13 août 2011

LE PLETZL AU COEUR DE PARIS

  • Rue des Rosiers : une manière d'être juif - Jeanne Brody - Autrement Éditions


L'ouvrage de Jeanne Brody s'ouvre sur la parole de quelques habitants de la Rue des Rosiers. Tout le monde sait que la parole libère, que les mots ont tout leur poids quand les ombres du passé font surface pour faire souffrir et ressentir l'absence des disparus. La Rue des Rosiers, c'est un peu comme la rue Kroshmalna à Varsovie, Josefov à Prague, Lower East Side à New York ou Méa Shéarim à Jérusalem, lieu de convergence de tous les Juifs arrivés en France, concentration de toute l'immigration des communautés Ashkénazes, Séfarades ou Orientales. Que l'on vienne d'Alsace, de Pologne, d'Allemagne, de Russie, d'Algérie, du Maroc, de Turquie ou de Tunisie, ce quartier est un Pletzl - petite place - sorte de Shtetl niché, caché, tapi dans Paris. Ainsi, pour le rédacteur en chef de "L'Arche", le square des Vosges appartient à son origine profonde, à ses racines. "Je suis un enfant de la rue des Rosiers ; je suis un enfant de la place des Vosges ; dans une certaine mesure mon père était un enfant de la rue des Rosiers et moi je suis un petit-fils de la rue des Rosiers. Alors tout ça compte ! Et si je ne pouvais plus m'y promener j'aurais un manque tragique, terrible ! La rue des Rosiers, c'est une manière d'être juif, de se mouvoir juif, l'endroit où les juifs vivaient, mes souvenirs !".

Bien sûr, il y a encore et toujours la sempiternelle rivalité entre les Juifs d'Europe de l'Est et centrale - ashkénazim -, et ceux d'Europe de l'Ouest, séfaradim ! Entre ceux s'exprimant en yiddish et ceux n'en comprenant pas le moindre mot ; entre ceux vivant dans la stricte obédience religieuse, et ceux l'adaptant à leur manière de vivre. Mais pour beaucoup, la Rue des Rosiers "C'est le quartier le plus pourri ! C'est le quartier où je vis et c'est le seul où je vivrais !".

La Rue des Rosiers n'est pas à proprement parler un quartier juif comme Montmartre ou Belleville l'ont été. Il est Le quartier juif enfoui au cœur de Paris par excellence. Ici se côtoient le riche et le pauvre, l'intellectuel et le manuel, le Hassid et
l'orthodoxe, le Juif libéral et le Loubavitch, sans parler des goys intégrés dans ce métissage. De ce melting pot social, culturel, cultuel, de ce brassage inter-ethnique, de ces miscellanées hétéroclites et parfois explosifs, a jailli un quartier atypique et singulier, vivant, remuant, vibrant, étourdissant où chaque civilisation a laissé sa trace. "Il ne s'agissait pas de couches pétrifiées, mais de traces bien vivantes - de personnes et de commerces existant côte à côte : des Juifs et des non-Juifs, de vieux artisans de province, des petits commerçants nés au début du siècle dont les parents étaient paysans, des représentants de presque toutes les vagues d'immigration. Toute son histoire était encore visible, inscrite sur les pavés, sur les façades des immeubles et sur les visages de ses habitants".

Pour qui ne connaîtrait pas encore la Rue des Rosiers et son foisonnement
communautaire et spirituel, sa ferveur religieuse, je ne saurais conseiller de (re)voir "Rabbi Jacob" pour l'atmosphère, ou encore d'écouter les sketches de Popeck pour l'humour juif mâtiné de l'accent yiddish bien appuyé ! Passer ces poncifs habituels, vous y rencontrerez un univers propre à cet arrondissement situé au centre de la capitale où le temps semble inexorablement suspendu depuis des décennies, voire des siècles parfois.

