26 septembre 2009

OY ... GEWALT !*

  • Le secret du rabbin - Thierry Jonquet - Folio Policier n°199


"Confusément, sans se prévaloir de quelque obscur don de devin, il pressentait que les temps à venir ne seraient pas cléments pour le peuple d'Israël. Mordechai Hirshbaum ne vivait pas coupé du vaste monde. Toutes les semaines, le courrier de Lvov apportait un ballot de journaux pour le rabbi. Les titres démontraient que les préoccupations de Mordechai étaient éclectiques : on pouvait relevait des revues polonaises, bien entendu, mais surtout allemandes, russes, et même américaines ! L'employé de la poste qui livrait la presse n'y jetait même pas un coup d'œil. Et dans tout Niemerov, Rabbi Mordechai Hirshbaum passait pour un illuminé. Aussi, personne ne s'étonnait de le voir abonné à tant de journaux aux noms si énigmatiques". Mordechai Hirshbaum est un très vieux rabbin orthodoxe aux idées fantasques et aux lectures pour le moins singulières au vu de son statut de juif hassidique. C'est un excentrique aux goûts littéraires syncrétiques où les ouvrages pieux côtoient les lectures impies. Et cela, la communauté juive de Niemerov ne lui a jamais pardonnés. A quatre-vingt sept ans, ce vieil original s'était vu retiré la direction de la synagogue de sa petite ville. Depuis dix ans, rabbi Hirshbaum vivait à l'écart de tout et se contentait de la joie procurée par ses études sur la Création ; études récusées par les élèves les plus entêtés de la yeshiva de Niemerov. Aussi, lorsque celui-ci mourut à la synagogue, c'est à son successeur - Rabbi Meshulam Ringelblum - qu'il revint d'ouvrir son testament et de prévenir ses héritiers. Et là, les ennuis ne font que commencer !

Parmi les quatre légataires, se trouve Moses Hirsbaum, gangster new yorkais qui avait échappé à une virée sur la Somme avec les boys américains contre une petite gonocoque obtenue par une certaine Peggy. Moses, le Juif américain, trafiquait avec un Don de la mafia italienne de Little Italy - Lucky Luciano -, le seul qui ne soit pas antisémite et à s'être lancé dans la contrebande d'alcools à grande échelle. Moses s'était juré de se sortir de se bourbier de miséreux entassés dans les bateaux, fuyant les pogroms d'Europe de l'Est seulement riches de leurs maigres balluchons et de leurs espoirs. "Moses n'oublia pas l'humiliation de l'attente dans les hangars d'Ellis Island. L'administration US y entassait tous ces va-nu-pieds avant le contrôle sanitaire ; il fallait patienter des heures, voire des jours entiers, assis sur les bancs de bois, dans les grandes cages grillagées, comme des bêtes. Moses n'oublia pas le regard chargé de mépris de l'infirmier, drapé dans sa blouse blanche, qui examinait les dents des immigrants, leur demander de tousser pour détecter les tuberculeux qui se voyaient refoulés sans ménagement. [...] L'infirmier pérorait sur le degré de crasse des juifs, la stupidité des Grecs, la roublardise des Ritals ... Moses décida qu'on ne le traiterait plus jamais comme du bétail". Il avait bien freiné des quatre fers pour ne jamais revenir en Pologne. Surtout que là-bas la guerre civile faisait rage. Moses avait éviter les tranchées, ce n'était pas pour se faire trouer la peau dans un pays qui pratiquait l'antisémitisme et les pogroms comme un sport national ! C'est Lansky, le bras droit de Lucky Luciano,
qui l'avait convaincu de repartir pour aller chercher le trésor du rabbin. Pour l'encourager, il lui avait proposé d'ouvrir le marché de l'alcool en Pologne.

A quelques dizaines de milliers de kilomètres de New York, David Hirshbaum vit dans la clandestinité à Haïfa. David est un pionnier en Palestine, bien décidé à participer à la création de l'État Juif sur les terres Arabes. Pour cela, il est prêt à tout, même à faire le coup de force contre les troupes britanniques stationnées dans la région. Parce que David est un fanatique qui appartient à la branche radicale du Sionisme, celle fondée et dirigée par Jabotinsky. Et le magot d'un vieux fou exalté reste toujours un magot, qui pourrait servir la cause juste pour laquelle ils se battent. En France, le capitaine de cavalerie Léon de Moissard-Hirchebin n'est plus que l'ombre de lui-même depuis sa blessure, alors qu'il était promis à un brillant avenir dans les Armes. C'est un miraculé de la Grande Guerre qui vient juste de prendre fin. De ses origines juives, il ne voulait pas en entendre parler. Son grand-père maternel ayant francisé son nom, ce passé n'existait pas pour lui. "Léon haussa les épaules. Il n'ignorait rien de ce pan "honteux" de l'histoire familiale. Après l'affaire Dreyfus, Edmond Hirshbaum, son grand-père maternel, avait fait modifier son nom : les deux dernières syllabes furent "francisées". Quand sa fille Charlotte épousa le comte de Moissard, on accola les deux patronymes. Quelques jours après la naissance, on baptisa Léon, et il ne fut plus jamais question, dans les conversations courantes, de ses origines juives. Charlotte avertit toutefois son fils de la surprenante filiation qui le rattachait à la terre de Galicie, à l'aube de sa quatorzième année ...". Aussi, le courrier d'un sombre rabbin galicien lui rappelant sa lointaine parenté avec la communauté juive polonaise le fait bien ricaner. Pour lui, les économies de ce rabbi ne peuvent avoir qu'une seule et unique origine, les rapines dont ces gens-là sont capables. C'est un ami de la famille - financier ayant des intérêts capitalisés en Pologne -, qui le convaincra de s'y rendre en tant qu'observateur politique. Une belle occasion de faire d'une pierre deux coups, et de savoir de quoi est fait le fameux trésor.

C'est ainsi que les trois neveux et la nièce de rabbi Hirschbaum, tous aussi éloignés les uns des autres que la Terre peut l'être de Jupiter vont se retrouver en Pologne sous un faux prétexte pour tenter de savoir quel est le mystérieux trésor d'un rabbin pauvre de Galicie. Tous les quatre, au cours de leur virée imposée au pays de leurs racines communes découvriront le mépris et l'ampleur de l'antisémitisme en Pologne. Les uns et les autres seront confrontés à la guerre civile qui rage dans un pays à peine indépendant et déjà objet de convoitises de la part de son voisin russe.

Avec "Le secret du rabbin", Thierry Jonquet revient sur l'histoire des communautés juives disséminées à travers l'Europe et les États-Unis. Prenant prétexte d'un petit héritage à toucher, l'auteur brosse des portraits décapants des différents protagonistes. De Moses, gangster associé à la bande de Lucky LucianoI et de Lansky qui a coupé les ponts avec ses parents juifs pratiquants et misérables, à Rachel ayant aboli la religion juive pour entrer dans celle - aussi orthodoxe - du
bolchevisme russe, les neveux et la nièce de ce drôle de rabbin sont tous aussi baroques et dissemblables les uns que les autres. Chacun, à leur manière, selon leur culture, leur éducation, leur fréquentation ou leur milieu social partira en quête de ce supposé pactole. Et l'auteur en profite pour raconter la Pologne dans les années 1920, secouée par la guerre civile et subissant indirectement les conséquences de la Révolution de 1917 en Russie. Le contexte de cette période tient lieu de toile de fond à cette épopée originale avec la difficulté de ce pays à exister en tant que tel, l'antisémitisme virulent et affiché d'une partie de sa population, et la misère de ses habitants. Tous les personnages de ce roman abracadabrant sont touchants et pathétiques. Qu'ils revendiquent haut et fort leur judéité, qu'ils la dédaignent ou la méprisent, tous finiront par l'admettre et revenir à cette même communauté.

