5 mai 2011

LES EAUX DU LAC PONTCHARTRAIN

  • Zola Jackson – Gilles Leroy – Mercure de France Éditions


« Zola Jackson, tu fus une bonne mère, peut-être. Maintenant, tu es pour sûr une vieille enquiquineuse et un héritage embarrassant. Tu es si noire, Zola Louisiane Jackson, et ton fils café au lait, ton fils mulâtre aux merveilleux yeux verts a ces traits fins qui répondent aux canons de la beauté blanche suprême – si noire, vieux pruneau sec, bien sûr que ton fils a honte de toi ! Bien sûr qu’il te fuit ! Tu n’iras jamais dans les hauteurs vertes et fraîches de Buckhead ; les grandes demeures du vieil Atlanta ? Et pourquoi pas le bal du gouverneur ! Ne rêve pas, ma fille : jamais tu n’y entreras, sauf à ramper sous la porte de service. Tu n’es qu’un boulet de charbon ».

Août 2005. Zola Louisiane Jackson attend l’ouragan que les services météo de La Nouvelle Orléans ont prévu. Pour tromper cette attente sourde, cette peur irréfragable des conséquences d’un tel événement naturel, la vieille Zola Jackson se souvient. Elle passe en revue le départ de son fils Caryl vers Atlanta, plus sûre, plus riche, plus cosmopolite, plus tolérante et où l’anonymat est conservé. Elle se rappelle avec une douce nostalgie et une belle fierté la réussite de son Caryl, son entrée dans l’une des plus prestigieuses universités du pays, son avenir brillant. Elle se remémore la dernière fois où il lui a rendu visite ici, en Louisiane, an août 1994. « C’était encore l’été. Un 15 août, mon jour d’anniversaire. Cette année-là, j’avais … j’avais combien déjà ? cinquante-deux ? cinquante-trois ans ? Les colibris aux fenêtres suçaient le nectar des fleurs exubérantes. Les colibris sont si petits et fébriles, ils ressemblent à cet oiseau malade qui bat des ailes dans ma poitrine, qui meurt d’être déjà mort, suçant mon sang mauvais. J’ignorais que je ne le reverrais jamais debout ».

Alors, avant que n’arrive la déferlante promise qui doit tout engloutir sur son passage – passé, présent, futur proche et lointain, individus et animaux mêlés, bicoques faites de bric et de broc – Zola Jackson s’organise pour survivre, une fois de plus, une fois encore, à une tempête tropicale. Elle stocke, tout ce qu’elle peut – nourriture, alcool pour la lampe tempête, bières, eau – dans tous les récipients possibles. Un véritable camp retranché. Voilà ce qu’est devenue sa tanière. Et Zola prie, Dieu ou le Diable, ou n’importe qui d’autre pour être entendue, pour que l’eau ne monte pas trop haut dans sa maison. « Ne vous avais-pas dit, mes hommes, de ne point vous inquiéter ? On en a réchappé, on est chez nous, bien au frais chez nous, pas comme ces pauvres cloches qui doivent s’entasser dans les refuges après des heures d’embouteillages. Votre vieille Zola sait ce qui est bien, elle va se coucher d’un cœur léger. Sa maison est debout, pas un trou dans le toit – bravo, Aaron ! Et j’ai ma chienne à mes côtés, ma si gentille compagne – merci, mon fils ! L’eau monte, oui, ça continue, il faudrait des bottes tant on patauge mais j’ai connu ça toute ma vie, n’est-ce pas ?, l’eau qui noie le porche, qui atteint parfois jusqu’à un mètre dans la cuisine … et le lendemain un soleil lustral séchait jusqu’à la dernière goutte et toute la maison, tout le quartier brillait comme un sou neuf. J’ai confiance en ce soleil rouge que je vois darder entre les nuages. Je vous embrasse, mes hommes, je vous serre contre moi de toutes mes forces vaines. Lady et moi, on monte dormir. Le soleil revenu se coucher, imitons-le ».

