sur l'Adriatique et sur l'Europe de l'Est, où la mafia est très active, les trafics en tous genres, nombreux et fructueux. Bari, belle citée du sud de l'Italie, animée comme le sont les villes italiennes, mais qui se pare parfois d'une légère teinte d'inquiétude. L'ensemble, servi par une écriture nerveuse et une histoire qui ne se relâche pas, donne un très bon moment de lecture.

"Les raisons du doute" de Gianrico Carofiglio a été lu dans le cadre d'une opération spéciale de Babelio et des éditions du Seuil, que je remercie pour cette belle découverte.

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