8 janvier 2011

L’OMBRE DE LA MAFIA

  • Une histoire simple – Leonardo Sciascia – 10/18 n°3703

« Le coup de fil arriva à 9 heures 37, le soir du 18 mars, un samedi, veille de la fête rutilante et sonore que la ville consacrait à Saint-Joseph charpentier ; et c'est au charpentier, précisément, qu'étaient offerts les bûchers de vieux meubles que, ce soir-là, on allumait dans les quartiers populaires : comme une promesse faite aux charpentiers encore en exercice, et ils n'étaient pas nombreux désormais, d'un travail à venir qui ne manquerait pas ». Alors que tout le monde se prépare à fêter la Saint-Joseph en ville, le commissariat reçoit un appel pour le moins incongru. A vrai dire, ce n'est pas tant l'appel en soi qui était étrange, puisque celui-ci voulait parler au préfet – rarement présent – ou au commissaire. Non. C'était plutôt le nom donné au standardiste de garde : Giorgio Roccella. Ce nom-là avait aussitôt interpelé le commissaire encore présent dans les locaux. Diplomate, issu d'une grande et vieille famille de Sicile, Giorgio Roccella possédait bien une maison en ville et à la campagne. Seulement, il n'était plus revenu par ici depuis des années. Et c'est ce même Giorgio Roccella qui demandait à la police de venir chez lui. Il avait trouvé une chose chez lui et souhaitait la leur montrer.

Au lieu d'une chose, c'est le cadavre de Giorgio Roccella di Monterosso lui-même que le brigadier Antonio Lagandara découvrira le lendemain. Un meurtre, grossièrement maquillé en suicide. Après tout, on est en Sicile ! « L'homme avait commencé à écrire « J'ai trouvé » comme, à la préfecture, il avait dit avoir trouvé quelque chose qu'il ne s'attendait pas à trouver : et il était sur le point de se mettre à écrire ce qu'il avait trouvé, doutant désormais que la police arriverait et commençant peut-être, dans la solitude, dans le silence, à avoir peur. Mais on avait frappé à la porte. « La police », pensa-t-il ; et, au contraire, c'était l'assassin. Peut-être qu'il se présenta comme un policier ; et l'homme le fit entrer, retourna s'asseoir à son bureau, commença à raconter ce qu'il avait trouvé ».

Pour le préfet de police, cela ne fait pas l'ombre d'un doute. Malgré le ballet incessant d'officiels débarqués sur le domaine du diplomate – procureur de la République, police scientifique, photographe, journalistes -, le fait est acquis. L'affaire est simple et logique. C'est bel et bien un suicide. « Voilà un cas bien simple, il faut éviter de le faire gonfler, et nous en débarrasser au plus vite … […] ». Ne pas faire de vague. Ne pas déranger ; ne pas faire bouger les choses ; rester sur son quant à soi. Bien sûr, ce diplomate à la retraite s'était séparé de sa femme il y a dix ans et vivait seul à Édimbourg, après une carrière bien remplie. L'âge, la solitude, la peur de vieillir l'avait certainement poussé à ce geste désespéré. Le préfet souhaitait – de loin – cette version, à celle plus cruelle, mais plus réaliste, du brigadier qui avait compris toute la complexité de cette enquête. Sans vraiment mesurer jusqu'où celle-ci pouvait le mener.

Il arrive souvent que des romans de soixante-dix pages possèdent plus de force que certains pavés littéraires. « Une histoire simple », roman posthume de Leonardo Sciascia, fait partie de ces petits livres que l'on prend le temps de déguster pour en apprécier toute la qualité et la profondeur du sujet abordé. Au cours de ces soixante-dix pages, le lecteur est pris dans les filets d'une enquête policière que toute le monde s'obstine à croire facile, simple, logique à résoudre, presque jusqu'à l'absurde. Et pourtant.

Pourtant, plus on s'enfonce dans cette lecture opaque, oppressante, angoissante, plus on se dit que l'on part visiter les abîmes, l'enfer ou l'Hadès. On se doute, en tournant chaque page, de ce vers quoi Leonardo Sciascia veut amener son lecteur. Car, sans jamais la nommer, ni même donner son nom, on sait que l'auteur nous parle de la mafia et de la place qu'elle occupe dans la société sicilienne, de l'empreinte indélébile qu'elle laisse partout où elle passe. Elle rôde, elle sue et transpire au travers de tous ces personnages ambigus, ambivalents, à l'âme aussi sombre et torturée que l'enquête elle-même. Ici, pas de redresseur de torts, pas de justiciers, pas de bons. Ou si peu, qu'on ne les remarque qu'à grand peine, noyés qu'ils sont dans la masse. Chacun est gris, mi-ombre, mi-lumière, à la frontière entre la légalité et le crime. Ici, chacun a maille à partie avec la mafia ; chacun appartient – de près ou de loin – à la Pieuvre.

En observateur avisé, au regard aiguisé, de la société italienne et de ses méandres, Leonardo Sciascia nous laisse à voir les guerres fratricides, les luttes intestines que se font les policiers et les carabiniers. Dans « Une histoire simple », la population est peu présente, sauf sous les traits d'un vieux professeur – Franzó – qui connaît bien son monde. Regard affûté, acéré sur une communauté et des personnalités à l'esprit retors, le vieux professeur préfère vivre en retrait, dans sa bulle, oublier les manigances quotidiennes, les accords de circonstance, les omissions.

« Une histoire simple » de Leonardo Sciascia est un condensé, un concentré de la vie en Sicile, prise entre compromission, résignation et autisme social. En soixante-dix pages, le lecteur en apprend plus sur l'atmosphère délétère et pesant que fait régner la mafia sur une ville et une région que certains ouvrages théoriques.

D'autres blogs en parlent : Rose, Le cabinet littéraire ...


260 - 1 = 259 livres qui s'impatientent dans ma PAL ...

4 commentaires:

Mangolila a dit…

Sciascia est un auteur que je connais bien et que j'aime mais cette histoire a été écrite il y a plus d'une vingtaine d'années et la Sicile ne se réduit pas à la mafia heureusement. Les jeunes et les femmes en particulier se révoltent, parlent ouvertement, n'hésitent plus à témoigner dans les procès, bref c'est une société qui bouge et évolue. Sciascia tombe trop facilement dans le cliché!

Manu a dit…

Ca a l'air intéressant et court ! Généralement, les histoires qui se passent en Sicile ne me passionnent pas mais je pourrais faire une exception !

dasola a dit…

Bonjour Nanne, un roman de 70 pages, je le note tout de suite, à lire entre deux pavés de 400 ou 500 pages voire plus. Merci du conseil. Cela me donnera l'occasion de lire un livre de cet auteur. Bonne après-midi.

Nanne a dit…

@ Mango : Contrairement à toi, j'ai découvert Sciascia par ce tout petit roman, que j'ai apprécié. Il a été publié à titre posthume, en 1987, et ne reflète plus la société sicilienne actuelle ! Je suis d'accord avec toi ... On sait depuis, que la Sicile a beaucoup évolué, les gens n'hésitent plus à témoigner, à libérer la parole, des femmes osent affronter la Mafia et ses trafics. Mais cela reste, à mon sens, un roman à lire pour comprendre les rouages de cette organisation, surnommée la Pieuvre à juste titre !

@ Manu : C'est très court et il se lit très vite et très bien ! Il se dévore, je dirais même ...

@ Dasola : C'est une bonne occasion de découvrir un auteur peu présent sur les blogs ! Et puis, 70 pages qui vont à l'essentiel, entre deux pavés littéraires, cela permet de changer d'air et de lecture ;-D