- Tête de nègre - Daniel Picouly - Librio 2€ n° 209
"3 septembre 1792. Le bruit du couperet dévala du ciel. Un ciel bleu qui n’attendait que ça pour crever. Le choc percuta les bastaings de l’échafaud. Plein centre. L’onde se propagea comme une toile d’araignée au-dessus du crâne de l’Edmond et du Rouquin. Ils attendaient là, cachés juste à l’aplomb de la guillotine. L’orage roulait au loin. Edmond dressa l’oreille pour saisir au passage ce grattement furtif sur l’osier. Le bruit d’un rat qui filoche dans son trou. Une tête venait de tomber dans le panier. Une tête anonyme de ci-devant".
Paris sous le signe de la Terreur. En cette année de l’an de Grâce 1792, la Veuve Noire tourne à plein régime, débitant des têtes à tour de bras. Il faut reconnaître que ce n'est pas les aristocrates qui manquent dans la capitale. Le bourreau n'a pas le temps de s'ennuyer. Il travaille à temps plein ces temps-ci. Place du Carrousel, même les Poissardes sont fatiguées de chanter la Carmagnole pour déchaîner la foule présente qui assiste au spectacle macabre. Cette foule n’est d’ailleurs pas la seule à observer les têtes qui tombent dans la sciure, les unes après les autres. Edmond, alias Ed Cercueil, attend lui aussi impatiemment une tête bien particulière. Celle du fils du marquis d’Anderçon, un jeune homme métis aux yeux bleus. Avant que le couperet ne tombe, Germain d’Anderçon a murmuré une phrase pour le moins sibylline pour Ed Cercueil. « Ma mère, mon père, punissez Delorme !… Edmond se récita les derniers mots du jeune homme pour les graver dans sa mémoire. Un filet de sang mauve lumineux s’insinua par la jointure des planches. Il le recueillit dans la petite fiole pendue à son cou par un lacet de cuir. Remplie, elle ressemblait à une améthyste oblongue ».
Ni une, ni deux, le marquis demande à Ed de retrouver la tête de son cher fils afin de lui donner une sépulture chrétienne, en bon aristocrate qui se respecte. "Il y a tout un trafic macabre autour des têtes de guillotinés. Je vous passe les détails. Nous avions des assurances. Mais nous avons été trahis. C'est insensé, mais ... on a volé la tête de notre fils. Edmond n'était même pas surpris. Tout le monde savait que ce genre de trophées était très recherché par des apothicaires, des chirurgiens, des étudiants en médecine, des montreurs de baraque foraine ou simplement des collectionneurs". Pour cette mission de haute voltige dans un monde pour le moins violent et sans concession, le marquis d'Anderçon lui adjoint Jonas - alias Fossoyeur Jones - surnom venant de sa profession. Voilà Ed Cercueil et Fossoyeur Jones en partance pour Haarlem, situé derrière les Jardins du Luxembourg, à la recherche d'une tête d'aristocrate métisse pour le moins convoitée ... et pas que par la famille du mort.
Leur enquête les mènera dans une gargote minable, "La gamelle de la Révolution". La tenancière leur conseille de renoncer à cette expédition, sous peine d'être transformés en petits pains à viande. C'est une sale affaire et la tête se trouve entre de trop mauvaises mains. De gargotes en bagarres, de maquereaux boulangers en courses-poursuites, Ed Cercueil et Fossoyeur Jones arriveront - enfin - à approcher Delorme, "Noir venu de Saint-Domingue après les évènements terribles de l’an passé dans cette île. Il est arrivé avec ce Fournier, qu’on appelle l’Américain. Il fut, paraît-il, un compagnon de Toussaint Louverture. Après un bref séjour à Bordeaux, il s’est installé à Paris. On ne sait pas trop de quoi il vit. Il habite dans le quartier derrière le Luxembourg où se sont regroupés un grand nombre de Noirs. […] C’est Delorme qui règne sur cette Cour des miracles. La police laisse faire. [...] D'ailleurs, Delorme est un indicateur appointé". Ce que ces deux loufiats vont découvrir dépassent la réalité et l'entendement. Entre rites vaudous et croyances africaines, rien ne leur sera épargné. Quant à la tête aux yeux bleus qui est une perle rare et qui vaut son pesant d’or, allez donc savoir pourquoi elle est l'objet d'une telle course à l'échalote !
En reprenant les personnages d’Ed Cercueil et de Fossoyeur Jones, rencontrés dans les romans du célèbre romancier américain Chester Himes, Daniel Picouly a voulu rendre un hommage appuyé à ce grand auteur du roman noir. « Tête de nègre » reprend le style des romans noirs américains de Chandler, Hammet ou Himes. Et pour être noir, ce récit l’est, je vous l’assure ! En effet, sur fond de pagaille révolutionnaire, Daniel Picouly transporte deux Noirs en pleine Terreur à la recherche d’une improbable tête d’un aristocrate métis, amant platonique de la princesse de Lamballe.
Dans « Tête de nègre », le lecteur sera quelque peu surpris de trouver un quartier surnommé Haarlem où les Noirs de Paris se concentrent, des carrosses publics jaunes qui transportent le peuple et non plus seulement les aristocrates en goguette, au cri de Yeil ! Ho ! Kab ! Au détour de cette promenade quelque peu délirante, le lecteur un peu attentif se retrouvera au cœur du quartier de Les Nox, référence au jazz d’Harlem à New York. Enfin, allant de surprise et étonnement, il assistera à la rencontre fortuite d’un jeune général de trente ans, fils d’un noble et d’une esclave et qui donnera à la France l’un de ses plus grands écrivains classiques. "Tête de nègre" est un policier atypique et un récit à clés. C'est tout à la fois drôle, saignant, morbide, macabre, à l'humour noir et tranchant comme la guillotine. On se retrouve dans une atmosphère entre Eugène Sue et les romans noirs américains des années 1950, où la violence côtoie le cynisme désabusé.
D'autres blogs en parlent : Wens, Nouchki76 ...
Ce court récit est une relecture attentive et enchantée ...
2 commentaires:
Picouly en historien ! c'est rigolo ça
je ne suis pas fan de Picouly mais la période choisie elle m'intéresse beaucoup, ton billet est très incitatif comme d'habitude
je vais l'ajouter à ma liste de lectures probables
@ Dominique : Picouly en historien ! Et ce n'est pas la seule fois. Il a aussi écrit "L'enfant léopard" qui se situe à la même période (la Révolution française) ... Et drôle, ce petit livre, en plus. Bien écrit, à sa façon. Et un très bel hommage à un auteur de romans noirs américains, Chester Himes, dont il reprend les deux personnages. A découvrir à l'occasion ;-D
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