* Expression yiddish annonçant l'arrivée d'un malheur.

Ce roman a été lu dans le cadre du défi policier sur les cinq continents


330 - 1 = 329 livres dans ma PAL ... Que va piano, va sano e lontano !


23 septembre 2009

SANG DIÛ

  • La petite fille de Monsieur Linh - Philippe Claudel - Livre de Poche n°30831


"C'est un vieil homme debout à l'arrière d'un bateau. Il serre dans ses bras une valise légère et un nouveau-né, plus léger encore que la valise. Le vieil homme se nomme Monsieur Linh. Il est seul à savoir qu'il s'appelle ainsi car tous ceux qui le savaient sont morts autour de lui". L'histoire de Monsieur Linh est celle de millions de personnes qui fuient leur pays en conflit, laissant derrière eux ce qu'ils ont de plus cher, leurs souvenirs, la beauté d'un paysage, le sourire et la gentillesse de leurs voisins et amis à jamais perdus. Ils n'emportent avec eux que quelques reliques, une poignée de terre parfois, quelques photos miraculeusement échappées de la destruction, vestiges d'un passé qui s'enfoncera lentement dans les brumes de la mémoire individuelle.

Parqué dans le dortoir d'une ville dont il ne connaît rien, pas même la langue, Monsieur Linh - surnommé Oncle par les familles réfugiées - n'ose pas sortir de crainte de se perdre dans les rues inconnues ou, pire, que lui soit subtilisée sa petite fille, son bien le plus précieux, le lien ténu avec son histoire. Cette ville ne ressemble à rien de ce qu'il a pu voir ou connaître dans sa vie antérieure. Ici, les gens sont pressés de se rendre nulle part. Il y a un ballet incessant d'automobiles, les magasins sont nombreux et remplis de marchandises presque inimaginables pour le vieil homme qu'il est. Rien de comparable à son village. "Au village, il n'y avait qu'une rue. Une seule. Le sol était de terre battue. Quand la pluie tombait, violente et droite, la rue devenait un ruisseau furieux dans lequel les enfants nus se coursaient en riant. Lorsqu'il faisait sec, les cochons y dormaient en se vautrant dans la poussière, tandis que les chiens s'y poursuivaient en aboyant. Au village, tout le monde se connaissait, et chacun en se croisant se saluait [...]. Le village en somme était comme une grande et unique famille, répartie dans des maisons dressées sur des pilotis, et sous lesquelles les poules et les canards fouillaient le sol et caquetaient". Dans cette nouvelle vie imposée par la force des événements, au milieu de tous ces gens indifférents aux autres, Monsieur Linh se sent seul, abandonné, comme échoué sur un rivage hostile. Son unique refuge est sa mémoire et l'avenir de sa petite fille si sage.

Heureusement, au milieu de cette jungle urbaine et mystérieuse, perdu dans les méandres d'une société dont il ne comprend ni les rites, ni les comportements, se trouve Monsieur Bark rencontré sur le banc d'un jardin public. Seule personne à lui avoir montré de la sympathie en lui parlant, même si Monsieur Linh ne
comprend pas son monologue. Parce que M. Bark et Monsieur Linh sont deux êtres solitaires, l'un volubile, l'autre mutique. Monsieur Linh aime bien ce gros homme affable et s'attache à ses rencontres qui égayent son quotidien si gris, si terne. Monsieur Bark tranche sur les familles exilées avec qui Monsieur Linh doit partager le dortoir, qui le prennent pour un fou, un original parce qu'il refuse que sa petite fille joue avec leurs enfants. "Chaque jour, Monsieur Linh retrouve Monsieur Bark. Lorsque le temps le permet, ils restent dehors, assis sur le banc. Quand il pleut, ils retournent au café et Monsieur Bark commande l'étrange boisson, qu'ils boivent en serrant les tasses entre leurs mains. Désormais, le vieil homme dès qu'il se lève attend ce moment où il ira rejoindre son ami. Il se dit dans sa tête "son ami", car c'est bien de cela qu'il s'agit. Le gros homme est devenu son ami, même s'il ne parle pas sa langue, même s'il ne la comprend pas, même si le seul mot dont il se sert est "Bonjour". Ce n'est pas important". Puis, vient le jour où Monsieur Linh et sa petite fille doivent déménager parce que le dortoir ferme ses portes. On l'emmène dans un château avec un parc gigantesque d'où il peut voir la mer et la ville entière, mais sans pouvoir en sortir. Dès lors, Monsieur Linh n'a plus qu'une idée en tête, revoir son ami le gros homme, qui doit attendre sur le banc du parc et doit se demander pourquoi il l'a abandonné sa solitude, malgré la gentillesse dont il a fait preuve.

Une fois encore, Philippe Claudel nous parle de mémoire, de souvenir, dans "La petite fille de Monsieur Linh". A travers l'histoire de ce vieil homme, on comprend rapidement que c'est de la guerre dans un pays d'Asie - Cambodge, Vietnam - dont traite l'auteur dans ce roman. C'est une histoire d'exil, de déracinement, de perte de repères et de tout ce que l'on a laissé derrière soi sans espoir de retour. Une histoire de solitude aussi. Solitude de l'étranger qui doit se re-créer une nouvelle vie ailleurs ; mais aussi déréliction de ceux qui souffrent de l'individualisme des sociétés modernes. Et au-delà de tout cela, il y a l'amitié entre deux êtres seuls qui s'inscrit dans le temps, se grave dans la mémoire de Monsieur Linh et de Monsieur Bark. L'un comme l'autre se comprennent sans parler la même langue. Ils s'apprécient sans avoir la même culture. Ils sont tous deux liés par le poids de leur
chagrin, de leur abandon. Quelque part, tous deux sont des exilés de l'existence. Mais contrairement à l'isolement de M. Bark, la claustration de Monsieur Linh est à la limite de la folie. En lisant "La petite fille de Monsieur Linh", le lecteur se demande tout au long de ce roman ce qui a bien pu créer une telle confusion mentale chez le personnage principal. Pourquoi s'attache-t-il autant à cette enfant au point de presque l'étouffer à force de vouloir la protéger ? Elle semble être son dernier soutien mental, son abri psychologique avant de sombrer dans l'aliénation. "La petite fille de Monsieur Linh" est un roman d'une grande sensibilité qui explore l'incidence d'un événement tragique sur notre mémoire et la force de l'amitié qui transcende toutes les différences.

