17 mars 2011

BREVES DE COMPTOIR AFRICAIN

  • Verre cassé – Alain Mabanckou – Points Poche Éditions


« Comme il me l'avait lui-même raconté il y a bien des années, L'Escargot entêté avait eu l'idée d'ouvrir son établissement après un séjour à Douala, dans le quartier populaire de New-Bell où il avait vu La Cathédrale, ce bar camerounais qui n'a jamais fermé depuis son ouverture, et L'Escargot entêté, changé en statue de sel, s'y est installé, il a commandé une bière Flag, un monsieur s'est présenté comme étant le responsable des lieux depuis des lustres, il a dit qu'on l'appelait « Le Loup des steppes », et d'après les dires de L'Escargot entêté le type ressemblait à une espèce en voie de disparition, une momie égyptienne, il n'y avait que son commerce qui comptait, même se brosser les chicots ou se raser les cactus clairsemés de son menton, c'était pour lui une perte de temps, il mâchait de la noix de cola, fumait du tabac moisi, on aurait dit qu'il se déplaçait à l'aide d'un tapis volant comme dans certains conte, et alors L'Escargot entêté lui a posé mille et une questions auxquelles le commerçant a répondu sans hésitation, et c'est comme ça que L'Escargot entêté a réalisé que, pour ne pas fermer son bar depuis des années, ce Camerounais comptait sur un personnel fidèle, une gestion rigoureuse et sa propre implication […] ».

Verre Cassé, buveur invétéré, pilier de bistrot et ancien instituteur tient la chronique journalière du « Crédit a voyagé », improbable gargote appartenant à L'Escargot entêté. C'est à l'issue d'un séjour à Douala que ce dernier avait décidé d'ouvrir son propre établissement. Une institution, ce comptoir ! A tel point que lorsque les autorités ont voulu fermer ce lieu culte pour des centaines de Congolais, même le ministre de l'Agriculture, du Commerce et des PME – et ancien camarade de primaire du tenancier – a fait un discours mémorable dans lequel il a repris un J'accuse au goût de déjà entendu dans une précédente affaire d'envergure au moins identique ! Ce J'accuse a failli déclencher une véritable crise ministérielle et politique au sein du gouvernement du président Adrien Lokouta Eleki Mengi, parce que celui-ci s'était senti humilié face à un J'accuse qui avait fait l'unanimité dans la population qui ressortait des J'accuse à tout-va ! Pourtant, au commencement de son affaire L'Escargot entêté s'était fait insulter par une concurrence, plutôt rude. « […] et il a vu les autres commerçants le traiter de sorcier, d'Oudini, d'Al Capone, d'Angoualima l'assassin aux douze doigts, de Libanais du coin, de Juif errant, et surtout de capitaliste, une injure grave quand on sait qu'ici être traité de capitaliste, c'est pire que si on insultait le con de votre maman, le con de votre sœur […] ».

Au quotidien, Verre Cassé relate ce qu'il voit, ce qu'il entend, ce qu'il observe dans ce bar qui prend des allures de cour des miracles. Comme cet honorable père de famille – surnommé l'homme aux Pampers -, viré de chez lui par une épouse acariâtre et mégère fanatique d'un gourou lubrique. Pauvre homme qui n'avait pas encore compris, ni admis ce qui lui était arrivé et qui avait fait intervenir les forces de l'ordre pour pouvoir rentrer chez lui. Le scandale qui s'en était suivi dans son quartier, ameuté par les cris d'orfraie de sa femme qui le traitait de débauché, d'alcoolique, de fainéant. Pour s'en débarrasser, cette harpie ira jusqu'à le faire passer pour un pervers. « […] et donc y avait parmi ces gens en uniforme un policier de nationalité féminine avec des muscles de pêcheur et les cheveux coupés court comme un policier normal, je veux dire comme un policier homme, et c'est ce policier de nationalité féminine qui m'a poussé contre le mur, elle m'a traité de salaud, de pédophile, de sadique, elle a dit que même mort elle me piétinerait, qu'elle irait cracher sur ma tombe, elle a dit que je ressemblais à un marin rejeté par la mer, que je devais savoir que chaque crime avait son châtiment, et ce policier de nationalité féminine a donc juré de me coffrer, elle a promis qu'elle ferait tout pour qu'il n'y ait pas de procès car ce serait me rendre un grand honneur que de me gratifier d'un procès […] ». Depuis sa sortie de prison, il errait dans les rues comme une âme en peine.

Ou cet autre, L'Imprimeur, revenu de tout, des femmes blanches particulièrement, lui qui vivait et travaillait honnêtement en France, qui ne voulait pas revenir au pays, certain qu'il était d'avoir enfin trouvé sa vraie patrie. L'Imprimeur tombera amoureux de Céline, vendéenne au corps voluptueux, aux formes aussi rebondies et aussi fermes que les Africaines. Un vrai coup de foudre, malgré les langues de vipères qui prédisaient qu'une union entre un Noir et une Blanche ne dure jamais bien longtemps. L'Imprimeur s'en moquait comme d'une guigne. Qu'elles causent donc. Lui était amoureux. « […] donc fallait que je lui dise que je l'aimais, fallait que je ne cache pas mes sentiments, fallait que je les exprime sans tabous, me disait-elle, et c'est-là que j'ai vraiment appris à dire pour la première fois à une femme que je l'aimais, et tu sais bien qu'ici au pays c'est pas des choses à dire au risque de passer pour un gars faible, ici on tire son coup la nuit et on se dispense de cette littérature à l'eau de rose, mais en France c'est une autre histoire, il faut pas déconner avec les sentiments, on ne badine pas avec l'amour […] ». Mais le diable – ou plus certainement la folie -, fera tourner cette belle idylle en cauchemar digne de la Divine Comédie de Dante. Depuis, L'Imprimeur rôde lui aussi sans but précis, racontant à qui voulait l'entendre son histoire ambiguë.

