4 septembre 2011

LA MARQUE DU PERE

  • Un long silence - Mikal Gilmore - Sonatine Éditions



"Je fais un rêve terrible.
Dans ce rêve, c'est toujours la nuit. Nous sommes dans la maison de mon père - une vieille maison d'un brun charbonneux des années 1950, dotée de bardeaux, à deux niveaux, délabrée. Elle est située à l'extrémité de la périphérie d'une ville américaine moribonde, coincée entre les lumières de la nuit et les cheminées fumantes de gigantesques usines. Devant la maison, la séparant d'une forêt dans laquelle je n'ai pas le droit de pénétrer, s'étire une voie ferrée éclairée par la lune. Dans ce rêve, on entend toute la nuit durant le sifflement d'un train qui hurle au loin, annonçant l'approche d'un wagon de voyageurs venu d'un autre monde. Mais, pour une raison ou une autre, aucun train n'arrive jamais. Il n'y a que le hurlement
".

Il semblerait que chacun d'entre nous porte en lui son histoire familiale, cachée dans quelques sombres recoins de son âme - ou de ses gênes -, avec ses secrets enfouis, ses non-dits fardés, masqués. Cette histoire abritée sous des décennies de voiles obscurs, de mystères ténébreux, de secret jamais levés, déterminerait plus ou moins nos actes - conscients ou non -, et nous mènerait tout droit à notre destin. Mikal Gilmore, quant à lui, aura tout fait pour échapper à cette malédiction filiale. Il faut reconnaître pour sa défense que le garçon partait avec un sacré handicap génétique. Un de ses frères n'était autre que Gary Gilmore, le condamné à mort le plus célèbre des États-Unis au milieu des années 1970 et qui inspirera à Norman Mailer son célébrissime "Chant du bourreau". Mais avant d'en arriver à se sauver de lui-même, Mikal Gilmore a voulu savoir, comprendre les tenants et les aboutissants de son histoire personnelle, originelle, intime, comme pour ne pas être englouti - à son tour - par celle-ci. "C'est comme si le passé de ma famille avait acquis pour moi la dimension d'un mystère. Je veux savoir si, en examinant notre histoire, je peux y trouver une clé - un événement qui pourrait expliquer ce qui a causé tant de pertes et de violence. Peut-être que si je trouve quelques réponses, je parviendrai à éviter des pertes supplémentaires".

Remontant les fils emmêlés, embrouillés, intriqués de sa propre histoire, Mikal Gilmore va disséquer le passé intime de Bessie Brown, sa mère. Cette jeune femme, élevée dans l'idéologie mormone en plein cœur de l'Utah, au sein d'une fratrie de neuf enfants, poussera - sans beaucoup d'affection - comme une herbe folle. Ballottée, bousculée, elle s'affranchira petit à petit de cette éducation rigoureuse et aliénante, passant dans le camp des rebelles, jugée et condamnée par les siens. La mort tragique de sa jeune sœur Alta, signera le début de la fin de cette lignée maudite, qui ne connaîtra que les coups du sort, la violence, la marginalité, le reniement, la folie. "C'était l'endroit où, plus de soixante auparavant, la vie des Brown avait sombré dans une tragédie soudaine dont l'impact effroyable n'a jamais été ni oublié ni éradiqué. A la lueur du soleil couchant, on aurait presque dit qu'il restait une tache de sang sur le sol - du sang qui avait coûté tant d'espoir et, dans l'esprit de ma mère, annoncé une ruine si inébranlable que ni le temps ni les intempéries ne l'effaceraient jamais". Bessie refusait la violence, la haine, la loi du Talion des prédicateurs Mormons. Elle était convaincue que l'on pouvait prévoir les meurtres et, donc, les empêcher. Or, en Utah au début du 20ème Siècle, les
exécutions de meurtriers étaient publiques. Selon elle, les spectateurs de ces exécutions étaient eux-mêmes complices d'un meurtre.

Surtout, dans ce bric-à-brac de l'histoire filiale de Mikal Gilmore, il y a une large
place pour le mensonge. Peut-être pire que le non-dit, dans certains cas. Dans tous les cas, aussi dévastateur, ravageur, nuisible. Le mensonge, la mythomanie, le boniment, le baratin s'invite partout dans cette trame familiale déjà complexe. Elle s'infiltre dans chaque espace vide pour colmater les brèches du silence et créer un mur d'artifices, de faux-semblant. "Notre passé était plein de secrets et de dettes, de droits dont nous avions été lésés, de fantômes qui nous suivaient. Il y avait une obscurité au cœur de notre histoire. Une obscurité que nous ne comprenions pas pleinement, mais dont nous savions qu'elle était la partie la plus ancienne et la plus vraie de nous-mêmes".

En effet, comment - de fait - Gary Gilmore et ses frères auraient-ils pu vivre une telle existence sans en être profondément perturbés ? Trimballés, tiraillés, déstabilisés par tant de déménagements incessants, de départs précipités, promenés du nord au sud, d'est en ouest des États-Unis, pris entre des parents passant leur temps à escroquer, à berner, à tricher, à s'aveugler et à se voiler une réalité sordide, à se hurler dessus, à se battre, à s'entretuer presque, comment se construire, grandir sereinement et sans peurs ? Quelle image pouvaient avoir les deux aînés de leurs parents qui n'avaient ni travail stable, ni endroit sûr et défini pour se poser ? Chassés de partout, considérés pire que des parias, comment ces enfants auraient-ils pu échapper à leur destin, devenir des adultes équilibrés, sains, paisibles ? "Mes frères ont grandi durant des années au milieu d'inconnus désespérés - des gens qui avaient tout perdu, des gens qui étaient fous ou ivres ou violents, ou les trois à la fois. Ils ont vu des gens se faire poignarder, et d'autres mourir de faim ou de maladie".

