16 septembre 2011

LA PETITE POULOU

  • Chez eux - Carole Zalberg - Phébus Éditions


"Allez, décide Anna, encore quelques secondes. Que durent un peu le noir et l'oubli d'ici.

Je sentirais d'abord un rayon de soleil taquiner mon front et s'il n'effraie pas trop mes paupières, j'ouvrirais mes yeux. Je verrais que le trait blond et tièdes, tout chargé de poussière, part de la fenêtre. Le temps que l'on écarte en grand les rideaux, il serait devenu une mer lumineuse. C'est d'une main ferme et rapide que ce geste serait fait, parce qu'il est l'heure de se lever maintenant ma chérie jolie. Mein kindele, mein shäpsele. Je comprendrais alors dans un éclat du cœur que la semaine se termine et que Mamma est revenue".

Anna Wajimsky a six ans lorsqu'on l'arrache subitement à son bonheur émerveillé d'enfant. Que sait-on de la vie, des peines, des inquiétudes, des tourments, des appréhensions d'adulte à six ans ? Normalement, rien, dans une période de paix. Mais on est en 1939. Et à six ans, la petite a déjà connu l'exil, l'exode, la détresse, l'angoisse, l'épouvante. Partie de Lódz en Pologne pour ce que ses parents imaginaient une terre d'accueil, hospitalière et protectrice, la France ne sera qu'un répit trop court sur le chemin de croix de cette famille. A six ans, la petite Kätsele - comme la surnomme Ethel sa mère -, a été ôtée à l'amour des siens, cachée dans une famille de paysans français bourrus, bougons, butés, renfrognés, durs à la tâche où les sentiments et la sensiblerie n'ont pas leur place. Et puis, la Mère Poulou est une femme rustique, mutique, rude, presque sauvage qui n'a pas le temps de s'apitoyer sur les petits chagrins de sa pensionnaire d'infortune. Heureusement, il y a l'école pour Anna. Et à l'école, il y a Cécile Tournon, l'institutrice qui encourage, aide, soutient, réconforte, panse les petits et les grandes peines, protège aussi, quand cela s'avère nécessaire. "Maintenant que sa mère n'est plus là pour calmer ses vertiges, affermir le sol sous ses pieds, dégager l'horizon des ombres amassées, Anna a investi Cécile Tournon de cela aussi : elle est devenue l'être vers lequel se tourner quand les questions se bousculent et s'échappent sans trouver de réponse ; quand les peurs soudain sont à la fois si profondes et si vagues qu'il faut les cerner à tout prix ; les baptiser pour mieux les combattre".

Mademoiselle Tournon, un roc solide sur lequel la petite Anna pourra s'appuyer, se
raccrocher pour affronter la violence, la cruauté des adultes, la tourmente quotidienne faite d'effroi, d'inquiétude, d'angoisse, de panique, de questions sans réponse. Une jeune femme de cœur, engagée corps et âme dans la lutte contre la bêtise humaine, contre l'inhumanité, la brutalité et le cynisme des décisions politiques faisant des juifs des parias traqués. Mademoiselle Tournon, pétrie d'idées républicaines, d'égalité, de fraternité, de liberté, de solidarité envers les plus faibles, les plus démunis, les plus fragiles, ne pouvait admettre le sort fait à Anna qu'elle prendra sous son aile bienveillante. "Pour la jeune femme, Anna avait très vite constitué une mission sacrée, l'acte de courage et d'éclat accompli pour ne pas céder aux lois de ces temps innommables. L'idée sublime d'une vie sauvée non seulement dans son souffle quotidien, mais dans son droit au lendemain, à un avenir qui ne serait pas définitivement bridé par les injustices du passé".

En écrivant "Chez eux", Carole Zalberg se penche sur la partie maternelle de son histoire familiale et marche sur les pas de sa mère, enfant. En relatant le quotidien de la petite Anna Wajimski cachée chez des paysans de la Haute-Loire - les Poulange -, la romancière revient sur le comportement de certains Français qui ont refusé l'inacceptable, l'intolérable, l'inique infligés par les lois du Gouvernement de Vichy aux Juifs, français et étrangers.