« Verre cassé » ou les tribulations d'une taverne pas tout à fait comme les autres quelque part au Congo. Le « Crédit a voyagé » serait plutôt le lieu de rendez-vous de toutes les misères personnelles, de toutes les souffrances psychiques d'un peuple qui se cherche une identité.

En écrivant « Verre cassé », Alain Mabanckou nous raconte avant tout son Afrique. Au travers de ses personnages, il nous relate les sentiments ambivalents des Africains, leurs craintes, leurs convictions et leurs incertitudes. Parce que dans « Verre cassé » on y parle des Noirs et des Blancs, des clichés qui subsistent envers et contre tout, de ces images d'Épinal qui concernent aussi bien la sexualité, la perversité ou la lubricité des uns et des autres. Parce que dans « Verre cassé » on y traite de la relation encore prégnante et ambivalente de l'Afrique noire et de la France, de son passé commun, de son histoire liée et déliée au grès du temps et de ses péripéties. Enfin, parce que dans « Verre cassé » on y exprime les relations homme / femme sur un continent où la virilité reste un symbole de supériorité sociale.

C'est pour toutes ces raisons que « Verre cassé » est un roman truculent, drôle, fin et attrayant, avec une verve qui nous donne à voir un peuple assoiffé d'histoires abracadabrantes où se mêlent un soupçon de réalisme dans un océan d'élucubrations, de fanfaronnades, de fantaisies burlesques et de tartarinades. Les mots, les idées, les pensées, les poncifs sur les Noirs et les Blancs se bousculent, s'entrechoquent. Et choquent parfois aussi le lecteur, volontairement. Cette lecture emporte tout sur son passage, nos opinions et nos convictions, nos représentations erronées aussi.

Grâce à Alain Mabanckou le parler vrai est de retour, la langue de bois est abolie et le politiquement correct disparaît, pour la plus grande joie du lecteur que nous sommes.

D'autres blogs en parlent : , Bladelor, A propos de livres, Coralie, Constance, Louis, Wodka ... D'autres certainement. Merci de vous faire connaître par un petit commentaire !

" Verre cassé" d'Alain Mabanckou a été lu dans le cadre du Blogoclub de mars (je ne suis pas trop en retard, cette fois-ci !).


250 - 1 = 249 livres dans ma PAL ...

7 commentaires:

Kathel a dit…

Une très bonne idée pour voyager un peu en Afrique...

Lou a dit…

J'ai lu "les mémoires du porc épic" à leur sortie (j'avais bien aimé mais il faudrait que je relise mon billet de blog pour m'en souvenir). J'ai celui-là en attente dans ma PAL. C'est bien de me le remettre en mémoire avec ce joli billet très complet :)
Au fait, ça n'a rien à voir mais je voulais te demander si tu pouvais essayer de me renvoyer "Zola Jackson" dans quelque temps car ma mère a lu le Laurent Gaudé sur le même sujet et souhaiterait le lire ^^ merci !!

Yv a dit…

Je ne connais pas Verre cassé, mais les autres de Alain Mabanckou (Mémoire de Porc-épic et Black bazar) que j'ai beaucoup aimés. Dans le même genre d'après ce que tu dis de Verre cassé. Par contre, le dernier, Demain, j'aurai 20 ans m'a moins emballé.

Manu a dit…

Un auteur que j'aimerais découvrir un de ces jours !

Bénédicte a dit…

un livre que je lirai bien dans le cadre du challenge afrika

Nanne a dit…

@ Kathel : Avec Alain Mabenckou tu risques de voyager dans une Afrique assez éloignée des clichés que nous servent les agences de voyages ;-D Mais ce n'est pas plus mal, après tout ! C'est un roman qui prouve bien que les Africains manient très bien l'auto-dérision ...

@ Lou : J'ai bien l'intention de poursuivre avec Alain Mabenckou, car sa verve me plaît énormément ! J'ai repéré "Mémoires d'un porc-épic", "Black bazar" et surtout "Lettre à Jimmy" ... Donc, encore quelques belles lectures en perspective. Je vais lire très vite "Zola Jackson" pour te le retourner tout aussi rapidement ;-D

@ Yv : Ce roman est un peu particulier, dans la mesure où il est écrit sans aucune ponctuation ! Ce qui peut dérouter le lecteur. Cela donne l'impression d'une histoire racontée d'un bloc, sans reprendre sa respiration ... Cela dit, les personnages et les scènes sont truculents et drôles. Par contre, j'avais lu et entendu des critiques très divergentes concernant son dernier roman.

Nanne a dit…

@ Manu : Je suis sûre et certaine que cet auteur te plairait ! Il a beaucoup d'humour, du talent et il sait manier la langue comme personne pour tourner en dérision des scènes qui auraient pu être d'une grande tristesse ... A bon entendeur ;-D

@ Bénédicte : Il me semble que Alain Mabenckou et son répertoire soit l'auteur indiqué pour un tel challenge ! Et "Verre Cassé" est un instantané d'une certaine Afrique, plus vraie qu'il n'y paraît.