- Le Café de l'Excelsior - Philippe Claudel - Livre de Poche n° 30847
« L'Excelsior n'avait pas d'âge. Il émergeait de la nuit des temps des buveurs à la façon de ces temples que l'on dirait édifiés en des ères géologiques. Qui l'avait construit ? A quelle époque de dramatiques assassinats, de révolutions sanguinaires, un esprit en proie au repli et flatté par la noirceur des pièces avait ébauché l'idée de cet antre étroit, manière de boyau tortueux où trois hommes de front tenaient à peine, et dedans lequel le comptoir en fin de course, grâce à sa carapace de zinc, revêtait des allures de lutteur casqué ? ».
L'auteur se souvient avec une certaine nostalgie de son enfance passée dans un estaminet de campagne, loin des fureurs de la vie et de la ville, à l'abri d'une société qui commençait à se moderniser et à briser tout vestige du passé sur son chemin. Bizarrement, L'Excelsior résistait, îlot préservé par quelques irréductibles qui persistaient tant bien que mal à fréquenter ce lieu hors du temps et singulier, reste d'une époque si lointaine que l'on avait peine à croire qu'elle avait – un jour – existé.
La clientèle de la buvette lui était fidèle comme un bon vieux chien, sorte de bigots qui venaient à L'Excelsior comme on va à confesse. Tous avaient l'âge de faire des disparus convenables. Cependant, ils persistaient à venir au quotidien pour s'abreuver à la fontaine de leur jeunesse passée et avaler cul-sec des blancs limés, des anis, des absinthes, des verjus d'Anjou, des rosés picons depuis longtemps déjà oubliés des comptoirs modernes de leurs descendants. « Rien n'aurait dévié la route de ces astres mélancoliques qui avaient passé soixante-dix ans et plus : après avoir couché contre la vitrine leurs chars pétaradants, ces veufs improbables et ces maris égarés qui avaient de leur vie épuisé les surprises, se retrouvaient au vieux bistro et rompaient dans les blancs gommés et les rosés picons l'éternité des jours moroses ».
L'alcool aidant et la mélancolie s'invitant, le grand-père se faisait chanteur, poète, orateur pour un public attitré de privilégiés. Parfois, l'ivresse un peu trop vive faisait émerger des souvenirs fugaces d'amours jamais oubliés, tus et dissimulés dans un sombre recoin de mémoire. Dans ces instants-là, Léocardie – doux prénom de la grand-mère inconnue – pointait de ce brouillard alcoolisé. Le grand-père ne conservait de cette tendre jeunesse de vingt-deux ans qu'une antique photo jaunie, une natte de cheveux et quelques pétales de roses, fragments d'une vie à peine consommée.
Chaque jour suffisait à sa peine et le grand-père – telle Pénélope à sa toile -, reprenait son ouvrage journalier. Dès l'aube, il lavait à grande eau javellisée le vieux parquet de bois, nettoyait les tables bancales, vidait les cendriers de ses mégots, ramassait les canons, cadavres alcoolisés d'une précédente soirée. Dehors, la vie s'éveillait lentement, comme chaque jour. « Dans la rue, le laitier aux allures d'innocent de village passait de porte en porte pour déposer en sautillant de petits bidons sur les paliers ; il avait des oreilles très rouges semblables à de complexes crêtes de coq, et chantonnait toujours des airs à la mode en balançant la tête de gauche à droite dans un mouvement de métronome. Puis venaient le boulanger et sa deux-chevaux fourgonnette, le porteur de journaux, les ouvriers en bande qui partaient à l'usine en se lançant des plaisanteries, la casquette rejetée en arrière, le mégot canaille glissé au bord des lèvres et, sur l'épaule, une musette oblongue qui contenait la cantine en fer blanc et le litron de piquette. Un peu plus tard passaient les contremaîtres ; un peu raides et souriant à peine ; puis, plus tard encore, les ingénieurs, que Grand-père surnommait les constipés de l'âme, rigoureusement raides ceux-là, sans sourire aucun et qui se distinguaient des précédents par leurs chemises blanches, leurs cravates légères […] ».
