27 septembre 2011

LE PETIT GARCON DE VERRE DEVIENDRA UN GRAND COMPOSITEUR

  • Tchaïkovski - Nina Berberova - Actes Sud Éditions


"Les poèmes qu'il écrivait, en russe et en français, étaient médiocres. Ce ne serait décidément pas un Pouchkine ! {...} Ce n'étaient que des tentatives d'exprimer son étonnement, son émerveillement devant le monde, devant le Créateur, et, surtout ses sentiments personnels. Parfois, il débordait d'amour et, la nuit, fondait en larmes. Mais ce désir de s'extérioriser, cette adoration qu'il portait au monde, ces larmes, apportaient à l'enfant un étrange bonheur. La vie à Votkinsk, l'atmosphère paisible et douce de cette maison où tout le monde l'aimait et où il aimait tout le monde, contribuaient aussi à le rendre heureux. {...} Mais Pierre ne pensait qu'à une chose : inventer, rimer, écrire, exprimer ses sentiments au monde entier, ces sentiments qui l'étouffaient et auxquels il cherchait une issue".

Piotr Ilitch Tchaïkovski. PIT. Ce nom, ces trois syllabes résonnent comme un accord musical léger, gracile, aérien. Comme les sons d'un piano sur lequel se posent un instant des doigts souples et délicats, effleurant à peine les touches d'ivoire pour jouer un air élégant et improvisé. Et du raffinement, il y en a eu tout au long de la vie de Tchaïkovski, de même que de la douleur, des troubles, de l'émotion, de la peine, de l'angoisse, des doutes. Tchaïkovski qui, dès son plus jeune âge, sera imprégné de piano par sa gouvernante - Fanny Dürbach - Française. Fanny qui, telle une seconde mère, prendra le petit Piotr sous son aile protectrice, parce qu'elle sentait qu'en lui germait, s'épanouissait, se développait déjà un génie artistique à la sensibilité exacerbée. Elle aurait tellement aimé que son petit protégé devienne l'égal de Pouchkine. Mais un tel poète, il n'y en a qu'un seul ! "Dès le premier jour, elle remarqua Pierre, cet enfant silencieux, bizarre, peu soigneux, trop jeune pour suivre les cours, qui suppliait qu'on l'admît dans la classe et ne voulait pas en démordre. Pierre était comme tous les enfants, craignant l'obscurité, aimant les bonbons ; mais il était volontaire et opiniâtre. Mme Tchaïkovski ne savait pas si on pouvait lui accorder cette permission, mais Fanny décida, et Pierre, avec les autres enfants, apprit le français et les prières. Il était calme, trop calme, et Fanny souvent s'en inquiétait. Son intelligence était vive ; il avait beaucoup de charme quoique toujours rebelle à l'éponge et au savon. Fanny lui porta une grande affection {...}".
La vie allait ainsi, bon an mal an, entre insouciance, peurs enfantines, découvertes merveilleuses, appréhension aussi. Sa rencontre - à l'adolescence - avec Alexéi Apoukhtine, jeune poète connu de Tourgueniev et de Fet, garçon arrogant, prétentieux, sûr de lui, à l'intelligence vive, précoce et doué, moqueur, blessant, cinglant, acide sera une vraie révélation pour Piotr Tchaïkovski. Ce dernier se sentira insignifiant, insipide, banal, fade face à un esprit aussi brillant, aussi libéré, aussi cultivé. Une amitié particulière, singulière, une complicité qui ira bien au-delà de la simple relation entre deux jeunes hommes en devenir - une certaine forme d'intimité aussi -, s'installeront entre Tchaïkovski et Apoukhtine. Est-ce par lui que le futur compositeur découvrira son attirance pour les autres hommes, comprendra et acceptera ses penchants homosexuels dans une société pétrie de convenances et de bonnes manières, et vivant sous l'emprise de la morale religieuse pour longtemps encore ? Apoukhtine lui en donnera le goût et l'envie. "Il se sentait devenir plus sec, plus dur, plus taciturne sous l'influence du démon qui occupait le même banc que lui. Leurs lits étaient voisins. Tard dans la nuit, il bavardaient ; ils avaient des secrets, dont quelques-uns leurs restèrent à jamais. Ils s'aimaient, l'un avec un petit sentiment de pouvoir, de force, de supériorité ; l'autre, avec une inquiétude jalouse. Pour Apoukhtine, tout était clair ; c'était un homme qui savait ce qu'il voulait et ne doutait pas de sa vocation. Pour Tchaïkovski, l'avenir était bien trouble. Dans le présent instable et tourmenté, il tremblait, affolé par la complexité des choses {...}".

