14 mai 2011

NAITRE VICTIME, NAITRE COUPABLE

  • La marque du père – Michel Séonnet – L'un et l'autre Gallimard Éditions



« Mais t'ai-je vraiment entendu dire ces mots-là – « groupe sanguin » - ou bien ai-je recousu l'affaire bien plus tard, lorsque d'avoir lu dans des livres, j'ai su ? Le silence entre nous vient sans doute de plus loin, quand j'étais tout petit, un jour où j'aurais été dans tes bras, ou bien couché sur toi, dans l'herbe, tu profitais de l'été, tu avais pris une herbe et tu me taquinais. J'avais voulu t'imiter. Pas dans l'œil !, tu m'avais dit. Tout le monde savait bien que tu étais chatouilleux. Alors : Guili-guili, sous ton bras, guili-guili, et l'herbe qui chatouille autour de ce petit rond bleu comme si c'était le point marqué, là qu'il fallait chatouiller pour que ça produise le plus d'effet. Arrête ! C'était un cri très fort. Très sec. Une voix de colère sans doute inconnue. J'ai pleuré. C'est rien, a dit maman qui m'a pris dans ses bras. Toi tu t'es relevé, et tu es parti. Colère du père pour un guili-guili ? Je n'ai rien compris. Ou plutôt, j'ai compris qu'il ne faudrait jamais plus, que ce que j'avais touché là c'était la marque même du silence dont personne ne devait jamais parler ».

Quelle image de son père, Michel Séonnet peut-il bien conserver après sa mort ? Quels souvenirs, profondément ancrés dans son esprit, peuvent ressurgir à la faveur d'un 60ème Anniversaire de la Libération, lui qui refuse de le fêter sereinement dans la paix retrouvée ? Quelle marque son père lui a-t-il laissée, imprimée à jamais dans sa mémoire d'homme, dans sa vie, dans sa chair, comme un signe de différenciation, de honte, d'opprobre, d'humiliation irréversible face aux autres ? Ce père, donneur de sang universel et si fier de pouvoir sauver une existence, porte en lui, sur lui, la marque d'une infamie. « Après tout, qu'est-ce qui me prouvait, lorsque j'étais enfant, que tous les papas n'avaient pas, comme toi, ce rond bleu tatoué sous le bras, ou une autre de ces lettres – le A, le B – qui disaient le groupe sanguin puisque c'était ça ton explication la seule fois où j'avais osé demander (à la plage peut-être, ou dans le jardin, un jour où tu étais torse nu), où j'avais essayé de demander, plutôt, parce que, les mots ne venant pas, je n'avais pu faire autre chose que fixer avec une telle intensité la marque sous ton bras que toi, pour te débarrasser de ce regard, pour pouvoir baisser le bras sans avoir l'impression que tu le refermais aussi sur mon regard inquisiteur fiché là comme une tique suçant ta vie et ton secret : « groupe sanguin », tu avais dit […] ».

Comment vivre, survivre, exister presque face à ce père entré dans la Milice de Darnand à vingt ans, puis intégré dans la Division Charlemagne et, en bout de course – comme en bout de souffle – dans les Waffen SS ? Que reste-t-il à un fils après une telle histoire, un tel passé marqué par le déshonneur d'avoir appartenu aux collaborateurs, aux complices de la haine, aux serviteurs zélés du racisme et de l'antisémitisme ? Pour tenter de comprendre un tel engagement, Michel Séonnet partira sur les traces de Joseph, son père, remontant le temps. Il ira à Marseille, berceau des origines paternelles, pour essayer de déceler le moindre indice lui permettant de reconstituer le puzzle, de trouver un embryon de réponse. Mais à Marseille, comme ailleurs, l'auteur se heurtera encore et toujours à la crainte d'être découvert et puni, aux remords pour les actes commis par ce père qu'il aime malgré tout. « La première fois où je suis venu seul à Marseille – mais aujourd'hui encore je ne suis pas sûr d'y avoir complètement échappé – ma hantise était de croiser quelqu'un qui m'aurait arrêté en pleine rue (un des anciens camarades de mon père, ou pire : une de ses victimes), croyant me reconnaître, ou me trouvant au moins un air de ressemblance : J'ai connu un Séonnet, pendant la guerre. Vous ne seriez pas son … Il m'est arrivé à plusieurs reprises, d'hésiter à donner mon nom – notre nom – devant des personnes de sa génération. Surtout lorsque c'étaient des Juifs ! Est-ce que la malédiction porte sur le nom ? Pendant longtemps, je me suis contenté de signer de mon prénom suivi de l'initiale du nom. Quand on me demandait, je disais que je ne savais pas pourquoi ».

