15 mars 2011

SOFIA TOLSTOÏ, L’EGERIE

  • Ma vie – Sofia Tolstoï – Éditions des Syrtes


« Je tenterai d'être sincère et authentique jusqu'au bout. Toute vie est intéressante et la mienne attirera peut-être un jour l'attention de ceux qui voudront en savoir plus sur la femme que Dieu et le destin avaient placée à côté de l'existence du génial et complexe comte Léon Nikolaïevitch Tolstoï ». Les mémoires de Sofia Tolstoï - intitulées « Ma vie » - pourraient se résumer de manière laconique à ces quelques phrases placées en introduction. Rédigée à la demande expresse de Vladimir Vassilievitch Strassov, l'autobiographie de la comtesse Sofia Tolstoï – fille d'Andreï Bers, médecin attaché à l'administration de la cour impériale – est essentiellement composée de journaux intimes commencés à l'adolescence comme cela était souvent la coutume dans les milieux privilégiés, d'extraits de correspondance entretenus avec son mari, sa sœur cadette Tania dont Sofia restera toujours très proche, ses enfants et des amis qui lui étaient particulièrement chers.

Évoluant dans un milieu privilégié, Sofia Bers rencontrera très tôt son futur époux, le comte Léon Nikolaïevitch Tolstoï. Sa sœur aînée, Lisa, en étant secrètement amoureuse et Sofia s'étant promise à un ami de son frère Sacha, ce mariage n'aurait jamais dû avoir lieu. Ayant une haute idée du sentiment amoureux, Sofia Bers ne pouvait concevoir d'union qu'entre deux être demeurés purs, ce dont Tolstoï était exempt compte tenu de son passé tumultueux. « Tout cela ne devait pas se réaliser. Je crois fermement au destin, au caractère inéluctable de tout ce qui nous arrive dans la vie, j'appris même à ne jamais me plaindre, à ne jamais rien reprocher à personne, car les actes bons, tout comme les plus méchants des hommes envers moi ne sont rien d'autre que l'instrument, la volonté du destin qui guide ma vie. Ce même destin me précipita dans la vie de Lev Nikolïevitch, mais tout son passé, toute cette impureté que je découvris en lisant ses journaux d'avant le mariage ne devait jamais s'effacer de mon cœur et demeura une souffrance toute ma vie ».

Enfant et adolescente heureuse et insouciante, Sofia Bers baignera dans un monde où la culture et l'art seront la règle. Parlant couramment le français, comme dans toutes les familles de l'aristocratie russe, Sofia Bers s'ouvrira aux auteurs classiques à travers la lecture de leurs œuvres. Jeune fille élégante et cultivée, elle sera courtisée tout au long de son existence. Néanmoins, sa passion exclusive pour le comte Tolstoï et la conviction de son destin de muse l'ont toujours dissuadée de poser son regard ailleurs. « J'avais un caractère spécial pour ce qui concernait l'amour : si j'aimais quelqu'un, les hommes n'existaient plus pour moi en tant que sexe masculin. Le monde entier m'était indifférent. Il ne pouvait alors y avoir ni coquetterie, ni émotion, ni désir d'intimité. En revanche, celui que j'aimais devenait pour moi le centre du monde. La passion qui eut le plus d'ascendant pour moi, la passion pour l'homme aimé, me causa beaucoup de souffrances dans la vie, mais elle y apporta également un contenu immense. Ni les cartes, ni le jeu, ni l'ivresse du vin ou du tabac, ni les toilettes et les sorties, ni la coquetterie, rien de tout cela ne me captivait vraiment. Mais, n'était la sévérité de mes mœurs, c'est sur cette voie, celle de l'amour, que j'aurais pu trébucher. J'aimais et j'aime les gens en général et, dans ma longue vie, il m'arriva de rencontrer des personnes qui m'étaient particulièrement sympathiques ; il y eut alors des instants où, sans jamais cesser d'aimer mon mari, je fus distraite par mes sentiments envers d'autres hommes, toujours très bons, exceptionnels ».

