20 septembre 2011

LA FOLIE DES SOEURS PAPIN

  • Les Bonnes - Jean Genet - Folio n° 1060


"Vous me détestez, n'est-ce pas ? Vous m'écrasez sous vos prévenances, sous votre humilité, sous les glaïeuls et le réséda. On s'encombre inutilement. Il y a trop de fleurs. C'est mortel. Je serai belle. Plus que vous ne le serez jamais".

Voici une vraie pièce de théâtre qui bouscule les canons classiques du genre. Une pièce où se mêle le drame ambigu de la misère sociale et la violence d'une situation de soumission devenue insupportable. Avec "Les Bonnes", Jean Genet a voulu établir un réel malaise chez le spectateur. Et il y réussit très bien ! Le thème, à lui seul, suffit à susciter la gêne. Directement inspiré d'un fait divers des années 1930, "Les Bonnes" raconte les relations ambivalentes, ambisexuées de deux sœurs - Christine et Léa Papin -, dans le monde feutrée de la bourgeoisie de province de l'époque.

C'est un huis clos entre Claire et Solange. Dans la solitude de leur mansarde, elles échangent leur rôle comme on se prête un vêtement. Elles s'inventent une vie pour mieux s'extraire de leur condition de bonnes à tout faire, de domestiques, de soubrettes, de sans-grades. Claire, dans un état de psychose paranoïaque, devient Madame, la maîtresse de maison. Elle décharge alors toute la haine, l'aversion, l'antipathie, le mépris qu'elle porte en elle. Cette amertume, elle la déverse contre Madame,
contre la société, se la renvoie à elle-même, à sa sœur. Solange devient Claire dans ces moments, subordonnée à Madame, assujettie à la violence de sa sœur. Tout ce qu'elles n'osent renvoyer au visage de Madame, elles se le crachent à la figure, tel un venin mortel. "Solange - [...] Je connais la tirade. Je lis sur votre visage ce qu'il faut vous répondre et j'irai jusqu'au bout. Les deux bonnes sont là - les dévouées servantes ! Devenez plus belle pour les mépriser. Nous ne vous craignons plus. Nous sommes enveloppées, confondues dans nos exhalaisons, dans nos fastes, dans notre haine pour vous. Nous prenons forme, madame. Ne riez pas. Ah ! surtout ne riez pas de ma grandiloquence ...".

Monsieur a été arrêté pour des raisons obscures sur lettre de dénonciation. C'est Claire qui a rédigé celles-ci, parce qu'elle soupçonne Solange d'être la maîtresse de Monsieur. "Tu accompagnais Monsieur, ton amant... Tu fuyais la France. Tu partais pour l'île du Diable, pour la Guyane, avec lui : un beau rêve ! Parce que j'avais le courage d'envoyer mes lettres anonymes, tu te payais le luxe d'être une prostituée de haut vol, une hétaïre. Tu étais heureuse de ton sacrifice, de porter la croix du mauvais larron [...]". Posture intenable pour Claire, qui perd l'autre moitié d'elle-même : Solange. En devenant Madame, elle se transforme elle aussi en maîtresse virtuelle de Monsieur. Malheureusement, dans ce puzzle implacable, Madame est la pièce de trop, celle dont il faut se débarrasser. Cela sera chose faite. Symboliquement.

Les sœurs forment un couple sadomasochiste, allant de la relation conflictuelle au couple fusionnel. Elles se détestent mais ne peuvent se séparer, ni changer leur condition d'origine. Au travers de la haine pour Madame, Claire / Solange et Solange / Claire jouent le jeu de la domination, de l'emprise, de l'asservissement, de la soumission. Les personnages frisent la schizophrénie, inversent rôles et fonctions. Parfois, au cours de cette lecture oppressante, on ne sait plus qui parle à qui. Est-ce Claire qui adresse des reproches à Solange ; ou bien Claire qui se parle en se prenant pour Madame et s'invective. On sort de cette lecture avec beaucoup de questions sur la construction des personnages, sur ce duo tragique et violent, sur les interdits moraux, particulièrement l'homosexualité supposée des deux sœurs. "Car Madame est bonne ! Madame est belle ! Madame est douce ! Mais nous ne sommes pas des ingrates, et tous les soirs dans notre mansarde; comme l'a ordonné Madame, nous prions pour elle. Jamais nous n'élevons la voix et devant elle nous n'osons même pas nous tutoyer. Ainsi Madame nous tue avec sa douceur ! Avec sa bonté, Madame nous empoisonne. Car Madame est bonne ! Madame est belle ! Madame est douce !".

