6 septembre 2010

LE DECLIN DE L’EMPIRE INDIEN

  • Les derniers flamants de Bombay – Siddharth Dhanvant Shanghvi – Des 2 Terres Éditions

Karan Seth, jeune photographe au talent incontestable à « l'India Chronicle », se voit dans l'obligation de réaliser un reportage sur Samar Arora, pianiste surdoué et concertiste virtuose, qui avait subitement stoppé sa carrière internationale à vingt-cinq ans sur un coup de tête. « Un soir à Boston, il s'était levé en plein récital et avait quitté la scène sous les yeux de son public médusé. Il expliqua plus tard qu'il était sorti prendre l'air … et que, brusquement, « la musique s'était tarie ». Dans l'impossibilité de tirer un trait définitif sur le virtuose, les critiques américains ne prirent jamais sa retraite au sérieux, croyant qu'il préparait un come back. Mais Samar résilia le bail de son appartement en enfilade de Brooklyn, boucla ses bagages et rentra à Bombay, où il acheta le dernier cottage du front de mer à Worli ; désormais il y vivait, des droits que ses disques lui rapportaient tous les ans ». Depuis, plus personne n'avait d'informations crédibles le concernant. Il avait été jusqu'à virer son agent pour ne plus être dérangé. Il se murmurait qu'il vivait en ermite au bord de la mer, et lorsqu'il sortait, la jet set de Bombay se réjouissait de ses frasques et en parlait des semaines durant.

C'est au « Gatsby », lieu branché de la mégapole indienne où il fait bon se montrer pour qui veut jouir d'une bonne cote de popularité auprès les médias qui comptent, que Karan seth captera les premiers clichés de son modèle improvisant une partie endiablée de claquettes sur le comptoir du bar. C'est grâce à la beauté de ces photos que Samar sera séduit par la qualité du travail d'artiste de Karan Seth. En l'invitant chez lui pour réaliser une série de portraits personnels, le jeune photographe fera la connaissance de Leo, écrivain américain - amant de Samar -, et de Zaira, actrice sulfureuse et célèbre de Bollywood. Par-delà ces personnages fantasques – enfants gâtés de l'Inde moderne – ce qui attire particulièrement le photographe, c'est la ville elle-même. Bombay l'électrise, l'enfièvre, le happe, l'enthousiasme, l'ébloui. Il veut à tout prix collationner un maximum d'images, de couleurs, d'ambiances, de paysages, d'impressions de cette ville tentaculaire, démesurée, monstrueuse et vorace avant que le Bombay de l'ancien temps ne disparaisse sous le béton des agents immobiliers qui veulent la transformer en cité occidentalisée et kitsch à la manière de Bollywood. « - Quand j'ai été engagé par India Chronicle, je me suis demandé : pourquoi les gens affluent-ils dans cette ville ? Bombay est laid et sale ; hors de prix ; ses charmes sont limités. Mais après y avoir passé quelques semaines à peine, j'ai su que j'avais trouvé mon chez-moi. Il y avait bien quelque chose qui attirait les gens ici, dans cette mégapole et pas ailleurs. J'ai remarqué, par exemple, que tout le monde y fuyait la solitude ; c'était évident dans les trains, dans les rues, dans les temples, aux premières des films. – Mais la plupart des gens ne font pas autre chose dans toutes les villes du monde à n'importe quel moment donné, objecta Samar. – C'est vrai, mais ils le font différemment à Bombay. Sans la distraction de la beauté, sans la consolation de l'art, les gens trouvent du répit les uns chez les autres. Cela dit, une rencontre, même si elle produit des étincelles, n'est pas synonyme d'un début de relation. A Bombay, les gens se parlent peu, ils ne se touchent guère, ils se dévisagent comme des soldats, blessés, vaillants, dingues ».

Pour mieux comprendre l'atmosphère singulière de cette ville composite et bigarrée, Kaira incitera Karan à visiter Chor Bazaar, vaste marché aux puces où tout se vend et où tout s'achète, pour y dénicher un fornicateur de Bombay. Armé de son Leica, Karan découvrira un monde et un environnement uniques propres à l'idée qu'il se fait de cette ville indienne. Au cours de ses déambulations parmi le peuple de Bombay, Karan fera la connaissance de Rhea – artiste ayant interrompu une brillante et prometteuse carrière pour se consacrer à son couple – qui fréquente ce quartier pittoresque et coloré à la recherche de son inspiration. En voyant ses superbes instantanés dans « India Chronicle », Rhea lui propose d'immortaliser les flamants de Sewri condamnés à disparaître, comme le Bombay actuel, ou à s'adapter à leur biotope. « Karan n'avait jamais rien vu de semblable aux vasières de Sewri : sur cette vaste étendue criblée de cratères, d'immenses mares emplissaient les creux des ondulations de la terre saturée d'eau. Cela lui rappela les premières photos du sol lunaire. Dans la douce lumière d'un jour nouveau, des flamants jusqu'à l'horizon, sur leurs échasses, avec leurs grosses mandibules inférieures et leurs grandes ailes aux plumes dentelées, rose fébrile à la pointe ; avec leurs becs recourbés en crochets de pirate, ils perçaient avec diligence le limon et piochaient des algues ».