Mariée à dix-huit ans, alors que Lev Tolstoï en avait déjà trente-deux, un passé mouvementé et bien rempli, la jeune comtesse Sofia Tolstoï sait que, désormais, son existence sera exclusivement consacrée à l'amour, à la dévotion, à la passion d'un seul homme, Tolstoï – déjà rongé par ses démons obsessionnels, en proie à des angoisses et à des craintes permanentes d'abandon de la part de celle qu'il chérit. Il n'aura de cesse de lui demander des preuves de cette affection exclusive qu'il attend de son épouse et inspiratrice. « Blottie dans un coin, toute brisée par la fatigue et le chagrin, je pleurais sans cesse. Lev Nikolïevitch semblait étonné, et même mécontent. Il n'avait jamais eu de vraie famille, il était un homme : il ne pouvait comprendre. Il laissa même entendre que je ne l'aimais pas assez, pour être aussi chagrinée par la séparation avec ma famille. Il n'avait pas compris que, si j'aimais les miens aussi passionnément, aussi fort, j'allais transférer cette capacité d'aimer sur lui et sur nos enfants. C'est ce qui arriva ». Personnage tout à la fois rustre, austère presque ascétique, bourru, à l'humeur versatile, prodigue avec son entourage, amant fougueux à l'âme mystique, Léon Tolstoï exigeait de sa jeune épouse un dévouement sans bornes, sans que jamais celle-ci ne reçoive une once de reconnaissance de sa part. « Comme je l'aimais, toute ma vie je fus mue par ce désir ardent de lui être utile, de lui plaire en tout. Oui, toute ma vie fut subordonnée à ce désir. Comment y répondait-il ? Eh bien, il devenait de plus en plus exigeant sans jamais m'encourager par son affection ni sa gratitude pour ce que je lui donnais. Je sentis toujours sa sévérité. Or, il était impossible de suivre ses changements d'humeur, de point de vue, d'envie ».

Très rapidement, Sofia Tolstoï prendra à sa charge la gestion du domaine d'Iasnaïa Poliana, laissé quasiment à l'abandon. Elle va y imprimer sa culture, ses origines aristocratiques et bourgeoises moscovites. Pour se sentir à la hauteur du grand homme qu'était son mari, Sofia Tolstoï ne cessera de s'élever intellectuellement, s'ouvrant à d'autres savoirs, lisant beaucoup, écrivant. Toutefois, toujours planera entre Sofia et Léon Tolstoï l'ombre de la jalousie, notamment en raison de la passion qu'elle éprouvait pour l'homme et son génie littéraire. Elle souffrira énormément de la présence imposée à Iasnaïa Poliana d'Axinia Anikanov et de son fils, ultime maîtresse de Léon Tolstoï avant son mariage.

Cependant, la vie sur ce domaine rustique offrira bien peu de distractions intellectuelles à la jeune et fougueuse comtesse. Celle-ci, habituée à une vie publique et mondaine autrefois très riche et variée, s'ennuiera parfois fermement dans ce coin de campagne russe, loin de Moscou, entourée de paysans farouches, rudes, taiseux, frustes. L'ennui et la nostalgie de sa jeunesse la rendront souvent triste et morose. « Parfois, l'idée d'être irrémédiablement enfermée dans cette vie campagnarde dont je n'avais pas l'habitude m'oppressait terriblement. J'avais envie de bouger, de m'amuser, de trouver à quoi employer mes jeunes forces. Par exemple, j'écrivis dans mon journal : « Ils me disent d'aller dormir, et moi, j'ai envie de faire des galipettes, de chanter, de danser … ». je m'occupais toute la journée, c'est-à-dire, je lisais, je jouais du piano, dessinais, parfois faisait la lecture à haute voix pour la tante ». Dès que Lev Tolstoï quittait le domaine, s'éloignait de Sofia et des enfants pour raisons professionnelles ou pour se divertir tout simplement, celle-ci ressentait un immense sentiment d'abandon, livrée qu'elle était à sa profonde solitude face aux problèmes du quotidien. Petit à petit, Tolstoï était devenu partie intégrante et vitale de son être, rendant ses absences toujours plus douloureuses. « Lev Nilolaïevitch me manquait terriblement. J'avais l'impression de faire partie de lui, et l'aimais si passionnément que la vie me paraissait vaine et insignifiante sans lui. Je lui écrivais tous les jours, surtout pour lui dire mon amour, mon inquiétude pour lui, lui demander de prendre soin de lui. Il n'existe pas d'amour plus grand que celui que j'éprouvais pour Lev Nikolaïevitch ».

« Ma vie » de Sofia Tolstoï est une somme considérable d'informations concernant le quotidien, les pensées, les sentiments et la vie de la famille Tolstoï à Ianaïa Poliana. Plus de mille pages pour dire, raconter, expliquer, explorer, non seulement l'existence de celle qui sera l'épouse attentive et aimante de Léon Tolstoï, mais aussi pour mieux comprendre la complexité, l'ambiguïté de celui qui est l'un des auteurs majeurs de la Russie. Sofia Tolstoï, femme amoureuse des mots, de la culture, de la littérature autant que de son talentueux mari, conservera tous ses écrits relatifs à sa relation avec ce dernier.