Au fur et à mesure de ma lecture de "Un long silence", je me suis dit que Mikal Gilmore avait certainement eu beaucoup de chance dans son malheur par rapport à ces trois frères, Franck jr. Gary et Gailen. Au moins lui n'aura pas connu la vie de bâtons de chaise de ses aînés imposée par ce couple infernal qu'était Franck et Bessie Gilmore. De raclées en torgnoles, de coups de poing en coups de ceinturon, ces enfants ne connaîtront que la violence gratuite en guise d'éducation. Jamais d'explication, encore moins de discussion. Pas d'amour ni d'empathie. Gary le plus fragilisé par cet environnement, cumulera les bévues, les bêtises. D'abord enfantines et innocentes, ces sottises s’amplifieront jusqu'au point de non-retour. Ces attitudes seront autant de SOS lancés à sa famille, à son entourage, à la société pour dire l'impossible, la souffrance. Il attirait l'attention mais de manière excessive et toujours négative. Son cri d'amour, sa quête perpétuelle de reconnaissance, d'affection engendreront l'effet inverse. De maisons de redressement en prisons d’État pour des faits de plus en plus violents, cruels, la vie de Gary ne sera qu'une suite ininterrompue de catastrophes, d'actes manqués pour se prouver qu'il existait bien.

Avec "Un long silence", Mikal Gilmore analyse son passé, son enfance, sa jeunesse, revient sur son parcours avec le recul nécessaire pour être juste, objectif, impartial. Sans apitoiement et sans concession envers lui, Mikal Gilmore livre dans son roman biographique le résultat de son introspection, forme de psychanalyse par l'écriture qu'a été la rédaction de cet ouvrage. Au fur et à mesure de cette lecture dense, profonde, bouleversante - parfois éprouvante aussi - on sent son auteur se détacher de cette histoire, tourner la page pour - enfin - pouvoir écrire son histoire et vivre en paix. Hagiographie infiniment humaine, "Un long silence" ne peut laisser aucun lecteur indifférent ! "Dans un monde meilleur, mes parents ne se seraient pas rencontrés - ou du moins ils ne se seraient pas mariés et n'auraient pas fondé un foyer. Dans un monde meilleur, je ne serais pas né. Franck Gilmore et Bessie Brown étaient deux êtres pitoyables et misérables. Je les aime, mais je dois dire ceci : c'est une tragédie qu'ils aient eu des enfants".

D'autres blogs en parlent : Belle de Nuit, Des goûts et des livres, Corine, Stemilou ... D'autres, peut-être ?! Merci de vous faire connaître par un petit commentaire, que je vous rajoute à la liste.

234 - 1 = 233 livres dans ma PAL ...

10 commentaires:

sentinelle a dit…

Comment ne pas noter ce livre dans ma PAL après un tel commentaire ? Je le note, bien évidemment !

L'or des chambres a dit…

Et bien... Quelle enfance... La famille peut être un hâvre de paix... comme elle peut être l'enfer... Comment se construire après ça ?..

Dominique a dit…

Pas certaine de le lire car je me suis fait un programme et j'essaie de le tenir ! mais c'est tentant vraiment

Lounima a dit…

Si ton avis ne m'avait pas convaincue de noter ce livre, la dernière citation aurait suffit à m'en convaincre ! ;-)

choupynette a dit…

me trompe-je, ou ce livre n'est-il pas de tout repos? pourtant, ton billet me donne envie de le lire... peut(être pas tout de suite, mais c'est sûr, il est désormais noté et stabiloté.

Nanne a dit…

@ Sentinelle : Je ne saurais que te conseiller ce livre pour la puissance qu'il dégage ! Mais attention, on ne sort pas indemne d'une telle lecture aussi forte ... Et savoir que l'histoire est vraie, rajoute encore à cette force.

@ L'or des Chambres : Voilà ! C'est, en résumé, la grande question sous-tendue de ce livre thérapie de la part de l'auteur. Ce dernier s'est longtemps demandé comment il avait fait pour se sortir de cet enfer familial à peu près indemne ... C'est très dur à lire, mais fascinant aussi !

Nanne a dit…

@ Dominique : Comme toi, j'essaie de me tenir à un programme que je me suis fixée, sans illusion aucune ! Et ce livre me faisait de l’œil à la bibliothèque ... Et comme je l'avais repéré sur certains blogs, j'ai cédé à une vile tentation. Et sans regret aucun ;-D

@ Lounima : Si tu as l'occasion de le lire, fais-le pour la qualité littéraire de ce livre. C'est ce que les Américains appellent un "classique instantané" (si je ne me trompe pas). Cet ouvrage restera comme un grand livre de la littérature sociale américaine ! Un vrai chef d’œuvre ...

Nanne a dit…

@ Choupynette : Certes, il n'est pas de tout repos, c'est le moins que l'on puisse dire ! Il est même plutôt remuant, dense, riche, parfois difficile à lire tant certains passages sont édifiants, mais il est aussi passionnant, intense et captivant. Une fois commencé, on ne l'arrête pas ... A lire au calme, quand même ;-D

le Papou a dit…

Pas de la rose, je suppose qu'il vaut mieux être de bonne humeur pour le commencer.

Le Papou

Nanne a dit…

@ Le Papou : Il vaut mieux être optimiste, gai, heureux et reposé pour lire ce livre ! Cependant, il n'y a pas de violence physique ... C'est uniquement cette violence psychique qui est prégnante et qui donne à cet ouvrage son côté âpre, dur. Mais il est vraiment à lire pour mieux comprendre pourquoi certaines personnes plongent dans la cruauté et la haine de l'autre. Et continuer par "Le chant du bourreau" de Norman Mailer ...