Dans "Rue des Rosiers : une manière d'être juif", Jeanne Brody nous fait vivre les bruits de la rue, entendre les murmures des prières dans la synagogue, à l'oratoire du coin ou derrière ses rideaux, à l'abri. Elle nous fait écouter les silences - lourds et pesants comme ces absents éternels que l'Histoire a engloutis sans jamais réussir à les faire oublier, encore moins disparaître -, et ceux imposés par le rythme de la Foi. Parce que dans cette Rue des Rosiers, c'est 5 000 ans de Judaïsme qui vibre à travers chaque habitant authentique, surprenant, déconcertant, curieux, cocasse, drôle, émouvant, extravagant. Ici, c'est tout à la fois la recomposition d'un Ghetto d'Europe centrale, d'un Mellah d'Afrique du Nord, que vous retrouverez dans chaque visage rencontré, dans chaque façon de vivre sa judaïté, dans chaque accent, mot ou intonation. Et que dire des odeurs, des saveurs de la cuisine, quand les parfums des épices orientales viennent subtilement se mélanger aux beygels chauds, quand le couscous rivalise avec le cholent !

Évidemment, dans "Rue des Rosiers : une manière d'être juif", l'histoire de la 2ème Guerre mondiale tient une place notable, de par son poids dans la mémoire des
lieux, des murs, dans les souvenirs mêmes de ses habitants. Ici, chacun est un pan de la réminiscence, de la souvenance de ce douloureux passé qui a failli engloutir un peuple. Mais ce serait réduire la chronologie de cette communauté juive de Paris si pittoresque, qui se maintient à cet endroit depuis le 12ème Siècle ! Elle fait partie d'un grand Tout qui appartient à cette collectivité, et dont la Rue des Rosiers est l'épicentre. "Face aux grands bouleversements sociaux tels que les pogroms et les guerres, les juifs n'ont trouvé que le yiskerbuh, le "livre de souvenir", comme moyen de ne pas perdre le lien avec le passé. Ces livres, écrits spontanément par les membres de plusieurs centaines de communautés disparues aujourd'hui, sont bien sûr une forme de qaddish collectif écrit".

Pour ceux et celles qui s'en souviennent, et pour les curieux, je vous mets une vieille chanson de Mort Shuman - Brooklyn by the sea. Les paroles racontent, elles aussi, un peu l'atmosphère de ces quartiers juifs ...




236 - 1 = 235 livres dans ma PAL ...

11 commentaires:

Michel a dit…

Pour moi la rue des rosiers, c'est principalement la boulangerie jaune !

ma Souris ne peux résister au gateau au fromage blanc ! et moi au pain au pavot

emmyne a dit…

J'aime bien cette collection des éditions Autrement. Ton billet précis fait honneur à ce titre. Le principe du Yiskerbuch est impressionnant. Il a permis à de nombreuses personnes des retrouver leurs racines malgré la diaspora.
( dans son roman " Une prière pour Nacha ", Frédéric Brun - l'auteur de " Perla " - y fait souvent référence. Ces livres en deviennent son dernier recours généalogiques et lui permettent de donner corps à sa filiation juive que sa mère, rescapée, ne lui a pas transmise. )

Dominique a dit…

Cette collection est super aux éditions autrement et le sujet tout aussi intéressant
je suis très sensible à ce type de livre et donc j'ai noté la référence
C'est un lieu où j'aime flâner quand je vais à Paris et un repas chez Marianne est un incontournable.

Bénédicte a dit…

un très bel article sur ce livre que je note

Aifelle a dit…

Le hasard fait bien les choses, je suis passée rue des Rosiers samedi et j'ai cherché un livre sur le quartier, sans rien trouver qui me convienne vraiment. Je note celui-ci. Et depuis le temps que je connais cette rue, je déplore à chaque fois de la trouver de plus en plus grignotée par la communauté gay et les boutiques branchées. J'aimais tellement l'ambiance "Europe de l'Est" d'avant.

Nanne a dit…

@ Michel : Merci pour ce détail important concernant la boulangerie jaune et les délices que l'on peut y trouver ;-D Dès que je passe à Paris, j'y fais un saut et j'achète un gâteau au fromage blanc et un pain au pavot ! J'en salive par avance ....

@ Emmyne : Doublement merci à toi aussi pour ces précisions relatives au Yiskerbuch dont cet ouvrage parle ... C'est en effet assez rare, même dans la littérature juive, qu'il y soit fait référence. Et je note bien les deux ouvrages de Frédéric Brun qui en parle dans son 2e roman familial. Ce principe de conserver par écrit, de génération en génération, l'histoire me semble être un élément capital de la préservation mémorielle. Et cela m'intéresse beaucoup ...