Beaucoup ont lu ce roman, dont Papillon, Calepin, Marguerite, les rats de biblio, Biblioblog, Pitou, Midola, Tamaculture, Cathel, Amanda, les Chats de biblio, Lecture & Ecriture, Pimprenelle, Verbivore, Karine:), Lisa ... D'autres, peut-être. Merci de vous manifester par un petit mot en commentaire !

Lu dans le cadre de mon challenge

331 - 1 = 330 livres à lire ... De l'art de faire d'une pierre deux coups !

18 septembre 2009

AU TEMPS DU CINEMA MUET

  • Si loin de vous - Nina Revoyr - Phébus Éditions

"Pendant plus de dix ans, et plus particulièrement entre 1915 et 1922, j'ai accordé d'innombrables interviews, posé pour des séances de photographies et été l'objet de nombreux articles dans les revues de cinéma. Les somptueuses réceptions que je donnais dans ma propriété des collines de Hollywood attiraient parfois jusqu'à cinq cents invités, tandis que la première de chacun de mes nouveaux films faisait salle comble dans les cinémas les plus prestigieux du pays. J'étais un personnage aussi célèbre et reconnaissable qu'il était possible de l'être en ce temps-là". Alors que Jun Nakayama coule des jours heureux dans sa villa au pied des colline de Hollywood, s'acharnant à conserver une anonymat que les décennies passées avaient facilité, un jeune trublion vient perturber son existence ordonnée en le retrouvant pour le Temple du cinéma muet. Par un simple appel téléphonique, Nick Bellinger vient de faire ressurgir un passé que le célèbre acteur de cinéma muet d'origine japonaise pensait avoir enfoui une bonne fois pour toutes. Et comme ses contemporains ont la mémoire courte, cela lui convenait parfaitement.

Homme discret, Jun Nakayama avait décidé - de son plein gré - d'arrêter sa carrière cinématographique à son firmament, en 1922. Contrairement à ce qu'affirmaient certains critique de cinéma, cette décision n'avait rien à voir avec un quelconque racisme anti-japonais se développant à la même époque aux États-Unis en général, en Californie en particulier. Encore moins en raison de l'image négative que Jun Nakayama donnait de l'homme oriental à travers l'un de ses personnages, Sasaki. A la fin de sa vie, Jun Nakayama n'a qu'un seul et unique regret, celui de ne pas avoir fondé une famille qui aurait donné un sens concret à son existence. Mais sa carrière, ses premiers pas à Hollywood, ses débuts prometteurs au cinéma ne l'avaient pas incité à penser à tout cela.

Et lorsqu'il revient sur son passé, Jun Nakayama ne voulait pas devenir comédien. Parti de Tokyo pour faire des études de littérature et perfectionner son anglais, son désir était d'enseigner. "A l'université du Wisconsin, où j'étais étudiant en anglais, je me suis intéressé aux littératures anglaise et française - je me suis pris d'une passion particulière pour Hardy, Eliot, Dickens et Forster, et j'ai acquis une assez bonne connaissance de Balzac et de Flaubert. J'adorais les écrivains russes, dont je dévorais les œuvres traduites en japonais - Tolstoï, Tourgueniev, Dostoïevski.
Et puis je lisais des pièces et allais voir chaque compagnie de théâtre qui se produisait à Madison, notamment celles qui interprétaient Shakespeare et d'autres classiques du répertoire anglais". C'est le hasard qui l'amènera tout d'abord à devenir metteur en scène, scénariste et comédien dans une pièce pour le Théâtre de Little Tokyo à Los Angeles. Les dès d'un destin prospère venaient d'être jetés pour Jun Nakayama. D'un coup, son avenir basculait. Il passerait ainsi du petit théâtre de quartier à la machine cinématographique américaine par l'entremise d'une jeune comédienne japonais, Hanako Minatoya. C'est grâce à cette jeune femme que Jun Nakayama apprendra, développera et affinera son jeu face à la caméra, au point de devenir une star convoitée par les sociétés de production de l'époque. Sa carrière explosera avec "Tour de passe-passe" de Ashley Bennet Tyler, dans lequel il jouera le rôle du méchant oriental. Ce film déchaînera les passions et exacerbera encore un peu plus les clivages existant entre orientaux et occidentaux en Californie. Et voilà que Nick Bellinger débarquait avec son impétuosité et sa jeunesse et rêvait de faire tourner à nouveau Jun Nakayama dans un long métrage parlant ! Cela le perturbe quelque peu, car il craint que l'affaire concernant le meurtre du metteur en scène Ashley Bennet Tyler - jamais élucidé - ne remonte à la surface. "Je dois admettre que j'éprouvais une certaine appréhension, car un retour au cinéma ne serait pas chose simple. J'étais aussi assez anxieux à la pensée de jouer dans un film sonore. Tant de mes contemporains n'avaient pas survécu à la transition avec le parlant - non seulement les acteurs et les actrices aux voix trop aiguës, trop graves ou trop grinçantes, mais aussi ceux qui avaient une jolie voix et ignoraient comment l'utiliser, ou encore ceux dont la voix ne pourrait jamais être à la hauteur de ce qu'avaient imaginé les spectateurs. Cependant, je savais que j'étais sans rival sur le plan du pur talent de comédien".

Dans "Si loin de vous" et par la voix de son personnage principal, Nina Revoyr fait revivre un mythe de l'Amérique à l'aube du 20ème Siècle, le cinéma muet et les débuts de Hollywood, du temps où ce n'était encore que des collines verdoyantes, des sentiers et des terres agricoles. Jun Nakayama se souvient de cette époque légendaire où il était l'égal d'un Rudolph Valentino et faisait se pâmer d'extase ses groupies féminines à chacune de ses sorties, où ses films étaient tous des succès assurés, où les plus grands cinéastes s'arrachaient ses talents de comédien. Car dans les prémices de cet âge d'or de Hollywood, il était fréquent de passer de l'anonymat aux feux de la rampe du jour au lendemain. N'importe qui, avec un peu de talent pour la scène, pouvait se transformer en comédien du muet, en producteur de renom. Tous se sentaient portés par cette nouvelle technique dont chacun pressentait qu'elle allait révolutionner le siècle naissant. Mais par-delà l'avènement du 7ème Art, Nina Revoyr en profite pour nous raconter la communauté japonaise de Little Tokyo, sa culture, ses hommes d'affaires mécènes qui, par leur réussite sociale et leur intégration, aidaient les nouveaux immigrants à s'installer aux
États-Unis. Elle nous dit aussi ces lois américaines visant à limiter l'arrivée des Japonais sur le territoire et leur difficulté pour accéder à la citoyenneté, amenant ressentiment d'un côté et ostracisme de l'autre. Sans parler du racisme anti-japonais qui ira crescendo jusqu'à la 2ème Guerre Mondiale. L'auteur a fait de son personnage principal un être tout en retenu, en pondération, rempli d'humilité et empreint d'une certaine sagesse, comme seuls savent l'être les Asiatiques. Son comportement est celui d'un homme qui en a vu beaucoup, vécu autant et entendu plus encore. Jun Nakayama est un personnage très en retrait qui nous décrit un univers impitoyable où rien n'est le fruit d'un heureux hasard. "Si loin de vous" est le roman de la nostalgie sur le temps qui passe, des occasions manquées et des amours tus ou dissipés. C'est un roman comme un paravent japonais, filtrant le superflu pour ne laisser apparaître que l'essentiel.

