17 mai 2011

KAZANSKAÏA OU LA VIERGE A L’ENFANT

  • Le royaume des Voleurs – William Ryan – Les deux Terres Éditions



« La majeure partie du travail politique incombait au NKVD, la police secrète, même si, qui vous viviez dans un État prolétarien, tout ou presque était politique, d'une certaine façon. Aux yeux de certains, tout crime représentait une attaque contre le système socialiste ; néanmoins, la distinction entre crime traditionnels et crimes politiques demeurait, pour le moment du moins. Évidemment, les miliciens en uniformes aidaient le NKVD à résoudre des affaires politique (l'Armée rouge elle-même donnait un coup de main de temps en temps), mais en général, Korolev et les autres inspecteurs étaient libres de faire ce qu'ils faisaient le mieux : traquer et arrêter les auteurs de crimes graves qui n'entraient pas dans le domaine politique ».

En revenant de son rendez-vous avec le colonel Grégorine du NKVD, le capitaine Alexis Dmitrievitch Korolev du service des enquêtes criminelles de la milice de Moscou se demande pour combien de temps encore son service restera indépendant. Il faut dire qu'à Moscou en 1936, les choses changent, bougent et les hommes passent au gré des dénonciations plus ou moins fantaisistes. Et le Parti a tout fait pour ériger la diffamation au rang de sport national. Les camarades citoyens s'en donnent à cœur joie, en accusant à tour de bras sur des détails sans intérêt, pour obtenir le moindre avantage sur les autres. Une vraie surenchère de la délation ! La crainte du capitaine Korolev est de devoir travailler pour le NKVD, la redoutable et crainte police politique du système, dont personne n'ose même prononcer les quatre lettres de peur de se retrouver à la Loubianka – le quartier général – à devoir rendre des comptes. En attendant d'être très certainement absorbé par le NKVD et détesté par l'ensemble des citoyens soviétiques, Korolev continue son travail. Sa spécialité : les enquêtes criminelles délicates. Et pour celle de la rue Ravine, il va être servi. « Avant même d'entrapercevoir la fille assassinée, Korolev devina qu'une chose horrible lui était arrivée. Il le sentait. Malgré toutes ses années passées dans l'armée, ou peut-être à cause d'elles, il détestait l'odeur du sang. Il n'aimait pas sa vision non plus, or le sol de marbre blanc en était couvert. Les visages sereins des saints qui encerclaient la pièce regardaient au loin, comme s'ils voulaient se convaincre que cette scène effroyable, à leurs pieds, s'était produite ailleurs. Et il ne pouvait pas leur en vouloir. Il n'y avait pas que le sang : la pauvre fille allongée sur l'autel avait souffert. Il ravala un flot de bile et sentit ses ongles s'enfoncer dans ses paumes. Il accueillit la douleur avec soulagement. Le corps avait été affreusement mutilé. Korolev devait faire un effort pour contrôler son estomac ; la salive était acide et salée dans sa bouche. Il se rassura en se disant que s'il pouvait tenir encore dix secondes, ça irait : la première minute était toujours la plus difficile. Il avança d'un pas supplémentaire et la toisa ; elle avait dû être jolie quand la vie colorait sa peau. Seul le diable en personne pouvait être l'auteur d'une telle atrocité ».

Les seuls indices probants : les dents d'une blancheur exceptionnelle et la qualité des vêtements que l'on ne trouvait pas encore en URSS, surtout en 1936 avec le plan quinquennal qui s'engageait plutôt mal. Tout laisse à penser que la victime est certainement une étrangère. C'est léger pour un début d'instruction. C'est infime et c'est déjà trop, car voilà que les tchékistes vont reprendre l'affaire à leur compte. Qu'est-ce qui peut bien intéresser la Tcheka dans un crime aussi sordide, probablement perpétré par un tueur psychopathe ? Pour Korolev, il n'y a rien dans cette histoire qui soit du ressort de la police politique. Hormis la nationalité de la victime, Américaine. Et encore ! Mais ce qui inquiète particulièrement le capitaine Korolev, c'est que le NKVD veut faire une enquête parallèle à la sienne. Il leur servira de paravent, d'alibi parfait pour la population qui déteste les tchekistes. « Voilà ce qu'on attend de vous : mettez tout en œuvre pour attraper le meurtrier, consacrez toutes vos ressources, tous vos efforts à cet objectif. Suivez chaque piste, interrogez tous les suspects, remuez ciel et terre en agissant comme si c'était un crime ordinaire. Nous pensons que les traîtres ne sont pas au courant de notre propre enquête, alors ne faites rien qui puisse les alerter. Compris ? Il est possible que ce meurtre ait été commis par un fou, mais il s'agit plus vraisemblablement de l'œuvre de ces saboteurs. Les mutilations et les actes de tortures ne sont qu'un leurre. Menez votre enquête avec vigueur et peut-être qu'ainsi vous détournerez l'attention de nos propres investigations ».

En 1936 à Moscou, l'ennemi n'est pas seulement le capitalisme. Le ver est aussi dans le fruit du socialisme soviétique, et il faut absolument l'en extraire. Le NKVD est son remède radical. Malheur à ceux qui ne le comprendraient pas très vite.