« Les derniers flamants de Bombay » ou la description d'un Inde quelque peu éloignée des clichés que l'on nous vend sur papier glacé. Dans son deuxième roman, Siddharth Dhanvant Shanghvi nous raconte la vie, le quotidien, d'une cité gigantesque aux allures de pachyderme passif et atone qu'est Bombay. Mais cette inertie, cette paresse n'est qu'apparente, de surface. En réalité, cette mégapole aux 16 millions d'habitants est prête à imploser, à éclater sous la pression de sa population venue de tous les états indiens. Elle cache en son sein, dans ses entrailles, tout un peuple qui grouille, se bat et se débat pour survivre, telle une fourmilière. A travers Karan Seth, son personnage principal, par la grâce de son Leica – œil à la sensibilité exacerbée, au regard aiguisé, affûté, à la vision macroscopique, miroir grossissant les qualités et les défauts, les bonheurs et les malheurs, les joies et les tristesses -, l'auteur relate l'Inde actuelle et celle de demain. Tous les personnages représentent une part de ce pays si mal connu des occidentaux.

Ainsi Samar Arora, excentrique, extravagant, homosexuel en rupture de ban avec sa famille qui n'accepte pas son orientation sexuelle, se noie dans le léger, le futile, l'éphémère, disparaissant pour mieux réapparaître et être admiré, adulé. Samar Arora qui craint l'oubli, dernier vrai dandy de cette Inde décadente. Et Kaira, incarnation, personnification de la star bollywoodienne qui – sous ses apparences de poupée Barbie indienne superficielle – cache une générosité, une humanité profonde et réelle. Kaira, amoureuse éperdue de Samar, devant se contenter de son amitié sincère, vraie, totale, disparaîtra tragiquement.

Car dans l'Inde de Siddharth Dhanvant Shanghvi la violence est partout présente, physique, verbale, psychique. Tout comme la corruption politique qui ronge la société. Malheur à qui tente de refuser une faveur à ses nouveaux Maharadjahs dont l'empire est construit sur le mensonge, la dépravation, le détournement, le chantage, la cupidité, la soif de pouvoir. Tous les moyens sont bons pour atteindre leurs objectifs, même tuer.

L'auteur n'élude pas les problèmes de politique intérieure qui minent l'Inde, avec la présence de partis politiques populistes et nationalistes qui veulent régenter la société en s'appuyant sur des valeurs racistes, xénophobes, sectaires où tout ce qui n'entre pas dans leur dogme est rejeté, banni, stigmatisé. Dans cette Inde émergente, la futilité, l'apparence, l'emphatique tient lieu de passe-droit. Ici comme ailleurs, on veut gagner de l'argent, beaucoup et vite. Peu importe les moyens, puisque tout n'est qu'illusion. Ne reste que la spiritualité, qui soude encore la population.

Cependant, « Les derniers flamants de Bombay » hésite sans cesse entre grandeur et insouciance. Il tangue et flotte entre deux eaux, celle de l'immersion totale dans une société âpre, dure, moderne où seuls règnent les plus forts et celle plus légère du roman à l'eau de rose bollywoodienne. C'est un peu dommage, surtout qu'en éliminant ces puérilités, « Les derniers flamants de Bombay » aurait gagné en densité, en clairvoyance, en gravité, en puissance. Ce qui aurait rendu ce roman réellement fascinant.

D'autres blogs en parlent : Biblioblog, Antigone, George Sand, Choco, Cynthia, Amanda, Keisha, Chaplum, Kathel, Caroline, Tamara, Armande, Daniel Fattore ... D'autres sans doute. N'hésitez pas à vous signaler par un petit commentaire que je vous ajoute à ce chapelet !

"Les derniers flamants de Bombay" a été lu dans le cadre d'un partenariat entre Babelio et les éditions Des 2 Terres. Je remercie chaleureusement Guillaume et Nina Salter, éditrice pour cet envoi.

15 commentaires:

DF a dit…

Merci pour le clin d'oeil! En effet, ce livre avait fait l'objet de divers partenariats (je l'ai eu via Babelio, sous la forme d'épreuves non corrigées), donc les billets furent nombreux à fleurir dans la blogosphère.

Bonne soirée... et bonne rentrée littéraire!

antigone a dit…

Je l'ai pris pour ma part comme un pur produit bollywoodien, voilà sans doute pourquoi j'étais moins déçue, même si j'ai trouvé quelques lourdeurs à ce roman.

Aifelle a dit…

Au vu des nombreux billets que j'ai lus, je préfère passer ..

keisha a dit…

Dommage que l'auteur n'ait pas gommé ses tentations "eau de rose"... je suis restée mitigée, alors qu'au départ cela me plaisait bien!