Beaucoup ont lu ce roman, dont Stephie, Leiloona, Catherine, Papillon, Thaïs, Véronique, Alice, Amanda, Sylire, Pascale, Joëlle, Cathulu, Lael, Clarabel, et d'autres que j'ai oublié (parce que je suis une grosse fainéante) et que l'on retrouve chez BOB ...

C'est grâce à Suzanne, de Chez les Filles, que j'ai fait cette lecture merveilleuse dans un monde qui l'est beaucoup moins. Comme toujours, je la remercie pour cet envoi et ce choix judicieux et captivant !


332 - 1 = 331 ... Si c'est pas épatant, ça ! Pas d'achat cette semaine, en plus ...

16 septembre 2009

LES MYSTERES DE LA CANEBIERE

  • L'énigme de La Blancarde - Jean Contrucci - Livre de Poche n°35016


16 décembre 1891, hameau de la Blancarde, Marseille. C'est dans ce coin de campagne abritant quelques rentiers, retraités et autres petits-bourgeois fuyant l'air déjà pollué de la ville qu'est retrouvé le corps inerte de la doyenne de ces lieux, Marie-Thérèse Magnan. "Veuve d'un négociant en oléagineux, qui avait fait fortune dans le commerce avec les colonies, elle était propriétaire d'une bonne quinzaine d'immeubles de rapport. Ils bordaient le boulevard tracé, vers les années 1830, par les frères Chave à travers leur propriété agricole pour y créer un quartier nouveau. Le domaine s'étendait naguère de la Plaine Saint-Michel aux rives du ruisseau le Jarret. La spéculation immobilière s'était révélée bien plus lucrative que les baux accordés à des paysans toujours à prendre prétexte de calamités agricoles pour ne pas les honorer". Tout le tintamarre fait par les voitures à chevaux de la police réveille ce coin tranquille et perdu entre vignes, jardins potagers et ligne de chemin de fer. Un habitant suit - telle une vigie un bateau en détresse - le va-et-vient des policiers chez la "vieille", Charles Bonnafoux, chef d'escadron retraité, insomniaque et pipelet notoire. Enfin quelques bons sujets de conversation à se mettre sous la dent au Cercle Saint-Michel. Surtout que l'enquête sera expédiée manu militari. On arrêtera Louis Coulon, le fils adoptif de Madame Magnan, ainsi que sa petite bonne, Adèle Cayol.

Les conclusions de l'investigation policière auraient pu mettre un terme rapide à cette affaire. Mais c'était sans compter sur la pugnacité et la curiosité d'un jeune échotier du Petit Provençal, Raoul Signoret, qui rôde dans le quartier à l'affût d'un détail qui pourrait relancer les recherches. Et grâce à la langue bien pendue de Charles Bonnafoux - interlocuteur privilégié -, celui-ci apprend deux-trois informations croustillantes. La mère Magnan menait son petit monde à la baguette et était à cheval sur les principes. Elle s'était ainsi fâchée à mort avec son frère de soixante-neuf ans qui refusait obstinément de régulariser sa situation matrimoniale. Pour le forcer à céder à sa demande expresse, la vieille l'avait tout bonnement rayé de sa succession ! Louis, le fils adoptif, était marié à une jeune femme souffreteuse, dont la mélancolie avait pour origine la présence obstinée de la marâtre. D'un coup, celui-ci devenait son seul légataire universel avec deux cent cinquante mille francs-or en rentes viagères ! De quoi faire naître des envies de meurtre, même chez la personne la mieux intentionnée !

Persuadé que la justice fait fausse route en accusant le pauvre Louis Coulon, Raoul Signoret retourne à la pêche aux informations. Dans le quartier de La Blancarde les
langues se délient aisément, surtout à l'heure du pastis. Il apprend ainsi que Coulon avait le vice du jeu et devait de l'argent à sa mère adoptive. Il lui avait même souhaité la mort assez fort pour que la rue entende la menace. Il n'en fallait pas plus pour que les pipelettes locales se déchaînent et désignent le coupable de leur langue fourchue ! Pire. Lors de son procès, le pauvre bougre avait honteusement avoué - devant la cour indignée - être l'amant de la jeune Adèle Cayol, mineure. "- Je reconnais, avoua-t-il, tandis que Me Gropierres se prenait la tête à deux mains, que j'ai utilisé l'échelle de bois pour rejoindre la bonne de ma mère adoptive qui, à ma demande, me prodiguait quelque faveur une fois par semaine. Stupeur des habitants de La Blancarde présente aux débats, et indignation du tribunal ! Le procureur Verminck, qui vit se rapprocher un plus la lunette patibulaire de la guillotine du cou de l'accusé, ne crut pas nécessaire d'intervenir. Il connaissait la nature humaine. [...] La faute de Coulon, si c'en était une, était de celles qu'il aurait le plus volontiers absoutes si, par profession, le procureur ne s'était cru obligé de les châtier toutes". Cette Adèle Cayol n'est ni plus ni moins qu'une fille immorale qui avait fui les religieuses de l'orphelinat et sa misère d'origine pour plonger dans les bas-fonds de Marseille avec la prostitution pour seul avenir. L'ancienne petite bonne à tout faire de Madame Magnan ne supportait plus d'être privée de liberté par celle qui la considérait encore et toujours comme une bête de somme. Comment, dès lors, ne pas envisager son assassinat comme une vengeance après tant d'années de servitude, de peine, d'offense ?

Jean Contrucci a le soleil du sud jusque dans son écriture. A lire "L''énigme de La Blancarde" qui fait revivre le Marseille de cette fin du 19ème Siècle, on a l'impression d'entendre les grillons striduler, le clapotis de la Méditerranée et les conversations des poissonnières sur le vieux port, de sentir l'odeur de la garrigue écrasée sous un soleil éclatant, d'écouter les cancans à l'heure de l'apéritif et - partout - l'accent chantant et joyeux de ses habitants. Plus sérieusement, l'auteur revient sur une affaire non élucidée qui avait défrayé la chronique à l'époque et en profite pour nous présenter le premier roman policier de la Canebière à la Belle Époque. Et Raoul Signoret - tel le Rouletabille de Gaston Leroux - nous sert de guide dans ce Marseille qui a quelque peu changé de physionomie au fil du temps. En sa présence, on visite les bas-fonds de cette mégapole ouverte sur le monde grâce à son port international et ses marins qui ont fait connaître la réputation de certaines maisons de tolérance à l'autre bout de la terre. Il fait de son personnage principal un fils d'ouvrier des savonneries de Marseille, de conditions modestes, proche des idées sociales de Jules Guesde et fervent admirateur des feuilletons d'un certain Émile Zola. Car "L'énigme de La Blancarde" est aussi cela : un roman social et policier, engagé du côté des petites gens, des opprimés, écrit à la manière des romans feuilletons qui paraissaient dans les journaux populaires de l'époque. Les
nouveaux enrichis, les parvenus, les petits bourgeois ayant réussi dans l'import-export ne sont pas épargnés par l'auteur. Avec leurs idées étriquées, leur goût pour tout ce qui brille, se voit, coûte cher ne leur permettra jamais d'entrer dans le cercle très fermé de la grande bourgeoisie. Cependant, si ce roman parle des conditions de vie des prostituées, des ouvriers, de la vie des quartiers populaires, nous ne sommes pas tout à fait dans "Les mystères de Paris" d'Eugène Sue. C'est plutôt un roman à la lecture agréable et limpide, qui fleure bon le terroir et qui permet d'approcher l'état d'esprit convenu et moralisateur de la Belle Époque.