Dans « Ma vie », forme d'autoanalyse de son histoire intime et personnelle, de ses réussites et de ses échecs, de ses rêves et de ses frustrations, Sofia Tolstoï revient sur une vie entièrement dévolue à ses nombreux enfants, à la gérance d'Iasnaïa Poliana, à la transcription des œuvres de Tolstoï, dont « Guerre et Paix ». Cette jeune fille de dix-huit ans, vive, intelligente, instruite, élevée au Kremlin dans l'entourage de la famille du Tsar, à l'ambition certaine, acceptera de se dépouiller de ses désirs pour épouser le comte Tolstoï. Pour lui, elle s'exilera loin de Moscou, de sa famille et de ses amis pour partager le commun de paysans vivants encore dans une société dépassée et terminée depuis bien longtemps ailleurs.

Son adaptation sera lente et difficile, faite de renoncements et de questionnements. Pour oublier ce dépit, Sofia Tolstoï se consacrera entièrement à la transcription des écrits de son mari, corrigeant, modifiant, relisant attentivement, conseillant, inspirant sur les personnages et les faits décrits. Petit à petit, elle deviendra la compagne incontournable, attentive, discrète, aimante et amoureuse de l'homme, admirative de l'auteur et du penseur. Une réalité très éloignée de l'image que beaucoup de lecteurs se faisaient de cette femme.

D'autres blogs en parlent : Fabienne, Alice, Jacky ... Je n'ai pas trouvé d'autres lecteurs. Dans le cas contraire, merci de vous manifester par un petit commentaire, que je vous rajoute à la mini-liste !

Ici, je voudrais remercier particulièrement toute l'équipe de Babelio pour la grande patience dont elle a fait preuve à mon égard. En effet, "Ma Vie" était un livre de l'opération Masse Critique de fin 2010. J'ai pris le temps d'en parcourir une grande partie afin d'écrire ce billet. Mais mille pages ne se lisent pas aussi rapidement, surtout que c'est écrit en tout petit, petit !

251 - 1 = 250 livres dans ma PAL ...



Critiques et infos sur Babelio.com

13 commentaires:

sylire a dit…

Mille pages ! Tu es sacrément courageuse, même si le livre parait passionnant.

emmyne a dit…

J'avoue, ce sont les milles pages qui me font hésiter. Je ne pense pas avoir cette disponibilité. Ton billet est passionnant, tu rends bien compte de l'esprit de cette autobiographie et de sa richesse, c'est un plaisir avec les extraits et les photographies. J'espère me plonger bientôt dans un ouvrage regroupant La sonate à Kreutzer et le texte de Sofia Tolstoï A qui la faute ? en réponse.

Dominique a dit…

Ce livre m'attend dans ma bibliothèque, je l'ai commencé et interrompu pour des raisons bassement matérielles de rhumatisme dans les mains qui m'interdiaait de tenir ce livre ! j'espère le reprendre cet été tranquillement car ce que j'en avais lu m'a passionné, j'ai trouvé que le portrait qui se dégageait de Sofia Tolstoï était notablement moins "noir" que ceux que l'on peut lire dans les biographie de son mari
L' enchainement des naissances sont ahurissants pour nous même si c'était courant pour l'époque et comme toi j'ai été frappée dans cette première moitié du livre des efforts énormes et passionnés de cette femme pour rester "à hauteur" de son mari et l'admiration absolue qu'elle porte à l'écrivain
je vois à te lire que je vais retrouver ce livre avec plaisir

zarline a dit…

Un billet passionnant. Autant j'ai eu de la peine à finir Guerre et Paix, autant les personnages de Tolstoï et surtout de se femme me fascinent. Tu me donnes très envie de découvrir cette autobiographie et bon, 1000 pages, fastoche après G&P ;-)

dasola a dit…

Bonjour Nanne, quel courage d'avoir lu et commenté un si gros pavé mais Sofia Tolstoï en vaut la peine semble-t-il et puis ce n'est pas simple d'être l'épouse d'un génie de la littérature. Bonne journée.

Aifelle a dit…

Les 1000 pages ont de quoi impressionner, mais le sujet est trop attirant, j'espère bien le lire un jour. Je crois qu'elle n'a pas été épargnée par les adeptes du grand homme, et ce n'est que justice qu'elle donne sa propre version de sa vie.

Lilly a dit…

Très beau billet, ça n'est pas facile de condenser mille pages. Avec le centenaire de sa mort, j'ai eu l'occasion d'en apprendre plus sur Tolstoï, dont j'ignorais tout, et sur la place de son épouse. Il faut que je termine enfin "Guerre et Paix" (commencé deux fois, et abandonné faute de temps alors que j'étais bien dedans).

