3 septembre 2010

LE SURVIVANT

  • Zimmer – Olivier Benyahya – Allia Éditions


« Je suis rentré d'Auschwitz le onze avril 1945. Je fêterai demain mes quatre-vingt deux ans. D'un point de vue strictement juif, je n'ai jamais été plus détendu qu'après Auschwitz. S'appeler Zimmer et habiter Paris après avoir été déporté là-bas, c'était quelque chose dont on ne mesure pas la portée. Ça vous avait des parfums de sainteté. Je le dis tel que je le ressens, et n'en déplaise à certains, jamais je n'aurai été plus apaisé qu'à l'époque où je suis rentré des camps. Encore que le mot apaisé me semble mal choisi. Mes nuits étaient agitées. Il y avait tout de même des choses dont je peinais à me défaire. Mais ne pinaillons pas. Il fallait s'appeler Zimmer à la Libération et flâner aux abords du Vélodrome d'Hiver en arborant un numéro à l'avant-bras. C'était quelque chose ».

Bernard Zimmer est un vieux monsieur respectable qui vit à Paris depuis toujours. Né dans le quartier de l'Opéra, il s'est installé rue du Temple après la Libération et son retour de Pologne. C'est là qu'il a connu sa femme ; là que Claude – son frère -, se cachait pendant l'occupation grâce à l'aide apportée par un couple généreux ; là encore que Zimmer a appris son métier et crée son entreprise de textile. Toute une existence pleine de remembrances dans cette rue du Temple. Et puis, pour tente d'oublier l'impossible, l'inoubliable, Zimmer a déménagé dans le 7ème arrondissement. Ici au moins, on vit tranquille, en paix, sans la présence des Arabes. Le prix du m² et la réticence des voisins dissuadent cet entourage qu'il considère inconvenante, discourtoise. « Nous y avons toujours joui de cet oubli auquel je faisais allusion, cet oubli précautionneux que nous avons appris à élever au rang d'aspiration. D'un point de vue strictement juif, le prix du mètre carré dans certains quartiers de Paris est un signe de Dieu. Le Tout-Puissant veille sur nous. Il se repent. Voilà ce que je dis à Marianne. Le prix de l'immobilier dans les beaux quartiers c'est la repentance de Dieu après Auschwitz ».

Pour lui, tout individu se doit d'être fier de ce qu'il est, ou a été. Il doit marcher la tête haute, sûr de lui, sans craindre rien ni personne. C'est un peu la raison pour laquelle il en veut aux Juifs en général. Cette volonté qu'ils ont de se fondre dans la masse, de disparaître, de devenir expert dans l'art du camouflage, tel le caméléon, indispose Zimmer. S'il le pouvait, il réglerait son compte aux Juifs aussi. Mais Zimmer préfère s'occuper du sort des Arabes pour le moment. Il en a déjà éliminé trois et compte bien ne pas s'arrêter en si bon chemin. D'ailleurs, il approuve cet humoriste noir qui se déguise en juif avec fausse barbe et papillotes pour railler le sionisme. « Grâce aux Juifs, il peut désormais parler plus librement, ne plus ennuyer les gens avec les sempiternels championnats de génocide en Afrique, il peut faire comme si ces malheureux en avaient fini de sucer les pierres ». Si ce comique noir avait vécu à l'époque de ses vingt ans, Bernard Zimmer lui aurait appris comment on s'amusait de cet accoutrement, comment on criait, on hurlait, on vociférait « Mort aux Juifs ». Les temps changent. Maintenant, les Juifs se sentent partout chez eux. Parfois, Zimmer se demande si ce n'est pas une ruse pour tous les enfermer une nouvelle fois.