Un vrai chemin de croix. Une montée au calvaire que ce retour sur un passé qui ne passe pas, comme si l'auteur marchait pieds nus sur les braises ardentes, comme s'il faisait sienne une faute dont il n'était en rien coupable. Seul le silence était en soi déjà une réponse, comme un aveu voilé, pudique ou – pire – méprisant, de la faute commise. « Mais je ne savais pas jusqu'à quel point cet épisode-là devait être couvert de silence, les autres n'en parlaient pas, du coup je préférais me taire. Pourtant j'aurais pu me lancer dans quelque récit imaginaire, inventer des histoires, après tout, ce silence, cette faille auraient pu provoquer en moi une sorte d'appel de mots qui m'aurait permis de me sortir haut la main de ces situations difficiles. Il n'en a jamais rien été. A tes silences, j'ai répondu par le silence. Et d'ailleurs, il m'est toujours aussi difficile de raconter. Comme si j'avais le sentiment que le récit ne sera jamais que l'ombre de la réalité, qu'on ne peut approcher la vérité des choses (et des personnes) qu'à l'écoute patiente de leur silence ».

« La marque du père » ou l'analyse introspective de Michel Séonnet sur ses relations avec son père. Où, plus exactement, avec l'histoire de ce dernier. La question qui est ici posée en filigrane est comment ne pas se sentir blâmable, responsable d'un tel engagement ? Comme toujours, les enfants endossent ce crime, le font leur et tentent – tant bien que mal – de vivre avec ce fardeau.

Dans « La marque du père », l'auteur a essayé de s'expliquer le comportement de ce père qui avait endossé l'uniforme de la milice. Erreur de jeunesse ? Même pas. Simplement obéissance à l'hégémonie paternelle. Rien de plus. Au lieu de s'opposer, de fuir pour exister et conserver sa dignité d'homme, son père a suivi la conviction paternelle, l'a faite sienne. C'est le reproche voilé et pudique que fait ici un fils à son père défunt.

Michel Séonnet, quant à lui, bifurquera pour se démarquer de cette histoire tout à la fois filiale et familiale. Il sera le compagnon de route d'Armand Gatti, résistant, déporté, combattant aux côtés des Alliés en 1944. D'extrême gauche, aussi. Comme pour conjurer définitivement le mauvais sort. L'engagement, certes, mais à contre-courant de tout ce que l'auteur a vécu, entendu, lu dans son enfance, dans sa jeunesse. Il ira jusqu'à flirter avec la RAF (Rote Armee Fraktion « Baader Meinhof »).

« La marque du père » est un texte abrupt, sec, sans fioritures et sans concession. Michel Séonnet ne tourne jamais autour du pot et appuie où ça fait mal. Phrases courtes, haletantes presque jusqu'à l'oppression, il nous raconte son cheminement pour tenter de se dégager de l'emprise d'un tel passé. C'est simple, c'est juste et c'est très beau.

« Mais c'était peut-être la première fois que je parvenais à m'émanciper de notre peur. J'avais trouvé un biais pour pouvoir contourner notre obligation de silence. Ou plutôt : l'alternative n'était plus entre parler ou se taire ; dénoncer ou accepter. Il y avait un chemin critique possible qui ne se résumait pas à être pour ou contre toi ».


