- Je suis un écrivain Japonais - Dany Laferrière - Grasset Éditions
Un écrivain poussé d'écrire son prochain roman par son éditeur se voit dans l'obligation de lui donner au moins le titre pour preuve de son travail, à défaut du thème. Il décide donc de titrer son futur ouvrage « Je suis un écrivain japonais », sans même avoir approfondi un seul instant le contenu de son livre. Dès lors, son entourage va lui demander pourquoi ce titre pour le moins excentrique. Surtout que l'auteur ne connaît rien du Japon, et qu'il n'a rien d'un asiatique, puisque c'est Dany Laferrière, d'origine haïtienne ! Le fait d'avoir décidé de sa nouvelle identité intellectuelle développe tout un tas de tracas, dont la première qui lui vient immédiatement à l'esprit, la réaction de sa mère vieillissante. Elle qui aurait tant aimé que son fils fasse un métier plus rassurant que celui d'écrivain ! « Ah oui, je n'y avais pas pensé, comment vont-ils prendre là-bas le fait que je sois devenu un écrivain japonais ? Je regarde le saumon se durcir tranquillement. Je finis toujours par lui refiler mon angoisse. Et je devrais encore manger du saumon angoissé. Je ne sais même plus si l'angoisse vient du fait que j'envisage d'écrire un nouveau livre ou de devenir un écrivain japonais. D'où l'interrogation fondamentale : C'est quoi un écrivain japonais ? Est-ce quelqu'un qui vit et écrit au Japon ? Ou quelqu'un né au Japon qui écrit malgré tout (il y a des peuples qui sont heureux sans connaître l'écriture) ? Ou quelqu'un qui n'est pas né au Japon, ni ne connaît la langue, mais décide de but en blanc de devenir un écrivain japonais ? C'est mon cas. Je dois me le rentrer dans la tête : je suis un écrivain japonais. Du moment que je ne sois pas cet écrivain nu qui pénètre dans la forêt des phrases avec un simple couteau de cuisine ».
Mais écrire que l'on est un écrivain japonais est une chose, le devenir est une tout autre affaire. Bien plus complexe. Comment vit un Japonais, chez lui ou à l'étranger ? Comment se comporte-t-il ? Que pense-t-il ? Que lit-il ? Qui est-il concrètement ? Changer de peau, d'éducation, de mode de pensée, d'être, se métamorphoser moralement en Japonais, voilà ce que souhaite l'auteur. Adolescent, il avait bien lu Mishima, mais sans forcément comprendre tout ce qu'il y avait de coutumes, de puissance évocatrice autour de la tradition dans l'ensemble de ses œuvres. Il ne s'était pas senti de communauté d'esprit particulière avec un des plus grands auteurs classiques japonais. A cinquante ans, sur un coup de bluff pour épater son éditeur, il en décide autrement. Et de s'intéresser de près au poète de haïkus Basho. « Je suis en train de suivre les péripéties de Basho à la recherche de la barrière de Shirakawa dans un métro en mouvement à Montréal. Tout bouge. Sauf le temps qui reste immobile. Trop absorbé par tous ces télescopages de temps et ces croisements d'espaces pour m'intéresser à cet entourage immédiat. Sauf cette fille en face de moi qui me regarde sans sourire. Longue et mince. Des yeux noirs – un trait de pinceau. Elle doit s'appeler Isa. Dès que quelqu'un traverse mon champ de vision, il devient un personnage de fiction. Aucune frontière entre la littérature et la vie. Je replonge dans mon livre ».
Et pour se plonger dans l'ambiance underground de la société japonaise au Canada, l'auteur va observer Midori et sa petite cour. Midori, star du « Café Sarajevo », nymphette manipulatrice prenant un plaisir pervers à semer le trouble parmi sa bande d'amazones. Se sachant désirée et désirable, Midori tire les fils des sentiments de Eiko, Noriko, Fumi, Hideko, Haruki, pour mieux se les assurer. Toutes les jeunes filles japonaises ressemblent peu ou prou à Midori, archétype de cette jeunesse nippone prise entre conservatisme et avant-gardisme. Et voilà que tout à coup le consul du Japon à Montréal – M. Mishima – s'intéresse de près à l'écriture de cet étonnant roman. Il est même prêt à organiser un séjour à Tokyo pour aider l'auteur à s'imprégner de la vie et de l'atmosphère japonaises, si singulières pour un occidental. L'auteur s'insurge, crie à l'indépendance littéraire, dit qu'il n'y aura de japonais dans son futur roman que le titre. Rien d'autre. Cette nationalité spirituelle ne lui apportera pas que des avantages.