De même, les goys doivent se sentir un peu coupable de ce passé pour leur offrir autant de lieux de commémoration. C'est toujours la même chose avec les goys. Ils adorent l'humour juif, le trouvent drôle, burlesque tout autant que dramatique, caricatural, plein d'autodérision, divertissant, émouvant. Et puis, alors que chacun vivait en harmonie, cette dérision ne convient plus. Tout change. Le Juif est stigmatisé. Il est décrété coupable de tous les maux, de toutes les souffrances, de toutes les crises et des dégâts faits. Le Juif est pris à parti. « Que le fait de ne plus nous trouver aussi drôles les déstabilise, que la nostalgie de l'esprit juif – cet esprit juif qu'ils appréciaient sans comprendre qu'ils se faisaient baiser – les conduise à perdre le sens des réalités. Où sont passés nos Juifs si drôles ? Où sont passés nos Juifs si bons compagnons et si pleins d'esprit et comment ont-ils pu nous faire ça ? !!, ils sont là à tituber, sont pris de vertiges, et voilà comment on se retrouve un beau jour à sucer des glaçons dans un train ».

« Zimmer » ou le parcours, le cheminement, la progression psychologique d'un individu à jamais marqué dans sa conscience par son histoire personnelle et collective. « Zimmer », premier roman d'Olivier Benyahya, où les pensées, les réflexions d'un vieil homme qui ne distingue plus la réalité de son quotidien d'un passé qui a été et qui ne passe encore pas. Au cours de ses réminiscences, Bernard Zimmer revoit son adolescence à Paris, ce qui l'a construit – ses grands-parents juifs assimilés et français, la religion -, la tolérance et un regard empreint d'humanisme vis-à-vis de l'autre. Au travers de son personnage, Olivier Benyahya nous parle de la communauté juive, de ses relations équivoques avec Israël, du sionisme, des Palestiniens, des clivages moraux, sociaux entre Séfarades et Ashkénazes. Les premiers étant vus comme des Arabes nés juifs par les seconds perçus comme de vulgaires polacs, juifs religieux stricto sensu, purs, ne souhaitant que la construction antique et biblique du Grand Israël. Mais rassurez-vous, il n'élude pas les problèmes sociaux contemporains. Par le regard acéré, aiguisé, acerbe voire même cynique de Zimmer, Olivier Benyahya attire notre attention sur la situation dramatique et inextricable des banlieues, de l'immigration, de tous ceux que les différentes politiques ont cantonnés dans ces lieux – nouveau ghetto aux murs psychologiques souvent difficiles à faire tomber – pour les contingenter, les maintenir, les oublier. Bien sûr, il y a l'insécurité, la précarité, la peur de l'autre. Six millions de musulmans contre six cent mille juifs, comment lutter pour se préserver ? L'histoire est une roue infernale qui tourne inlassablement et broie quelque peu la mémoire de certains. Les craintes d'aujourd'hui sont-elles les terreurs d'hier ? Faut-il s'exiler, fuir de nouveau à New York ou Tel Aviv en raison d'un regain d'antisémitisme ? On use et abuse de ces poncifs pour faire revenir les plus dociles au bercail, en Israël. Mais Zimmer ne partira pas là-bas. De même qu'il n'est jamais revenu en Pologne. C'est un homme mentalement et intellectuellement mort qui persiste à vivre à travers ses souvenirs. Dans un texte court – soixante-dix pages – à l'écriture âpre, pertinente, percutante, l'auteur nous fait pénétrer l'âme et les considérations d'un individu à jamais détruit, terrorisé, mortifié par son expérience de la vie qui n'a été qu'un vain combat contre ses propres démons. Récit elliptique sur la résilience, sur cette difficulté de re-naître après un tel cataclysme humain, Olivier Benyahya nous fait prendre conscience que toute réparation, résurrection, guérison est un événement précaire, fragile, instable qui peut se déliter, basculer à tout instant. « Je vous donne mon holocauste. Je vous le donne de bon cœur. Et je vous souhaite la mort ». L'essence même de « Zimmer » est contenue dans ces quelques phrases. Édifiant !

"Zimmer" d'Olivier Benyahya a été lu et chroniqué dans le cadre des



11 commentaires:

Aifelle a dit…

Au départ, j'ai cru que tu nous parlais d'un vrai témoignage. Comme d'habitude ton billet est très complet (j'admire !). Ce que tu dis de ce texte et les extraits me le fait noter. On en a pas fini avec les traces de cette monstruosité dans les mémoires ..