Écrite en 1947, "Les Bonnes" est une pièce très dure, très osée pour l'époque. Mise en scène la même année par Louis Jouvet, celle-ci a été très mal accueillie à sa création avec une critique acerbe et nombreuse qui lui a reproché sa longueur et son sujet malsain. Personnages dérangés, perturbés psychiquement, abandonnées et élevées chez les religieuses, les sœurs Papin ont développé des pulsions morbides, pour se venger des malheurs de leur existence.

Dans "Les Bonnes", Jean Genet appuie sur le comportement schizoïde de Claire et Solange, entre envie de meurtre et dévouement quasi sacrificiel pour leur maîtresse. Il les fait tout à la fois compatir à la douleur de celle-ci et haïr cette femme à la générosité trop large pour être naturelle, spontanée. Avec cette pièce de théâtre, l'auteur nous ouvre les portes de la folie mystique, de la psychose et nous laisse à voir un univers au bord du gouffre, border line. Comme sa propre existence ! "Les Bonnes" très en avance pour l'époque, laisse un arrière-goût de trouble et d'inconfort. Un sentiment d'assister à une lente descente aux enfers de deux sœurs s'enfermant dans leur folie jusqu'à l'autodestruction. Une pièce lourde et dépouillée à la fois. Étrange et fascinante comme la folie.


D'autres blogs en parlent : Everina, Mango, Marie Ordinis ... D'autres, peut-être ?! Merci de me prévenir par un commentaire, que je vous ajoute à la liste.


232 - 1 = 231 livres dans ma PAL ...

8 commentaires:

Anonyme a dit…

Superbe pièce en effet, je l'ai vu interpréter par Alfredo Arias, qui jouait Madame : énorme !

In Cold Blog a dit…

J'aime beaucoup cette pièce que j'ai relue plusieurs fois déjà (@ Ys : Arias en Madame, veinarde !)
Dans un autre style, j'ai également beaucoup aimé Les blessures assassines dont tu publies une photo ici également.

Manu a dit…

Elle a l'air en effet particulière cette pièce. Et difficile d'accès, non ?

dasola a dit…

Bonjour Nanne, j'ai lu la pièce il y a quelques années et j'ai surtout vu le très très bon film de Jean-Pierre Denis: Les blessures assassines avec Sylvie Testud et Julie-Marie Parmentier que je recommande. J'avais aussi vu un documentaire sur les soeurs Papin. La plus jeune est morte octogénaire, il y a quelques années. Ce thème "rapport maître/valet" (ou maîtresse / servante) est passionnant du point de vue psychologique. Bon dimanche.

Lounima a dit…

Voilà que tu me donnes bien envie de découvrir cette pièce alors que je ne suis habituellement pas vraiment théâtre... ;-)

Nanne a dit…

@ Ys : C'est une des pièces que je préfère chez Jean Genet pour la force de ses personnages. En plus, il aborde le thème de la psychose paranoïaque comme je l'ai rarement lu dans une pièce de théâtre ! Je ne l'ai jamais vu jouée ... Et je t'envie de cette chance !

@ ICB : J'ai aussi relu cette pièce plusieurs fois et j'ai très envie de la voir jouer ! Et je me souviens très bien des "Blessures assassines" qui m'a fait découvrir Sylvie Testud et son jeu ...

Nanne a dit…

@ Manu : Elle est très particulière, comme l'ensemble de l’œuvre de Jean Genet, d'ailleurs ! Elle n'est pas vraiment difficile d'accès, mais elle peut gêner dans la lecture en raison de la violence qu'elle sous-tend ... Mais cette pièce est à voir et/ou à lire pour découvrir l'univers de son auteur.

@ Dasola : C'est une pièce de théâtre passionnante en raison des thèmes abordés, dont la relation de dépendance entre maîtresse/servante, la psychose développée et le fait qu'une des sœurs soit border line, entre autre ! J'ai aussi beaucoup aimé le film avec Sylvie Testud. Des sœurs Papin, Une a été condamnée à mort, l'autre est décédée il y a peu de temps. Elle vivait à Nantes ou Rennes, dans une famille qui la considérait comme la grand-mère ... Drôles de personnalités, quand même !

Nanne a dit…

@ Lounima : C'est une très belle pièce de Jean Genet, mais pas facile à aborder si tu ne connais pas le contexte ... Mais elle donne surtout envie de découvrir d'autres ouvrages de cet auteur singulier dans le paysage littéraire français !