Au fil des ans, L'Excelsior était devenu le lieu de rendez-vous incontournable d'une certaine population besogneuse, avide de s'extraire des soucis qui rendent terne et grise l'existence. Tous savaient qu'en poussant la porte de ce café atypique, ils allaient retrouver ce havre de chaleur humaine, cette bonhommie, cette fraternité depuis longtemps oubliée par ailleurs. Ils s'y rendaient non seulement la semaine, mais aussi les dimanches matins, préférant – de loin – la messe et ses prêches sur une vie de rigueur et d'austérité. Surtout, ils y oubliaient, pour quelques heures, leurs vieilles épouses revêches et aigries par le temps. « Mais le dimanche, on s'habillait tout de même : les costumes remplaçaient les bleus. La plupart de ces hommes n'en possédaient d'ailleurs qu'un, le plus souvent celui de leur mariage, qui avait traversé les modes, quelques enterrements, ainsi qu'un demi-siècle dans l'entêtante compagnie de la naphtaline. Si certains corps avaient grossi, le costume s'était adapté, et saucissonnait désormais l'individu que jadis il servait galamment. Les gestes dominicaux en subissaient une majesté guindée, une sorte de lenteur et de gêne protocolaire qui finissaient par déteindre sur les conversations, un semblant plus sérieuses ».
Ce grand-père protecteur d'un enfant de huit ans, seule parcelle de son histoire familiale, lui apprendra la vie à sa manière, tout à la fois poétique et romanesque. Il lui fera oublier l'âpreté de l'existence, la noirceur, la dureté des situations pour protéger une innocence déjà bien malmenée.
Avec « Le Café de l'Excelsior », c'est une plongée dans les souvenir, la nostalgie d'une époque disparue, révolue à laquelle nous convie Philippe Claudel. Ce café prend des allures d'une « Recherche du temps perdu » par la description minutieuse qu'en fait son auteur. Comme toujours, dans une langue infiniment belle, poétique, où chaque mot est pesé, minutieusement choisi, il nous décrit ce comptoir d'un autre temps, celui d'avant.
Ici, pas de clientèle à la mode, pas de cocktails étranges ou d'alcools venus d'ailleurs. Plutôt un monde hors du temps, avec des personnages tout droit sortis des photos sépia d'un Doineau ou d'un Willy Ronis. Ici, les gens sont simples, naturels, chaleureux, humains. Ils se contentent de peu : un ballon de gros rouge, un picon de blanc, un vermouth. Ils roulent leurs mégots de Gitane maïs, jouent à la belote, à la manille, au tarot, bruyamment. Ils existent, ils vivent et sont l'âme même de L'Excelsior.
A L'Excelsior, l'alcool distillé et la bonne humeur sont toujours de rigueur. Il y règne une ambiance de village avec ses discussions enflammées, ses disputes homériques, ses obsèques jamais tristes, ses négociations de marchands du Temple. Et surtout pas de femmes. Seuls les hommes sont admis dans cet antre du machisme à l'ancienne !
Mais « Le Café de l'Excelsior » de Philippe Claudel nous rappelle aussi la relation étroite qui peut exister entre un grand-père et son petit-fils, ultime rappel de son histoire personnelle et filiale, de son passé d'homme heureux, survie de son présent chancelant. On est en empathie avec ce patriarche bougon, bourru mais au cœur tendre comme un caramel mou. On a tout simplement envie de pousser la porte branlante de L'Excelsior pour partir à la découverte de ces deux-là et les écouter se raconter, nous conter la suite.
"Je ne fus pas malheureux, je ne fus pas heureux. Toujours dans mes rêves, revenaient les rues, la rivière, les odeurs de terre et d'herbes mâchées des champs de la petite ville, la pénombre du bistrot, son épaisseur confortable".