Ce premier roman d'une longue série a obtenu le Prix Paul-Féval 2003 de Littérature Populaire.

PAL - 1 = 332 ... Je tiens le bon bout !

14 septembre 2009

PAUSE THE



Prévoyant une semaine chargée au cours de laquelle j'aurai du mal à éditer plus d'un billet, je vous laisse avec un de mes lieux préférés où je prends le thé l'été, à l'ombre des arcades de ce tout petit village, niché entre Landes et Gers. J'essaierai de vous lire le plus régulièrement possible et de vous laisser des commentaires. Je vous dis à ce week end qui devrait être calme et reposant !

10 septembre 2009

DESCENTE AUX ENFERS

  • Rendez-vous à Samarra - John O'Hara - Rivages Poche Éditions n°560


Gibbsville, une veille de Noël au club sportif où se retrouve tous ceux qui comptent dans l'économie de la ville. Au cours de cette soirée largement arrosée d'alcool, Julian English observe Harry Reilly raconter une blague vaseuse et catholique en imitant l'accent irlandais. English n'en peut plus de ce type. Il n'a jamais pu le supporter, ni lui, ni ses plaisanteries idiotes. Bien sûr, Harry Reilly est riche, très riche même. Mais c'est un vrai parvenu. Sa réussite sociale, c'est grâce à l'argent des Reilly qu'il la doit. Il appartient au Comité des fêtes de la ville, il est membre de l'Assemblée de Gibbsville, mais pas encore un vrai notable. Et, d'un coup, Julian English a juste envie de le ridiculiser devant son auditoire. Pour voir sa réaction, juger de son comportement face à une offense. "Aussi, lorsque le liquide le frapperait, il garderait tout juste ce qu'il faut de contrôle sur lui-même, c'est probable, pour se rappeler qui le lui avait lancé et sans doute ne dirait-il pas les choses qu'il aurait envie de dire. Ce fils de garce au sang de navet, il sortirait probablement son mouchoir et il essaierait en riant de faire passer ça pour une plaisanterie, ou, s'il voyait que personne d'autre ne trouvait la chose comique, il jouerait le rôle du monsieur impassible et froidement indigné et dirait : "Quelle saloperie d'avoir fait ça ! A quoi ça rime ? ... Hein ?". "Et moi, se disait Julian intérieurement, j'aimerais pouvoir lui dire qu'à mon idée, il était grand temps que quelqu'un s'avisât de la lui boucler"".


Il ne s'en sentait pas capable, et pourtant il a lié la pensée au geste. Lui qui est considéré par tout Gibbsville, par son club, ses amis, comme un type bien, fréquentable, avec beaucoup de classe et qui en impose à n'importe qui, partout où il se trouve. Personne ne comprend son attitude dénuée de sens. Lorsque Julian English prend conscience de la portée de son acte, tout le voisinage - presque la ville entière - est informée de cet épisode. D'un coup, il réalise que sa situation confortable peut basculer. Lui, l'agent exclusif de la marque "Cadillac" à Gibbsville qui a eu besoin de l'argent de ce Harry Reilly pour l'ouverture de sa concession, devient presque un paria. Que dire de sa famille, de sa femme - Caroline -, de ses parents ? Son père, surtout. William Dilworth English, médecin réputé, honoré et respecté par toute la ville. Celui-ci avait déjà été dépité lorsque Julian n'avait pas voulu faire sa médecine pour reprendre la clientèle fidèle.


Aussi, pour faire plaisir à Caroline qu'il aime par-dessus tout, qui ne supporte pas de vivre la honte de ce geste déplacé sur un tel personnage de Gibbsville, et encore moins décevoir une nouvelle fois ses parents, Julian English cherchera le pardon de Harry Reilly. En vain. Ses amis du Country Club y feront sans cesse allusion, le traitant de "Père la biture", lui rappelant sa situation de planqué en 1917, lui tournant le dos et le méprisant. Pire. La communauté irlandaise de Gibbsville, catholique, se sentira offensé par l'attitude de Julian. Et ces gens-là, comme les mineurs, les francs-maçons ou autres corporations ont le bras long et peuvent faire et défaire des positions. "Julian pensait qu'ils n'avaient pas tout à fait raison. Mais, en tout cas, il savait une choses : si c'était vrai que les catholiques lui eussent déclaré la guerre, il étant de bien mauvais draps. Pendant la campagne Smith-Hoover, deux types, le bijoutier et un marchand de plâtres et ciments, avaient fait savoir qu'ils appartenaient au Ku-Klux-Klan et qu'ils étaient des adversaires déclarés de Smith en tant que catholiques. Ils furent les deux seuls commerçants de Gibbsville à prendre position publiquement. Et, maintenant, ils étaient tous les deux en faillite". Il mettra deux journées pour prendre conscience de ses erreurs, pour tenter d'oublier dans l'alcool, pour fuir cet enfer. Pour cela, Julian English ne reculera devant rien. Il se reniera, se mentira, se ridiculisera, se rabaissera et donnera de lui une image ignoble à sa femme, à ses amis, à son entourage.

"Rendez-vous à Samarra" aurait pu être une simple étude sociologique de l'Amérique profonde des années 1930. A travers les personnages de ce classique de la littérature, John O'Hara dépeint le quotidien de Gibbsville, cité industrielle, ressemblant étrangement à Pottsville, ville originaire de l'auteur. On y croise des Américains moyens qui rêvent secrètement de sortir de leur condition de petits bourgeois engoncés dans leurs habitudes, pour entrer dans le cercle très fermé des vrais bourgeois qui ont réussi parce qu'ils appartiennent au Country Club de la ville. Être membre du Club de Lantenengo - le quartier chic de Gibbsville -, c'est se démarquer des autres, être de ceux qui s'enivrent pour montrer qu'ils ont les moyens de se procurer de l'alcool en pleine prohibition. Et puis, il y a les ragots sur les uns et les autres. Ceux que l'on admire pour l'ensemble de leurs talents, leurs études, leurs réussites personnelles et professionnelles. Tout se sait, tout se voit, s'observe, s'analyse dans cette cité de province parce que tout le monde se fréquente. Il y a aussi la mafia qui étend ses tentacules jusque dans de petites villes comme Gibbsville. Entre alcools interdits et réseaux de prostitution, ces cités sont de vraies mines d'or dans lesquelles on repère plus facilement qu'ailleurs qui peut
devenir un client fidèle. Gibbsville, comme dans toutes les villes du pays, possède sa population immigrée, polonaise, italienne, allemande, irlandaise, catholique, protestante, juive et exclue de cette société. Et parce que Gibbsville est une cité minière prospère, sa population compte des gens très riches issues de cette industrie. Et les English font partie de cette communauté. Ce sont des notables avec une réputation à maintenir, une image à conserver auprès des habitants. Dans "Rendez-vous à Samarra" de John O'Hara c'est tout le tissu social et économique, tout le poids des relations entre les individus qui est disséqué. Par le geste de Julian English, stupide et infantile à la fois, c'est tout un mécanisme d'exclusion qui se met en marche. John O'Hara, à la manière de Scott Fitzgerald ou de Dos Passos, raconte les malheurs - réels ou supposés -, la déchéance morale et sociale des gens bien nés. Il nous laisse à voir deux mondes - le riche et le pauvre - qui ne se rencontrent jamais réellement, mais s'effleurent, qui vivent côte à côte les mêmes joies, les mêmes peines, les mêmes amours, les mêmes difficultés, mais dont les actes n'ont pas la même portée. Grâce à "Rendez-vous à Samarra", c'est l'Amérique des années de crise qui se dévoile, bien loin des fastes et des dorures du grand monde. Une société qui vit au bord du gouffre et qui ne tardera pas à sombrer.