D'autres blogs en parlent : Passion du livre, Moustafette (qui m'avait donné envie de le lire).

Impossible de ne pas faire un lien avec le recueil de nouvelles d'Aragon, "Le collaborateur et autres nouvelles".


243 - 1 = 242 livres dans ma PAL ...

9 commentaires:

Yv a dit…

J'avoue que ton billet titille ma curiosité, je me laisserais tenter facilement. C'est assez peu fréquent de lire des livres de fils de miliciens.

zarline a dit…

Un sujet vraiment intéressant. Je lis peu de textes "autobiographique" mais je pourrais me laisser tenter par celui-ci. J'aime beaucoup la sincérité qui ressort de tes extraits.

Dominique a dit…

Toc je vais l'ajouter à ma liste immédiatement pour deux raisons, une le sujet pas très souvent abordé, récemment j'avais lu le Ramon de Dominique Fernandez et c'est tout à fait intéressant.
Et puis j'aime beaucoup cette collection qui contient quelques petites merveilles

moustafette a dit…

Je ne suis pas étonnée que le livre t'ait plu. Et c'est aussi l'occasion de découvrir le turbulent Armand Gatti, personnage unique en son genre.

Aifelle a dit…

Comme Dominique, je trouve que cette collection recèle des trésors, et c'est un thème qui m'intéresse. Ce fardeau porté par les enfants, alors que les pères ne manifestent pas de remords ..

emmyne a dit…

Impressionnant, ce livre comme ton billet. Je note aussi les textes d'Aragon que je ne connais pas du tout.

Nanne a dit…

@ Yv : Cet essai est absolument à lire, sans l'ombre d'un doute. Il est puissant et pose les bonnes questions ! Et puis, il est encore assez rare d'oser parler franchement du passé de son père, surtout dans un tel contexte ... Ce livre se lit tout seul. Et on se pose beaucoup de questions après la fin de sa lecture !

@ Zarline : C'est une autobiographie et un essai pour tenter de se dégager de la "marque" de son père. L'auteur a souffert de cette situation et semble s'en être dégagé par l'écriture et son compagnonnage avec Armand Gatti pour qui il avait beaucoup d'affection et d'admiration ... Dans tous les cas, un texte fort à lire !

Nanne a dit…

@ Dominique : Tu as de la chance d'avoir déjà lu "Ramon" de Dominique Fernandez ! Il m'attend dans ma PAL ... Mais il faut lire ce texte court, sobre, net et sans ambigüités pour comprendre les conséquences de tels engagements pour son entourage proche. Et puis, cette édition contient de vraie pépite. J'en possède un autre sur le même thème et dans la même collection.

@ Moustafette : Il était presque évident que ce livre allait me plaire ! Surtout, il est très bien écrit. Ce qui ajoute encore du plaisir à sa lecture ... Et une belle occasion pour moi d'en savoir plus sur ce drôle de personnage qu'était Armand Gatti, peu connu pour ma part.

Nanne a dit…

@ Aifelle : C'est presque un livre incontournable à lire pour essayer de comprendre les comportements des enfants de collaborateurs. L'auteur parle avec pudeur et retenue de son père qu'il aime malgré ce passé. Mais il revient sur cette "faute" dont il se sent coupable, alors qu'il n'a rien fait de mal ... En Allemagne, il y a plus d'ouvrages traitant de ce sujet. Et on perçoit tout le poids de la souffrance de ces descendants - enfants et petits-enfants, souvent - et leurs difficultés à se dégager de cette histoire.

@ Emmyne : Les textes d'Aragon sont en éditions 2€ chez Folio et sont très beaux à lire. Et ce livre est aussi un lien avec une autre facette de notre propre histoire collective ... Ce serait bien si on commençait vraiment à en parler librement ! Mais les tabous sont difficiles à faire tomber.