Nanne a dit…

@ Sylire : Je te rassure immédiatement, je n'ai pas encore terminé les 1000 pages ! Je devrais avoir honte, mais j'assume totalement ;-D Cela dit, cet ouvrage est vraiment passionnant. Mais à lire en prenant son temps ...

@ Emmyne : Merci pour ce compliment qui me touche d'autant plus que j'ai mis longtemps avant de l'écrire, tant le sujet est dense, fouillé, intense ... Sofia Tolstoï était une femme d'une grande intelligence qui a su comprendre les tourments dans lesquels se débattaient Léon Tolstoï. Dans cet ouvrage très complet, on comprend mieux la personnalité complexe de cet auteur majeur russe. Elle nous le présente comme un homme dans son quotidien. Et là est tout l'intérêt. D'autre part, j'ai aussi repéré ce 2nd livre de Sofia Tolstoï (aux éditions des Syrtes, aussi, il me semble).

@ Dominique : J'ai beaucoup pensé à toi en lisant cette somme documentaire sur un auteur que tu affectionnes particulièrement. Sofia Tolstoï nous est enfin montrée comme une personne sensible, généreuse et qui fait tout pour plaire à Tolstoï. Les naissances s'enchaînent, tout comme les situations problématiques, et elle fait face à tout cela avec un flegme presque anglais ! Elle a permis à Tolstoï d'écrire ses plus beaux et plus grandes fresques romanesques en le déchargeant des soucis familiaux. Et peu de personnes le savent ! Je vais finir ma lecture petit à petit, parce que les 1000 pages ne sont pas encore terminées !

Nanne a dit…

@ Zarline : Si tu as terminé Guerre & Paix, même en y mettant le temps qu'il faut, je pense que cette autobiographie devrait passer comme une lettre à la poste ;-D Plus sérieusement, si tu veux mieux connaître la vie privée de Sofia et Léon Tolstoï, je pense qu'il n'y a pas mieux que ce pavé littéraire de première catégorie ! Maintenant, il faut le temps de le lire et de l'apprécier, car elle se répète parfois ...

@ Dasola : Certes, il faut un peu de courage pour entreprendre la lecture de 1000 pages ! Mais c'est un livre passionnant, érudit et intelligent ... Donc, le nombre de pages compte peu dans ces cas-là. Et puis, je ne l'ai pas encore tout à fait terminé, mais la vie de la famille Tolstoï mérite bien ce petit sacrifice de temps ;-D

Nanne a dit…

@ Aifelle : Je suis tout à fait d'accord avec toi pour ce qui est de la réputation de Sofia Tolstoï. Elle n'a pas été épargnée et beaucoup l'ont faite passer pour une harpie, une femme austère, rigoureuse, économe. Alors que dans ce document on la perçoit comme une femme adulte, responsable, aimant ses enfants et son mari d'un amour profond et sincère, le comprenant malgré ses comportements ambigus et ses périodes mystiques. Ici, on est loin de l'image de la virago que l'on a souvent montré ! Et ces 1000 pages passent très bien, à condition de prendre le temps de les lire à son rythme ...

@ Lilly : Ce n'est jamais facile de synthétiser 1000 pages, tu peux me croire ! Cela dit, j'y ai appris une foule de choses que je ne connaissais pas du tout, autant sur Tolstoï que sur la Russie d'avant la révolution. C'est un condensé documentaire d'un intérêt et d'une richesse extraordinaires. Surtout, on y découvre la vraie Sofia Tolstoï, et non pas celle de certains de ses détracteurs ...

liliba a dit…

Superbe billet ! ça valait le coup de prendre ton temps...

Nanne a dit…

@ Liliba : La valeur n'attend pas le nombre des semaines, pour reprendre un proverbe bien connu ;-D Mais cet ouvrage est d'une grande qualité documentaire et littéraire. Il méritait bien que je prenne mon temps pour l'apprécier et le faire découvrir !

Anonyme a dit…

je suis encore sous le charme de ce livre, et j'avoue que je pense souvent à cette dame qui a eu une vie passionnante, entre son mari, ses enfants, ses activités culturelles, domestiques, à toute cette grande famille, qui malgré les deuils, n'a eu de cesse de faire le bien autour d'elle
que d'activités il y avait alors à Isnaïa Poliana, entre le théâtre familial, les livres, la patinoire.... j
e suis étonnée par ce mode de vie familial, quelle richesse culturelle, dans une époque si lointaine