C'est Amanda qui m'a rappelé que j'avais ce roman dans ma PAL, celui de Bouh, d'autres avis sur Rats de Biblio ... D'autres, peut-être ! Merci de vous faire connaître par un commentaire.

7 septembre 2009

QUE D'EAU ! QUE D'EAU !

  • Les yeux dans le bouillon - Broquet & Rabaté - Casterman Éditions


"Je pourrais vous causer de l'inondation de 17, la plus grosse ... de l'eau à perte de vue, du fleuve devenu large comme l'Amazone, des gens sur leur lit emportés par le courant pendant leur sommeil et se réveillant en pleine mer ... Mais tout ça, c'est de l'immense, du rare ! Je préfère vous parler des perfides, des petites, des sans-grades, des perverses comme celle de 54 ...".

Une famille du terroir débarque dans un patelin perdu au bout du monde, sur une presqu'île des bords de Loire. Visitant le village et se pâmant sur les quelques merveilles locales et le paysage alentour, ils tombent sur un paysan madré, ivrogne notoire et conteur à ses heures perdues qui accepte de leur narrer quelques histoires sur les montées de la Loire moyennant quelques verres de vin blanc du pays.

1954. Émile est l'homme à tout faire du village. Il aurait tout pour être heureux, sauf que la terre de son jardin est une vraie calamité. Les seules herbes qui y poussent sont le chiendent. Et encore ! Mais il a trouvé la solution à moindre frais. En douce, il échange la terre pourrie de son lopin contre celle - plus fertile - du cimetière à chaque enterrement. Sauf qu'une nuit, alors que le pauvre Émile vaquait à son
coupable échange avec la tombe de la Marie Tumela à peine inhumée, voilà que le cercueil remonte à la surface. Émile, un brin naïf, est persuadé d'être puni pour avoir péché. Aussi, lorsqu'il entend le cercueil de la vieille frapper à sa porte, il est convaincu que la Marie le pourchasse outre-tombe pour sa faute.

1965. Un couple de parisiens au bord de la crise de nerfs est venu s'installer dans le coin, histoire de retrouver une seconde jeunesse. Au lieu de cela, Monsieur se prend d'amitié pour la bibine locale et décide d'écumer les propriété vinicoles de la région afin de déguster du Savennières et monter sa cave à vins personnelle. De disputes en engueulades sans fin, les Biot décident de ne plus communiquer que par petits mots interposés. Jusqu'au jour où la crue de la Loire les pousse à quitter précipitamment leur nid d'amour. Sa Peine-à-jouir veut sauver ses frusques, lui ses bouteilles. Elle le quitte les pieds dans l'eau ; il embarque ses trésors dans des bouées et navigue sur le fleuve. Il croit les avoir sauvé jusqu'à sa rencontre impromptue avec des fils barbelés.

1972. Le père Millon a vendu son garage à deux illuminés, pratiquant la culture du haschich. Pas violents pour deux sous, ils passent leur temps à rêvasser, à fumer des pétards, à poétiser en regardant le ciel étoilé, à prendre le temps de ne rien faire et à faire jaser au village. Mais une nouvelle montée des eaux de la Loire capricieuse impose au maire du village l'obligation de les faire évacuer avec leur campement. Eux décident de rester et de bivouaquer sur le toit du garage du père Millon en attendant la décrue. Mais la Loire monte, monte, monte envoyant les deux Apaches au paradis des Braves. Comme à Woodstock, la pluie diluvienne éteindra le feu de leur rêve de paradis sur Terre.

"Les yeux dans le bouillon" de Broquet et Rabaté nous raconte l'histoire
abracadabrantesque des crues de la Loire dans une bande dessinée non moins psychédélique. Les personnages sont déformés, transformés, leur donnant un aspect presque fantastique à la limite du cauchemar. Ajouter à cela, des couleurs dans les tons vert, rouge violacé, jaune orangé ou rose pétard au crayonné appuyé et faussement naïf, et vous aurez entre les mains une des meilleures bandes dessinées du genre. Parce que "Les yeux dans le bouillon" tourne autour de tranches de vie - réelles ou fantasmées - ayant pour dénominateur commun les débordements imprévisibles de la Loire. Cette bande dessinée nous révèle un univers à la Marcel Aymé, cruel, pathétique, médiocre, à l'ambiance délétère, où l'autochtone est un vieux de la vieille, rusé comme un renard, qui attrape le touriste en goguette dans le coin pour lui conter ses fables à dormir debout dignes de Maupassant et se faisant payer à coup de bonnes bouteilles de Savennières dans le seul café du village. Après avoir lu "Les yeux dans le bouillon" vous ne verrez plus jamais les locaux du même œil !