D'autres blogs en parlent : Zazymut, Lounima, BoB, LN, Amandine, Philo, Tamara, MyaRosa, Clara, Marguerite, Enna, Sylire ... D'autres, peut-être ? Faites-vous connaître par un petit mot que je vous ajoute à la liste !
16 commentaires:
J'ai adoré ce livre. C'est une petite merveille :
http://sylire.over-blog.com/article-7175853.html
Je n'ai lu que deux livres de P.Claudel, à chaque fois enchantée. Mais impossible de choisir le prochain titre...:)
Il faut absolument que je le lise celui-là.
Qu'est ce j'ai aimé ce livre ! Il est superbe !
Ton billet m'intrigue énormément, et je note ce roman dans mes intentions. Merci pour ce partage.
@ Sylire : Merci pour le lien que j'ai ajouté à la liste des amoureux de ce tout petit livre merveilleux ! Comment ne pas aimer les ouvrages d'un tel auteur que Philippe Claudel ?!
@ Emmyne : Personnellement, tous les livres de Philippe Claudel que j'ai lus m'ont enchantée ... Je ne sais pas si je serais la meilleure conseillère, et la plus objective ;-D Si tu ne l'as pas encore lu, je te conseille "Les Âmes grises" ! Merveilleux et sombre ...
@ Aifelle : Je te l'envoie. Dis-moi si tu as lu le roman de Laurent Seksik, "Les derniers jours de Stefan Zweig" ?! Je peux te l'envoyer si tu le désires ...
@ Clara : Je te comprends très bien ! Dès que j'ouvre un livre de Philippe Claudel je suis sûre de me régaler et de passer des instants de bonheur ... C'est si rare d'avoir une telle écriture de nos jours ;-D
@ Fleur du Soleil : Note-le et, surtout, ne l'oublie pas parce qu'il est merveilleux à lire ! Il te permettra d'entrer dans l'univers littéraire de Philippe Claudel que je considère comme l'un des meilleurs auteurs français du moment ...
J'avais prévu le lire mais il m'était sorti de la tête! Merci pour la piqûre de rappel!
J'ai aussi lu deux livres de Philippe Claudel mais à l'inverse d'Emmyne, je sais quel sera le prochain : "Le rapport de Brodeck"
J'ai lu "Les âmes grises ", un magnifique coup de coeur. Je crois que je vais suivre le choix de Ys...-)
J'ai bien aimé mais ça ne m'a pas laissé un souvenir impérissable.
J'aime vraiment beaucoup cet auteur, quelle écriture !
@ Karine:) : C'est tout l'avantage des blogs que celui de rappeler des lectures que l'on a envie de faire ;-D Et celle-ci sera un vrai plaisir, même s'il est très court à lire ...
@ Ys : Je crois que l'on sera deux à lire prochainement "Le rapport de Brodeck" ... Parce que je suis sous le charme de l'écriture de Philippe Claudel ;-D
@ Emmyne : Alors, bienvenue au club des prochaines lectrices du "Rapport de Brodeck" ;-D Je suis presque sûre que ce roman va nous ravir à toutes les trois !
@ Yv : D'accord, je reconnais que ce n'est pas Le plus grand roman de Philippe Claudel ;-D Mais c'est un joli petit récit sur une vie simple, comme on les aime ... A lire, juste pour le plaisir de partir à la recherche du temps perdu !
@ Noukette : C'est un de mes auteurs actuels favoris ! J'avoue que les lectures de ses romans m'ont toutes enchantée ... Philippe Claudel est presque devenu un incontournable dans le paysage littéraire actuel !
Moi aussi j'ai beaucoup aimé cette histoire même si je trouve que "la petite fille de Monsieur Linh" était encore mieux
@ Laeti : J'ai aussi beaucoup aimé "La petite fille de Monsieur Linh". Mais le livre que je préfère par-dessus tout dans l'œuvre de Philippe Claudel est "Les Âmes grises".
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