Avec « Je suis un écrivain japonais », Dany Laferrière renoue avec le style romanesque pour le plaisir du lecteur qui se délecte de sa verve et de son humour. Auteur haïtien, émigré au Canada en raison de la politique dictatoriale de Duvalier et de ses Tontons-macoutes, il exprime dans cet ouvrage la notion de transnationalité, de transculturalité des écrivains en général. En lançant un jour où son éditeur le pressait de lui donner l'idée de son prochain livre ce titre pour le moins inattendu, Dany Laferrière décrète - de fait - son changement de nationalité littéraire. Il ne sera plus l'écrivain caribéen écrivant en français et exilé au Canada, comme l'exige le diktat du monde littéraire. Il prouve que par le seul pouvoir d'un titre lancé à l'emporte-pièce – comme une boutade ou une provocation – il peut aussi questionner le lecteur sur l'identité réelle ou supposée d'un intellectuel. Faut-il être du pays dont on est issu pour bien écrire sur lui, connaître ses mœurs et ses coutumes, apprécier sa culture ? Un auteur doit-il se laisser cataloguer d'anglophone, de francophone, de caribéen, sous le seul prétexte qu'il est né dans un pays anglo-saxon, en France, aux Caraïbes ou ailleurs ? Au-delà de ce titre incongru, Dany Laferrière pousse la réflexion sur la notion même de nationalité. En descendant plusieurs fois par jours acheter un souvlaki pour apercevoir Helena, serveuse au « Zorba », il se sent Grec et en communion intellectuelle avec Platon et Socrate. Au « Dog Cafe », il commande un hamburger, seul plat lui assurant l'anonymat dans ce lieu de la culture culinaire nord-américaine. A cet instant, il est Canadien d'adoption. Et ainsi de suite. « Je suis un écrivain japonais » est un roman débordant d'humour, de dérision et désopilant. Sous ses aspects superficiels, Dany Laferrière revient sur l'internationalité de l'écrivain dont la fonction est de raconter, de dire, de dénoncer parfois, d'instruire, de grandir ceux qui le lisent. C'est un roman réjouissant dans un contexte de mondialisation où le concept de citoyenneté est plus que jamais débattu.
Ce drôle de roman a été lu dans le cadre du Blogoclub de juillet
11 commentaires:
Effectivement, cela me parait être un curieux roman, différent de ce qu'il a écrit par ailleurs. Je note le lien vers ton billet !
Bon week-end Nanne !
J'ai fait plusieurs essais de lecture des romans de Laferrière et je n'ai jamais accroché mais ....la lecture récente de son récit sur l'exil m'a enthousiasmé, il faut que je refasse un essai et ce titre là me parait judicieux
J'ai décidé de ne pas participer à cette session-ci. Ce roman ne me tente pas du tout.
Ma bibli ne possédait pas le livre choisi pour ce blogoclub, mais je n'ai pas abandonné l'idée d'en lire un autre : ton billet montre que je pourrais me laisser tenter quand même!
Il a l'air curieux comme ouvrage. Quelque part ça me pousse à le noter même si sa lecture ne se fera pas tout de suite.
@ Sylire : C'est effectivement un roman pour le moins curieux, entre rêve et réalité, un brin surréaliste ! Mais j'ai bien aimé cette première rencontre avec un auteur pour le moins singulier ... Et assez différent de ces autres romans, d'après ce que j'ai vu à la bibliothèque et sur les blogs. Mais je vais continuer mon introspection dans son œuvre ... Merci pour le lien.
@ Dominique : Ce roman sort des sentiers battus et j'avoue avoir été agréablement surprise. Mais il faut se laisser porter par son écriture parfois débridée et un brin onirique ... C'est un grand auteur à l'imaginaire fertile et foisonnant ! J'ai prévu de lire "L'énigme du retour" qui est à la bibliothèque pour m'en faire une certaine opinion. Après, je verrai ...
@ Manu : Je comprends très bien ta volonté, parce que c'est un auteur atypique. J'ai crains au début de ma lecture de ce roman, et en me laissant aller, je l'ai lu en moins de trois jours ... Et j'en suis ravie ;-D
@ Keisha : Pareil pour moi en ce qui concerne la bibliothèque. Mais je n'ai pas voulu renoncer parce que j'avais envie de découvrir un auteur que je ne connaissais que de nom et de réputation ... Les médias en avaient beaucoup parlé lors de son prix Médicis en 2009 avec "L'énigme du retour" et j'étais plutôt intriguée par le personnage ! Mais ce roman est plein d'humour tout en parlant d'un sujet sérieux autour de l'identité culturelle d'un écrivain.
@ Belle de nuit : Il est curieux, mais je suis presque sûre que cet auteur te plairait ! Il écrit très bien, c'est très poétique, très allégorique, plein d'humour et de sensibilité ... C'est un auteur à découvrir vraiment, au moins à tenter une fois ;-D
Il ne faut désespérer de rien et je crois avoir enfin trouvé de quoi dépasser mon impression mitigée au sortir des "Après-midi dans fin"! Ce titre de Laferrière me parait très séduisant. Je crois que je vais faire un nouvel essai avec celui-ci, car les passages que tu cites sont proprement désopilants.
@ Cléanthe : C'est le premier roman que je lis de cet auteur, et j'avoue avoir été séduite par le titre ! Je ne l'ai pas regretté un instant, parce qu'il se lit très vite et facilement ... Je pense que tous ces livres ne sont pas identiques et celui-ci est plutôt atypique pour ceux et celles qui le connaissent mieux. Il y a quelques passages un peu surréaliste, entre rêve et réalité. Mais, dans l'ensemble, c'est très plaisant et donne envie de continuer à le découvrir.
Ca fait un moment que j'ai envie de découvrir cet auteur. je note ce titre !
@ Marie : C'est le premier roman de Dany Laferrière que j'ai lu et celui-ci est apparemment différent de l'ensemble de son œuvre ... Et comme cet auteur me plaît, j'ai décidé de récidiver avec d'autres titres !
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