4 septembre 2009

LA BOITE DE PANDORE

  • Club Dumas - Arturo Perez-Reverte - Livre de Poche n°7656


"Corso était un mercenaire de la bibliophilie, un chasseur de livres à gages. Ce qui veut dire doigts sales et parole facile, bons réflexes, de la patience et beaucoup de chance. Sans oublier une mémoire prodigieuse, capable de se souvenir dans quel coin poussiéreux d'une échoppe de bouquiniste sommeille ce volume sur lequel on le paiera une fortune. Sa clientèle était restreinte, mais choisie : une vingtaine de libraires de Milan, Paris, Londres, Barcelone ou Lausanne, de ceux qui ne vendent que sur catalogue, investissent à coup sûr et de tiennent jamais plus d'une cinquantaine de titres à la fois ; aristocrates de l'incunable pour qui parchemin au lieu de vélin ou trois centimètres de plus de marge se comptent en milliers de dollars". Lorsque Corso débarque dans le bureau de Boris Balkan - critique littéraire et spécialiste du roman populaire du 19ème Siècle - pour lui demander d'authentifier "Le vin d'Anjou", chapitre autographe des "Trois Mousquetaires" publié entre mars et juillet 1844 en feuilleton, celui-ci se doute d'une affaire crapuleuse. Parce que sur le marché limité des collectionneurs d'ouvrages précieux, Corso est connu comme le loup blanc. Aussi, lorsqu'il lui apprend que le propriétaire de cet original d'Alexandre Dumas n'est autre que Enrique Taillefer, éditeur, retrouvé étrangement pendu dans son salon, Balkan sent l'affaire mal partie. Ne pouvant rien pour Corso, il lui conseille de se rendre à Paris, chez un graphologue spécialiste des autographes et documents historiques, Achille Replinger qui pourrait l'aider à authentifier ce chapitre. Cela tombe à merveille, parce que Lucas Corso doit aussi s'y rendre pour un autre manuscrit, "Le Livre des Neuf Portes du Royaume des Ombres", acquis par Varo Borja, riche bibliomane de Tolède. "L'époque, milieu du XVIIe siècle. Le lieu, Venise. Le protagoniste, un imprimeur du nom d'Aristide Torchia qui se met en tête d'éditer le Livre des Neuf Portes du Royaume des Ombres, une espèce de manuel pratique pour invoquer le Diable ... L'époque n'est pas propice à ce genre de littérature : le Saint-Office parvient à obtenir, sans grand effort, qu'on lui livre Torchia. Les chefs d'accusation ; pratique des arts diaboliques dans toutes leurs variantes, aggravée par le fait que l'imprimeur a reproduit neuf gravures du célèbre Delomelanicon, le classique des livres noirs, que la tradition attribue à la main de Lucifer lui-même ...". En effet, pour Borja - spécialisé dans les manuscrits traitant de démonologie - l'incunable qu'il possède est un faux. Seuls deux exemplaires existeraient encore à ce jour. Et Lucas Corso est chargé de mener une enquête discrète auprès des deux autres propriétaires afin de comparer l'exemplaire de Varo Borja et de déterminer, parmi les trois, lequel est le seul et unique "Livre des Neuf Portes" et de s'en porter acquéreur, quel qu'en soit le prix exigé par son propriétaire.

Alors que ses recherches commencent, Corso découvre que l'imprimeur du "Livre des Neuf Portes" - Aristide Torchia - a été brûlé la même année que la mort du d'Artagnan d'Alexandre Dumas, en 1667. Et cela l'intrigue un peu. En se rendant auprès du deuxième propriétaire de l'exemplaire de Torchia
- Victor Fargas -, pour rapprocher les deux ouvrages, Corso constate que ceux-ci sont strictement identiques. De vrais jumeaux d'impression. Il commence alors à se poser quelques questions sur le pourquoi des recherches entreprises pour le compte de Varo Borja. Et plus particulièrement lorsque Corso découvrira l'exemplaire du "Livre des Neuf Portes" de Fargas se consumant dans l'âtre de la cheminée et le corps de celui-ci flottant parmi les plantes aquatiques de son jardin portugais. "Ou bien Varo Borja délirait, ou bien la mission qu'il lui avait confié était vraiment étrange. Impossible que son livre soit faux. Au pis aller, il pouvait peut-être s'agir d'une édition apocryphe ; mais d'époque, et les deux exemplaires en étaient issus tous les deux. Les exemplaires Un et Deux étaient l'incarnation même de la probité sur papier imprimé".

Direction Paris et la fondation Ungern qui possède la plus grande bibliothèque dédiée aux arts occultes. Nouvelle découverte sur Aristide Torchia. Il aurait vécu un temps à Prague, capitale de la magie et de l'occultisme en Europe. Il revient à Venise au pire moment, celui de l'Inquisition et de la Contre-Réforme qui traquent, chassent, brûlent sorcières, mages pour justifier leur existence. Quoi qu'il en soit, la baronne Ungern qui fraye avec le Malin par pur intérêt économique est persuadée que son exemplaire du "Livre des Neuf Portes" est aussi un faux. Seulement, il a appartenu à la Montespan avant de disparaître pour mieux refaire surface après la Terreur. Gérard de Nerval le mentionne dans un article après l'avoir aperçu chez un ami. Lequel ? Et Nerval était un ami de Dumas à cette époque ...

Drôle d'atmosphère qui se dégage du "Club Dumas" de Arturo Perez-Reverte. Dès les premières lignes de cette lecture, on sent comme un malaise, un oppression. On se doute que quelque chose se trame quelque part et que certains personnages sont des pions sur un immense échiquier, mais sans savoir exactement qui, ni pourquoi. Impression lugubre où le diable semble s'être invité à la fête. Corso, personnage central, héros malgré lui - ou anti-héros -, de ce club étrange, est un être torturé, solitaire, cynique, fréquentant les lieux interlopes et capable de recréer de mémoire les plus grandes batailles napoléoniennes. Ses commanditaires ne sont pas plus stables que lui. Loin s'en faut. Presque tous des détraqués en quête de l'original, des branques de l'exemplaire unique, des cinglés de la bibliothèque idéale et parfaite. Et tous sont prêts à n'importe quoi pour réaliser leur rêve le plus délirant, vivre leur fantasme ! Même à tuer ou à payer pour le faire. Quant, en plus,
l'imagination trop fertile de Corso s'en mêle, cela donne un aventurier des bibliothèques poursuivis par les sosies de Milady, de son acolyte Rochefort, le tout diriger par un Richelieu plus vrai que dans le roman de Dumas père. Pour couronner l'ensemble, notre reître est protégé par une jeune femme qui se fait appeler Irène Adler, résidant 223B Baker Street à Londres ! On pourrait croire - en lisant ces quelques lignes - que le démon a décidé de semer la zizanie littéraire au "Club Dumas". Et ne croyez surtout pas que ce roman est un livre facile à aborder où Corso ne serait que le d'Artagnan d'une vaste farce de mauvais goût. Ce serait très mal connaître le talent, le génie de son auteur, Arturo Perez-Reverte. Il nous entraîne, à notre corps défendant, dans une enquête, une odyssée où s'immisce Alexandre Dumas père, le diable, l'ésotérisme, les batailles napoléoniennes, la folie des hommes, la passion des livres rares et de l'histoire, les incantations latines appelant le Malin du fond des âges. Au détour, on aperçoit quelques remugles de l'Ordre Noir. Le "Club Dumas" est un thriller redoutablement intelligent qui mêle doctement érudition littéraire, historique et cabalistique pour transporter le lecteur dans une course folle et effrénée, prenant parfois la forme d'un dédale intellectuel dont on sort éreinté.

Un avis sur Rats de Biblio, d'autres sur BOB que je remercie ainsi que les éditions du Livre de Poche pour leur envoi et le plaisir que m'a procuré cette lecture haletante.

Roman Polanski s'est inspiré du "Club Dumas" pour réaliser "La Neuvième Porte" avec Johnny Depp et Emmanuelle Seigner.