Anna, prise dans la nasse de la grande histoire, grandira plus vite que ces petites camarades de classe. Née dans un milieu aisé en Pologne, elle sera trimballée à travers l'Europe jusqu'en France où ses parents croiront trouver un semblant de repos, de sérénité. Ici, comme ailleurs, la pitié et l'empathie ne seront pas la règle fondamentale. La séparation, douloureusement vécue par chacun, s'imposera pour se donner une chance - même infinitésimale - de survivre au pire.

Anna, enfant sage, docile, intelligente et perspicace, comprendra très vite que, pour se fondre dans la masse, disparaître et se faire oublier, il lui faudra se taire, se cacher sous une autre identité, oublier qui elle a été pour prendre une autre apparence, un autre masque plus correct. Dans cet univers bouleversé, chamboulé, Anna s'ouvrira des espaces de bonheurs enchantés grâce aux visites d'Adriel - son cousin -, lien ténu et unique entre ses parents et elle. Chaque instant de joie, de gaieté, de plaisir, d'insouciance, de rire, sera comme une bataille gagnée contre la barbarie, le fanatisme.

Avec "Chez eux", Carole Zalberg nous parle de cette enfance singulière et quelque peu malmenée, maltraitée, brimée, opprimée par l'histoire des Hommes. Écrit distancié, Carole Zalberg nous raconte avec pudeur, délicatesse et retenue cette parenthèse mélancolique vécue par sa mère. Cela donne un récit sensible, éthéré, soigné, pudique qui ne cède jamais à la facilité, mais où transparait l'émotion et l'admiration d'une fille pour sa mère.


D'autre blogs en parlent : Sourifleur, SD49 (Sandrine), Sylvie (Le boudoir des livres), Sybilline (Chez qui j'avais découvert ce joli récit) ... D'autres, peut-être ?! Merci de vous faire connaître par un petit commentaire et je vous ajoute à la liste.


Le site de Carole Zalberg


233 - 1 = 232 livres dans ma PAL ...

6 commentaires:

Aifelle a dit…

Je l'avais vu sans m'y attarder, je le note parce que je suis sûre qu'il m'intéressera et qu'il me touchera.

Dominique a dit…

Le type même de livre que j'aime.
j'écoutais il y a quelques jours des commentaires sur des livres sur la guerre de 14 qui disait : bientôt il ne restera que les livres puisque les témoins disparaissent
je crois qu'il en est de même pour la shoah et les atrocités de la 2ème guerre d'où l'importance des livres

choupynette a dit…

je viens de lire chez Ys son billet sur Daeninckx qui évoque l'histoire de l'autre côté de la frontière. Encore des enfants qui voient leur vies bouleversées. Je note bien sûr ce roman!

Lounima a dit…

Un roman qui m'a l'air bouleversant : je note, pour plus tard... ;-)

Nanne a dit…

@ Aifelle : Je suis sûre que ce récit te touchera, parce que - quelque part - il ressemble à "Itzik" dont tu avais apprécié la lecture ... C'est simple, accessible et émouvant !

@ Dominique : Dans ce récit, c'est la fille qui raconte - de façon romancée - l'enfance cachée de sa mère. Mais l'objectif est bien le travail de Mémoire et le relais de cette Histoire qui commence à se perdre dans les méandres du temps, parce que les derniers témoins disparaissent ou sont âgés ... Heureusement, les livres sont là pour laisser une trace de ces existences !

Nanne a dit…

@ Choupynette : J'ai aussi lu le billet d'Ys sur "Galadio" de D. Daeninckx, et il est toujours intéressant d'avoir des témoignages des deux côtés de la frontière et savoir que ce sont - encore et toujours - les enfants qui souffrent le plus de telles situations ! Et les enfants nés d'Allemandes et de soldats noirs français ou américains ont payé un lourd tribut avant et après la 2ème GM ... Peu de gens le savent !

@ Lounima : Il est à lire pour la beauté de son écriture. Mais il n'est jamais triste ... Au contraire. Il est plutôt optimiste et positif, malgré le sujet abordé ! Dans tous les cas, une envie de découvrir cette romancière, aussi.