« Le royaume des Voleurs » de William Ryan où la technique des Poupées russes ! L'auteur commence par une banale investigation autour d'un crime barbare commis par ce qui pourrait être un tueur dément qui sévit à Moscou, pour aboutir – au final – par une plongée au cœur du système politique soviétique au milieu des années 1930. Ces années 1930 en URSS sont synonymes de bouleversements politiques, économiques et sociaux. On est à l'aube des grandes purges orchestrées par un Parti tout-puissant pour graver l'hégémonie stalinienne dans les décennies à venir. Procès truqués contre de soi-disant complots, épuration d'intellectuels par un Staline au sommet de son pouvoir, sont dans l'air du temps.

Et le « Royaume des Voleurs » est empreint de cette atmosphère délétère, malsaine, corruptrice, glauque, où chacun surveille l'autre pour s'accaparer le peu qu'il dispose encore. A tort ou à raison, tout le monde est suspect, soupçonné de trahison envers la cause, parce que tout le monde peut devenir l'ennemi du Peuple, donc du système et par-là même du Régime en place. Ainsi, le capitaine Korolev l'a très bien compris, qui se tient en retrait de cette hystérie collective qui semble gagner toute la population. Ancien de l'armée du Tsar, révolutionnaire en 1917, il n'oublie pas qu'il aurait pu devenir prêtre orthodoxe sans l'arrivée de Lénine au pouvoir. Et c'est cette ambivalence qui le rend sympathique au lecteur. Korolev a revêtu l'uniforme de la milice comme un sacerdoce, par morale chrétienne, pour sauver la société de ses maux, et a fait sienne la cause du Parti et de la Révolution socialiste, jusqu'à un certain niveau de tolérance. Lorsque celle-ci est atteinte, au lieu de devenir un dangereux réactionnaire, il s'en remet à Dieu et à saintes icônes. Moindre mal !

Dans le « Royaume des Voleurs », c'est la société russe des années 1930 qui est mise à nue, entre terreur des dénonciations et rigueur extrême des plans quinquennaux qui se suivent et affament tout le monde. Malgré les espoirs mis dans la Révolution de 1917, rien n'a changé parce que tout a été bouleversé. Les strates sociales sont toujours prégnantes, même si les leaders communistes ont remplacé l'aristocratie russe. Et le NKVD s'est substitué à l'Okhrana, la redoutable police secrète du Tsar. Il y est question d'icône miraculeuse et protectrice, de réseaux mafieux, d'intérêts politique et personnel, de faux coupables et de vraies crapules. William Ryan a réussi le pari de mélanger subtilement grande histoire de l'ex-URSS dans les années 1930 et enquête policière, personnages officiels et fictifs pour le plaisir du lecteur. Au final, cela donne une ambiance proche et réaliste du quotidien de l'époque dans un pays peu appréhendé sous cet angle. Au détour de quelques pages, il arrive même au lecteur de croiser un certain Isaac Babel presque plus vrai que nature !

D'autres blogs en parlent : Bibliotheca, Delph, Nina, Malou, Lily, Maeve, Morgouille, Yv, Sylla, Miss Alfie, Luocine, Pyrostha, Velda, Babelio ... D'autres billets, peut-être ?! Je pense en avoir fait le tour, mais sait-on jamais ! Dans le cas contraire, merci de me laisser un commentaire pour que je vous rajoute à la liste.

242 - 1 = 241 livres dans ma PAL ...

"Le royaume de Voleurs" a été lu dans le cadre d'un partenariat avec Babelio et Les deux Terres éditions. Je les en remercie tous les deux.


6 commentaires:

Dominique a dit…

La période est de celle qui me passionne mais en ce moment les polars me tombent des mains, j'en ai trop lu je crois, il me faut une petite cure de désintox

Aifelle a dit…

Je l'avais remarqué aussi dans la liste, mais je ne pouvais pas tout choisir. Je l'ai noté pour un moment calme, pour plonger dans ce monde là, il faut avoir toute sa tête !

Yv a dit…

J'avais été assez enthousiaste également pour ce polar et surtout pour le pays, le contexte historique. bien vu !

Nanne a dit…

@ Dominique : Je suis sûre que ce roman te conviendrait pour les vacances ... En plus, il parle de la Russie soviétique, ce qui est plutôt rare. C'est plus souvent l'Allemagne pré-nazie ou nazie qui est évoquée dans les policiers ! Mais celui-ci vaut par la richesse de son contexte.

Nanne a dit…

@ Aifelle : Si tu savais combien de livres me font toujours envie ;-D Mais je suis contente d'avoir découvert ce nouvel inspecteur soviétique ! J'avoue que cela m'a fait du bien de sortir un peu de l'Allemagne, même si j'en suis amoureuse ... Il faut prendre son temps pour le lire. Et la période des vacances est toujours propice pour ce type de lecture. Je peux te l'envoyer, si tu le souhaites !

Nanne a dit…

@ Yv : On est deux, au moins ! Je reconnais que l'intrigue est classique, mais j'avoue avoir été agréablement surprise par l'environnement du roman, atypique. La Russie soviétique de 1936 entre purges et guerre mondiale est très bien présentée, sans être trop lourde et contextualisée ... Cela donne un roman que l'on peut lire à plusieurs niveaux. Et c'est très bien ! J'attends la suite, maintenant ;-D