Kathel a dit…

Dans l'ensemble, ce roman m'a plutôt plu, même si j'y ai relevé certaines phrases assez maladroites ou d'un goût douteux... qui alternent avec de très belles descriptions.

Dominique a dit…

Aucune attirance pour ce billet et j'ai été échaudé à plusieurs reprises par des romans chez cet éditeurs qui ne tiennent par forcément leurs promesses

Emilie a dit…

J'ai lu trop d'avis négatifs pour avoir envie de le lire, je ne pense pas qu'il me plairait...

Nanne a dit…

@ DF : Mais de rien ! J'essaie de retrouver sur Internet tous les blogs qui parlent du même livre pour que les lecteurs se fassent une opinion plus claire et lisent d'autres avis ... C'est la différence qui ouvre l'esprit et permet la réflexion, selon moi. Pour la rentrée littéraire, on verra si elle est si bonne que cela !

@ Antigone : J'ai lu ton billet et vu tes commentaire sur certains blogs. J'ai bien compris que tu le prenais comme un ouvrage "made in Bollywood" ;-D Mais ce qui ne t'a pas dérangé dans cette lecture m'a gênée ! Personnellement, j'ai trouvé que cette partie n'apportait rien au roman. Au contraire, il s'en trouvait alourdi ... C'est dommage, car j'ai apprécié la partie politique, sociale et artistique du livre.

@ Aifelle : A mon avis, tu ne passes pas à côté du chef d'œuvre de l'année ! Il y a tant d'autres livres à lire et d'auteurs à découvrir qui te feront vibrer ...

Nanne a dit…

@ Keisha : J'ai eu le même ressenti que toi, de ce côté ! J'ai vraiment apprécié au départ et même tous les passages concernant l'existence dans Bombay, la politique indienne et la corruption, l'émergence économique et sociale de l'Inde ... Par contre, l'aspect "eau de rose bollywoodienne" n'est pas du tout passé. Et je le regrette, car cela aurait réellement donné un bon roman sur la société indienne actuelle. Mais je ne suis pas éditrice ;-D

@ Kathel : Il y a des passages d'une grande beauté littéraire, il faut le reconnaître ! On ne peut pas faire l'impasse sur certains passages douteux ou qui n'apportent aucune valeur ajoutée à l'ensemble de ce roman ... Je le regrette car le sujet de fond était vraiment bon et intéressant.

@ Dominique : Tu ne rates rien à ne pas vouloir le lire ! Je connais peu cette maison d'éditions, mais il me semblait qu'elle sortait de bon ouvrages ... Et puis, tout le monde a le droit à l'erreur ;-D

Nanne a dit…

@ Émilie : Hélas, beaucoup trop d'avis mitigés voire même négatifs ! Ce qui est bien dommage car le fond, retravaillé, aurait pu donner un bon livre sur l'Inde actuelle et sur la vie à Bombay ... Je pense aussi que ce livre ne te conviendrait pas, compte tenu de ce que tu as l'habitude de lire ;-D

Lounima a dit…

Encore une fois, tu nous régales d'un très beau billet (oui, je sais, je me répète)...
Beaucoup d'avis mitigés sur ce livre, beaucoup de négatifs et quelques uns positifs mais... rien n'y fera, je veux toujours le lire !! ;-)

Manu a dit…

Tout pareil que Kathel, j'ai réussi à faire abstraction des phrases un peu lourdes et apprécié ce roman.

Nanne a dit…

@ Lounima : Non, tu ne répètes pas et cela fait toujours plaisir à lire ;-D Il pourrait certainement te plaire, car il parle très bien de l'Inde, malgré quelques imperfections qui m'ont gênée ! Je t'envoie le roman très vite ...

@ Manu : J'aurais tellement aimé faire abstraction de toutes ces lourdeurs et ces futilités qui ont plombé ce roman qui avait un très bon thème de départ ! Personnellement, j'aurais préféré que l'auteur creuse plus la société de Bombay, l'aspect économique, social, politique de cette Inde moderne ... C'est dommage, parce que j'ai bien apprécié le début de cet ouvrage !

yueyin a dit…

Dommage, un roman sur l'Inde moderne, ça me parle bien... et finalement j'en arrive a me demander ce que sont ces passages douteux (je suis une grande curieuse) bon mais pas au point de me l'acheter non plus vu les avis mitigé. Peut être à la bibliothèque...

Nanne a dit…

@ Yueyin : C'est dommage, comme tu l'écris si bien ! Surtout que l'Inde moderne m'intéresse de plus en plus, au point de rechercher des ouvrages traitant de la société indienne ... Mais ce roman aurait été vraiment bon si l'auteur avait pu (su ?!) ôter certains passages qui n'apportent aucune plus-value à son thème de départ, qui était original. Peut-être que ces passages ne perturberont pas le plaisir de ta lecture ... Qui sait ?!