1 septembre 2009

FILIATIONS

Lignes de faille - Nancy Huston - Babel Poche n°841


"Dieu m'a donné ce corps et cet esprit et je dois en prendre le meilleur soin possible pour en tirer le meilleur bénéfice. Je sais qu'Il a de grands desseins pour moi, sinon Il ne m'aurait pas fait naître dans l'État le plus riche du pays le plus riche du monde, doté du système d'armement le plus performant, capable d'anéantir l'espèce humain en un clin d'œil. [...] Je pense au paradis comme à un grand État du Texas dans le ciel, avec Dieu qui se balade sur son ranch en Stetson et en bottes de cow-boy, vérifiant que tout est sous contrôle, canardant une planète de temps à autre pour s'amuser". Ainsi parle Sol, dernier rejeton de la lignée, enfant de six ans, persuadé d'être la 8ème Merveille du Monde, au-dessus de tous les autres, imbu de sa petite personne prétentieuse. D'ailleurs, ses parents en sont eux-mêmes certains qui le laissent diriger, commander, organiser sa vie et celle de ses parents. Sol est un enfant effronté, sûr de lui, arrogant, qui a définitivement décidé que le monde était divisé en deux clans distincts : les bons d'un côté - les Américains -, les méchants de l'autre. Sol vit dans un monde à son image, violent, vulgaire, haineux, sanglant, sexuel, où seul règne la loi du plus fort. Sol est un pur produit de la société américaine du 21ème Siècle, individualiste, égotiste, vivant dans le virtuel et sans réel contact avec les autres. Une société puritaine et sécuritaire, qui s'en remet à Dieu pour chacun de leurs actes, pour s'absoudre, se déculpabiliser. "On invente chaque soir une prière différente, on peut demander à Dieu d'apporter la paix en Irak et de faire en sorte que les Irakiens croient en Jésus, ou on peut avoir une pensée spéciale pour la santé et le bonheur de nos proches, ou on peut remercier Dieu de nous avoir donné un si beau quartier où habiter". A trop lui répéter qu'il est doué, intelligent, celui-ci est persuadé de sa supériorité et d'être l'égal de Dieu sur Terre. Personne ne doit lui faire de remarques, encore moins de reproches, Sol est l'enfant roi ! Ses parents ont érigé un autel à sa gloire et sa mère est la vestale de ce temple païen. Même si Sol ne comprend pas tout à six ans, il possède des pouvoirs divins.

Randall, le père de Sol, a six ans en 1982. Petit garçon calme et insouciant, il aime ses parents pour ce qu'ils sont et tout ce qu'ils lui transmettent quotidiennement. Il se souvient des disputes homériques entre son père et sa mère concernant les Juifs. Sadie avait tellement tenu à se convertir pour son mariage que Randall était aussi devenu juif. "M'man s'intéresse beaucoup plus à la question que p'pa, ce qui est un comble parce que c'est p'pa qui est né juif alors que m'man est née goy et a insisté pour se convertir lors de leur mariage. P'pa s'en fout de la religion mais il était si amoureux de m'man qu'il a accepté tout le cirque de la cérémonie et du coup moi
aussi je suis juif parce que ça vient de la mère, même si elle est née goy". La seconde pomme de discorde dans la famille, c'est Erra, la grand-mère chanteuse à succès. Randall l'aime particulièrement parce que tous deux possèdent la même tâche de naissance, signe d'appartenance à la même descendance. Cela les rapproche plus encore, leur donne une complicité que Randall n'a pas avec Sadie, sa mère. Parce que celle-ci est plus préoccupée par ses recherches historiques sur le Lebensborn que par sa famille. Randall se sent négligé, relégué loin derrière ses livres, ses cours, ses conférences, ses voyages d'étude. Lors d'un séjour en Israël, Randall tombera amoureux de Nouzha la palestinienne qui n'a qu'un désir à neuf ans, celui de reprendre la terre volée par les juifs à son peuple. Il lui est difficile d'assimiler ces histoires de peuples qui revendiquent un même territoire et sujet de fâcheries entre ses parents.

En 1962, Sadie a six ans et vit chez ses grands-parents maternels parce que sa mère - Erra - ne peut s'en occuper correctement. Trop de travail, trop de déplacements, peu de temps à consacrer à une enfant de cet âge. Sadie se sent sale, parce que bâtarde et le signe de cette souillure indélébile, c'est une tâche sur la fesse gauche. "Maman a un grain de beauté au creux de son bras gauche et elle n'en n'a pas honte parce que ce n'est pas un endroit honteux mais pour moi, le fait de l'avoir sur ma fesse est comme une preuve de ma souillure, on dirait que je me suis mal essuyée en allant aux toilettes et que j'y ai laissé un bout de caca par erreur, c'est la marque de l'Ennemi qui a présidé à ma naissance [...]". Sadie passe son temps à rêvasser, à être dans la lune pour oublier vie terne et sans intérêt. Elle se sent terriblement seule parce qu'elle n'a pas d'amies. Pour combler cette solitude pesante, Sadie s'oublie dans la lecture. Là, elle peut réinventer son existence et se trouver un réel talent.

1944, Kristina rêve d'être la Grosse Dame du Cirque dans une Allemagne en pleine déroute. Elle se pose tout un tas de questions sur l'existence de Dieu, sur la vie, la mort, la guerre. L'anniversaire de ses six ans ne sera pas une fête, mais une veillée funèbre à cause de la mort de Lothar - son frère aîné - sur le front de l'Est. Ce qui permet à Kristina d'oublier cet ordinaire rempli de peurs, d'angoisses, c'est le chant, la musique et le piano avec son grand-père. Car Kristina possède une voix d'ange. Elle chante haut et juste dont elle tire une grande fierté. Elle transcende ainsi les horreurs qu'elle vivra en cette fin de règne apocalyptique.

A travers quatre générations d'une même famille, Nancy Huston nous raconte dans "Lignes de faille" la société vue par Sol, Randall, Sadie et Kristina à six ans. Vision enfantine d'un monde d'adulte sans pitié qui bouge, change, évolue, se transforme
avec - à chaque lignée - les non-dits, les souffrances, les appréhensions, les dissensions accumulées par la génération précédente. S'ouvrant sur le dernier descendant de cette filiation - Sol - Nancy Huston en fait un enfant du 3ème Millénaire, individu méprisant et méprisable, qui se repaît d'images agressives banalisées par la télé et Internet. "Lignes de faille" s'achève par Kristina - l'arrière-grand-mère - enfant du chaos dans une Allemagne dévastée, anéantie. C'est une petite fille qui vit ces événements tragiques avec un œil affûté, aiguisé. Sa voix l'aide à transgresser les atrocités de cette période et à oublier ce qu'elle voit, vit et entend tous les jours. C'est par Erra, Kristina, Klarysa que l'histoire de ce roman se clôt, parce que c'est aussi par elle que tout commence, fil d'Ariane permettant de remonter l'histoire de cette famille jusqu'à sa source sans se perdre dans ses méandres. "Lignes de faille" est un roman polyphonique qui raconte la guerre, l'amour, la mémoire, la fidélité aux idées. A travers ces quatre générations, Nancy Huston nous parle de la violence et de la barbarie du monde, dans une langue belle et simple à la fois, comme une vision d'enfant. C'est un de ces romans que le lecteur a du mal à oublier une fois terminer la dernière ligne et qui reste longtemps imprimé en mémoire.

Livre lu dans le cadre du


D'autres avis sur ce superbe roman sur Biblioblog, de Fibula, de Tamaculture, de Papillon, de Clochette, de Anne-Sophie, de Lily, de Emeraude, de Estelle, de In Cold Blog, de Elfique, de Anne, d'autres encore sur BOB ...