Et le malheur arrive. Promis par la météo, relayé par les autorités locales. Les eaux de la lagune, de Pontchartrain, ont envahi les quartiers de Gentilly, les plus pauvres, les moins bien protégés contre ce genre d’intempérie. Une fois de plus. C’est chaque fois le même rituel. Les secours, les quartiers que l’on défend, ce sont pour les autres, ceux des belles maisons solides de La Nouvelle Orléans, du quartier Français, touristique. Ici, à Gentilly, les maisons sont construites avec tout ce que leurs propriétaires ont trouvé. Des planches pourries, généralement. Comment auraient-elles pu tenir face au déferlement de ces eaux boueuses, marécageuses, fangeuses, vaseuses, tortueuses, dévastatrices ? « … Des boîtes d’allumettes, oui, toutes blanches, foutues ayant pris l’eau. Elles n’étaient pas faites de planches, nos demeures, mais d’allumettes rompues en miettes, broyées dans les mâchoires du tourbillon … c’était ça, notre quartier ».

« Zola Jackson » de Gilles Leroy où l’histoire simple et émouvante d’une femme déclinante, noire américaine, prise dans la tourmente de l’ouragan Katrina. Zola Jackson, ancienne institutrice pour les gamins noirs du quartier de Gentilly à La Nouvelle Orléans, écartée, mise au rebut en raison de son goût prononcé pour l’alcool. « Zola Jackson » où l’histoire d’une femme qui s’est toujours tenue vent debout face aux catastrophes, aux cataclysmes, aux malheurs que l’existence a mis sur son chemin. Tel un roc insubmersible, la vieille Zola Louisiane Jackson fait non seulement face à son destin avec une force de caractère à toute épreuve, mais lutte aussi contre les avaries de la nature. Alors qu’autour d’elle tout le monde fuit, détale, s’affole, alors que la région est en proie à l’hystérie collective, Zola Jackson s’organise pour rester chez elle, et tenter de sauver ce qu’elle peut. Alentour, c’est le chaos, la fin du monde, d’un monde surtout – celui des quartiers les plus misérables, les plus désœuvrés de La Nouvelle Orléans. Et tout le monde hurle, crie, pleure, appelle au secours, prie en vain un Dieu qui ne les entend pas, attend désespérément l’arrivée d’hypothétiques secours. Les ballets d’hélicoptères et de canots des gardes-côtes maintiennent, tant bien que mal, ce lien ténu entre espoir et désespoir, entre lutte pour la survie et abandon. Et Zola Jackson, penchée à l’étage de sa maison, observe ces scènes à peine croyables comme détachée de la réalité. Elle n’est plus à un cyclone près, elle qui a connu Betsy et Yvan, avant Katrina. Seulement Zola Jackson s’acharnera, coûte que coûte, vaille que vaille, jusqu’à son dernier souffle. Pour Caryl. Pour Lady.

« Zola Jackson » ou la vie d’une femme tenace et rebelle, à la force de caractère exceptionnelle, tout à la fois fragile et déterminée à ne jamais ployer, jamais plier, jamais céder sous le poids des épreuves passées, présentes et à venir. Zola, une femme d’exception comme on en fait peu, qui prouve – par la plume délicate de Gilles Leroy – qu’avec de la pugnacité, de la volonté, on arrive à retourner à la vie. « Zola Jackson » de Gilles Leroy, magnifique texte d’espoir qui ne s’oublie pas. « Je nageais. Enfin je nageais. J’ai toujours rêvé, depuis toute petite, depuis mes premières escapades au lac, rêvé de faire la planche et envié mes camarades qui semblaient trouver à cette apesanteur une joie supérieure, une extase, peut-être, esprit et corps réconciliés ».

D'autres blogs en parlent : Biblio du Dolmen, Fardoise, Sonetchka, Lili Galipette, Karine:), Theoma, Mimi, Papillon, Amanda, Edelwe, Stephie76, Mirontaine, Chiffonnette, Cathulu, Lou, Stemilou, Midola, Clara, A propos de livres, In Cold Blog, Kathel ... quelques autres chez BoB ! J'espère n'avoir oublié personne. Dans le cas contraire, merci de vous faire connaître par un petit mot !