Nanne a dit…

@ Dominique : Je retiens l'adresse de chez Marianne pour y prendre un repas dès que je passe par Paris, juste pour le plaisir de me poser dans ce quartier qui se réduit maintenant comme peau de chagrin ! Cet ouvrage est un extrait de la thèse de son auteur, et c'est aussi un très bel hommage à ces quartiers communautaires qui ont su conserver leur patrimoine mémoriel intact ... C'est un livre captivant !

@ Bénédicte : Merci pour ton compliment qui me touche toujours. Pas facile de donner envie de lire ce type d'ouvrage entre histoire sociale, anthropologie et ethnologie sociales ... Mais si tu le trouves, plonge-toi dans cette lecture émouvante et évasive aussi !

Nanne a dit…

@ Aifelle : Il me semble que tu pourrais y trouver ton bonheur en lisant cet ouvrage. Il date des années 1980, mais je pense qu'il est encore d'actualité, puisque l'auteur constate aussi l'évolution de ce quartier typique du cœur de Paris ... Mais il y a aussi l'aspect communautaire avec l'ensemble des cultures ashkénazes, séfarades et orientales qui est bien traduit ! Un ouvrage à lire avant de retourner Rue des Rosiers ;-D

emmyne a dit…

Alors voici d'autres précisions : Yiskerbuch est un mot yiddish ( langue très proche de l'allemand - et Yizkor en hébreu signifie souvenir ). D'après ce que je sais, le principe n'est pas réellement la mémoire familiale de générations en générations mais plutôt le souvenir des morts et par extension préserver la mémoire des communautés qui furent victimes d'extermination. C'est pourquoi on le retrouve pour les shtetls askhénazes ( et donc en yiddish ). Après la Shoah, c'est une volonté de mémoire d'un monde disparu ( Europe de l'Est et Centrale ) mais aussi de solidarité afin que les survivants retrouvent leurs racines, leur identité, leur histoire aussi. Ce sont des témoignages qui ont permis notamment de retrouver la trace de gens raflés et déportés.
La mémoire et le respect aux aînés disparus sont des aspects fondamentaux de la spiritualité juive.

J'aimerai beaucoup me promener en ta compagnie lorsque tu viendras te promener à Paris.

Nanne a dit…

@ Emmyne : Merci beaucoup pour tant de précisions concernant le principe du Yiskerbuch que je ne connais que très vaguement. Ce "livre des souvenirs" perpétue donc la mémoire des disparus, et qui aide les survivants et leurs descendants à retrouver leurs traces, leurs histoires personnelles sans qu'il y ait coupure en raison du vide laissé par la Shoah. Je vais essayer de trouver d'autres éléments parce que je suis vraiment très intéressée par ce concept.

C'est promis, dès que je viens à Paris, je te préviens et on se fait une belle promenade à travers cette ville magnifique !

Nacira menadi a dit…

Bonjour,
j'ai vécue au 27 rue des rosiers , les années soixante... mes souvenirs sont intacts, un quartier très particulier, le village, ou toute personne de passage tombait amoureuse de cette ambiance ramenée d'Afrique du nord, pour les uns, deux communautés de juifs, les accents et comportements clinquants des uns en bons méditerranéens, et la discrétion des autres accent yddish. Nous étions une famille Maghrébine Algérienne, qui vivions en parfaite harmonie avec nos voisins et amis juifs. l'arabe était la langue prédominante à l'époque après le départ de nombreux juifs d'Afrique du nord... nous fêtions toutes les fêtes juives, les Musulmanes également bien sûr, ainsi que Noël et les fêtes Chrétiennes... ce mélange de culture, poussait à une entente des plus parfaite, à la curiosité de découvrir l'autre. Nous nous aimions comme une grande famille, les uns soutenant les autres lors de deuils, et partagions les joies aussi, mariages, circoncision et Bar mitzvah. Une époque de fraternité, de douceur de vivre malgré une époque difficile côté économique, nous nous entendions à merveille, en humains cela nous suffisait... la rue des rosiers, fut et ne sera plus... en tout cas plus jamais comme avant, elle a perdu son âme d'antan hélas... madame Journo, Mr et Mme Benchétrit de la rue des écouffes, Lévy, Ahyot, Berdah etc... pour certains paix à leurs âmes.