Dominique a dit…

A l'inverse d'Aifelle le côté "roman" me rend méfiante, ils sont rares les romans sur ce sujet qui ne tombent pas dans la caricature
J'ai le sentiment d'une très grande ambiguité dans les propos du personnage et le ton me gêne, j'ai l'impression que tu es plus surprise que conquise ?

Belledenuit a dit…

Tout comme Aifelle, je pensais au départ que c'était un témoignage mais finalement, comme Dominique, le côté "roman" me rebute un peu. Quelque chose n'accroche pas avec moi (malgré ton très bon article, comme d'habitude ;) ) Du coup, je vais attendre de lire d'autres avis dessus avant de me décider : lire ou le laisser de côté. J'en profite pour te souhaiter un bon week-end :D

L'or des chambres a dit…

Les mêmes hésitations que Dominique... De toute façon impossible de noter un nouveau titre pour l'instant... Mais comme le dit Belle de nuit, tes très bons billets font que c'est toujours un plaisir de te lire... Bon week end Nanne, bises

Nanne a dit…

@ Aifelle : C'est un drôle de roman, plutôt ambigu, cynique, caustique autour de l'Holocauste ! On ne sait plus très bien à la fin si l'on doit rire (jaune) ou si l'on fait la grimace ... Dans tous les cas, l'écriture est percutante et singulière ! A tenter. Je peux te l'envoyer si tu veux le lire.

@ Dominique : Plus que surprise, j'ai été très interrogative quant au ton employé par l'auteur ! Le style est singulier, pertinent voire même impertinent ... Je crois que c'est là toute l'ambiguïté de ce roman étrange. Beaucoup de romans traitent de l'Holocauste avec plus ou moins de réussite, mais beaucoup moins parlent de l'après, de cette difficulté de revenir à la réalité. Cet aspect là est traité avec finesse !

Nanne a dit…

@ Belle de Nuit : Je dois avoir un talent pour chroniquer les romans au point de les faire passer pour de vrais témoignages ;-D C'est un ouvrage qui interroge, qui pousse à se poser quelques questions ! C'est un livre sur l'après, sur comment on reconstruit, on survit, on revient ... C'est très particulier ! Et je comprends ta situation. Bon week end à toi aussi.

@ L'or des chambres : C'est un tout petit livre qui se lit très vite et très bien, malgré le sujet très ambivalent ! Mais je comprends bien vos réticences et vos priorités ;-D Bon week end à toi aussi.

Aifelle a dit…

Merci, mais pas pour le moment, j'ai beaucoup trop à lire devant moi. Je vais vérifier aussi s'il est à la bibliothèque.

Yv a dit…

J'ai un peu la même hésitation que Dominique, pour avoir lu certains livres traitant du même sujet et souvent pleins de caricatures.

Nanne a dit…

@ Aifelle : Si tu as envie de le lire à un moment donné, surtout n'hésite pas à me le faire savoir. Je te l'enverrai avec plaisir !

@ Yv : J'en ai aussi lu énormément, mais celui-ci est encore différent et se distingue par le ton employé qui est d'un cynisme grinçant et d'une grande causticité ... Maintenant, je comprends très bien tes réticences et ton envie de lire autre chose que ces récits sur l'après et la notion de résilience !

Marie a dit…

J'ai l'impression que cela fait partie des livres à la fois terrifiants et indispensables.
Avec un peu de mauvaise conscience, je ne me sens pas le courage de le lire pour l'instant. Peut-être un peu plus tard ?...

Nanne a dit…

@ Marie : Je comprends très bien tes réticences quant à le lecture de ce tout petit roman ! Il est plutôt étrange et questionne surtout, mais pas réellement terrifiant dans la mesure où il ne décrit pas son passé, mais ne fait que l'effleurer ... Je dirais qu'il est iconoclaste dans cette rentrée littéraire !