"Zola Jackson" m'a été très gentiment prêté par Lou, que je remercie pour sa (trop grande) patience à mon égard. Il va aller rejoindre sa propriétaire.


244 - 1 = 243 livres en attente dans ma PAL ...

15 commentaires:

Brize a dit…

Un roman qui m'a marquée !

Dominique a dit…

Un roman que je me suis promis de lire mais avec du recul, lorsque tous les blogs en parlent j'ai une impression d'obligation et de trop plein, j'aime bien laisser passer du temps, j'apprécie ce billet qui vient me rappeler qu'il est peut être temps, j'ai noté aussi chez Aifelle un roman sur Bhopal, décidément les cataclysmes me guettent jusque dans la lecture

Aifelle a dit…

Je copie tout sur Dominique, j'ai envie de le lire depuis sa sortie, mais on l'a un peu trop vu sur les blogs, d'où une impression de saturation. Mais je ne le perds pas de vue.

Allie a dit…

Je suis un peu comme Dominique et Aifelle. Mais bon, ton billet est excellent et donne très envie de se pencher sur ce roman. Je garde dans un coin pour plus tard!

Kathel a dit…

Moi aussi, je l'ai lu... et apprécié le personnage de Zola...
http://lettres-expres.over-blog.com/article-gilles-leroy-zola-jackson-58082662.html

Mangolila a dit…

Sur le même thème , j'ai lu "Ouragan" de Laurent Gaudé. Je pense que je vais m'écarter un moment de ces livres cataclysmes qui me bouleversent tellement même s'ils sont très bien écrits.

Manu a dit…

Un roman qui me fait envie et dont j'attends la sortie en poche.

Leiloona a dit…

Je voulais le lire dès sa sortie ... maintenant autant attendre sa sortie en poche ! :P

Nanne a dit…

@ Brize : Avant sa lecture, je ne comprenais pas. Maintenant, je sais pourquoi ce roman marque les esprits ... Il est vraiment magnifique !

@ Dominique : Je suis comme toi, je préfère attendre que le souffle passe sur les blogs avant d'entreprendre la lecture de certains livres ... Mais là, je reconnais que j'ai goûté et apprécié mon plaisir de le découvrir !

Nanne a dit…

@ Aifelle : Il ne faut pas passer à côté de ce roman, même s'il a été beaucoup lu et chroniqué. C'est réellement un très bon livre, pudique, drôle, émouvant et parfois violent ... Humain, presque !

@ Allie : Merci ;-D Mais, surtout n'oublie pas de le lire, parce que c'est un roman dans lequel le personnage principal nous parle pour nous raconter son histoire personnelle, sa joie et sa souffrance ... C'est un livre très fort et très court !

Nanne a dit…

@ Kathel : Rajoutée sur la longue liste des fans de cette intrépide Zola Jackson ... Femme forte et fragile à la fois. Une héroïne, en fait !

@ Mango : Je n'ai pas encore lu "Ouragan" de Laurent Gaudé, mais depuis ce roman, j'ai bien envie de le tenter ! Je vais quand même attendre, pour ne pas faire de comparaison, au cas où ...

Nanne a dit…

@ Manu : Si tu veux le lire en poche, mon petit doigt me dit que tu n'auras pas à attendre bien longtemps !

@ Leiloona : Si tu savais le nombre de livres que je voulais lire à leur sortie et que j'ai découvert en poche par la suite, tu serais très étonnée ;-D Mais, comme pour Manu, tu n'auras pas à attendre très longtemps avant sa (prochaine) sortie en poche !

L'or des chambres a dit…

Dans ma PAL aussi, mais j'ai un peu d'être déçu après mon excellente lecture d'Ouragan (peur de faire, malgré moi, une comparaison)

L'or des chambres a dit…

(un peu peur d 'être déçu voulais je dire...)

Nanne a dit…

@ L'or des chambres : Je vais te rassurer en te conseillant fortement de lire ce magnifique roman de Gilles Leroy. Je n'ai pas encore lu "Ouragan" de Laurent Gaudé, même si j'en ai très envie, mais celui-ci est vraiment merveilleux ... Tu peux me croire !