Tchaïkovski adulte développera une double personnalité, ambigüe, qui ira en s'accentuant avec le temps et la notoriété. Sombre fonctionnaire au Ministère de la Justice le jour, il se transformait - le soir venu -, en un fêtard notoire d'une troupe de jeunes gens qui comprenaient ses jolies cousines germaines, de belles amies communes et, toujours, Apoukhtine. Bien sûr, Tchaïkovski aura quelques flirts, amourettes inconsistantes, des mains à peine touchées, tout juste frôlées, un ou deux baisers volés ici où là, mais rien de réellement concret. Décidément, les femmes ne l'intéressaient pas outre mesure, sauf leur délicatesse, leur beauté physique, leur élégance, leur rire cristallin. La musique, la composition occuperont plus souvent l'esprit et la vie de Piotr Tchaïkovski que l'amour, cherchant - à travers la créativité -, à oublier, à enfouir, à ensevelir sa véritable sensibilité. "Cette force puissante qu'il chérissait en secret, c'était son pouvoir de création. En lui montait un désir de créer d'une violence telle que seule son immense puissance de travail permettait d'assouvir. Ici même, sans plus tarder, jouir de cette douceur, de cette ivresse, matérialiser son inspiration, connaître la sueur de l'effort et des larmes de béatitude ! C'était son seul vrai bonheur, doux et amer".

"Tchaïkovski" de Nina Berberova bouscule, ébranle les canons de la biographie
classique. En effet, au lieu de contourner le sujet, de l'éviter pudiquement, ou d'en parler par allusion et circonlocution, la romancière russe raconte non seulement la vie du compositeur du Lac des Cygnes et de Casse-Noisette, mais révèle aussi son rapport à la sexualité et son homosexualité. Personnalité torturée, tourmentée, peu sûr de son talent et doutant de ses qualités artistiques, manquant de confiance en lui, mélancolique, taciturne, solitaire, volontiers capricieux, Tchaïkovski ne rêvait que d'une seule chose au fond : se libérer de la contrainte sociale, s'extraire du carcan des codes bourgeois de son siècle pour vivre enfin librement et assumer sa sexualité.

Enfant psychiquement fragile, physiquement chétif, veillé, couvé par Fanny qui remplacera l'amour froid et distant de sa mère qu'il vénérait, Tchaïkovski sera tôt arraché à ces amours féminins. Dès lors, sa vie basculera vers un équilibre précaire, instable, alternant volubilité, légèreté, travail intense, productif et apathie, désespoir, dépression, pulsions suicidaires, sentiment d'inutilité absolu. A l'égal de sa personnalité cyclothymique, la composition artistique et musicale de Tchaïkovski sera soumise à des cycles. Tantôt brillant, il composera opéras, concerts, romances, symphonies, ballets reconnus par une critique internationale exigeante et un public intransigeant, mais enthousiaste ; tantôt vidé de sa substance créatrice, il peinera à agencer les bons accords pour délivrer une musique digne de son immense talent.

Ayant avec la vie un rapport complexe, la détestant et la vénérant tout à la fois, tout comme avec l'argent qu'il dépensait sans compter, Tchaïkovski était un être tourmenté, anxieux jusqu'à l'obsession. Un mariage de convenance pour masquer son homosexualité et éviter la déportation en Sibérie, sera un cuisant échec lui faisant fuir Saint-Pétersbourg et la Russie. La présence rassurante, apaisante et amicale de Madame Von Meck aux côtés de Tchaïkovski lui apportera un peu de sérénité dans son univers troublé. Mécène du compositeur, celui-ci lui dédiera sa IVème Symphonie.


"Tchaïkovski" de Nina Berberova permet au lecteur de se plonger dans la société russe de cette fin de 19ème Siècle cultivée, érudite, savante, au savoir-vivre raffiné et sophistiqué. On baigne dans une atmosphère où l'art, la magnificence, la splendeur, la grâce sont la règle. On partage des instants précieux avec le Groupe des cinq - Borodine, Rimski-Korsakov, Moussorgski, Cui, Balakirev - dont Tchaïkovski sera toujours considéré comme le sixième de la bande de compositeurs romantiques qui transformeront la musique russe au tournant du siècle. Dans son style distingué, fin, aristocratique et remarquable, Nina Berberova nous fait partir à la découverte d'un autre Tchaïkovski, plus proche de la réalité, du quotidien que de l'icône inaccessible où certains ont voulu le placer.

D'autres blogs en parlent : Les Zibelines, Mango ...


231 - 1 = 230 livres dans ma PAL ...

9 commentaires:

Aifelle a dit…

J'ai toujours aimé lire Nina Berberova, je ne connais pas celui-ci, je le retiens, je n'ai guère de connaissances sur la vie de Tchaikowsky.

emmyne a dit…

Quel billet, passionnant ! Les extraits que tu cites sur cet appel, cette nécessité de la création, de l'expression artistique, sont troublants. Je ne peux que noter !

Allie a dit…

J'aime énormément la musique de Tchaïkovski et j'avais noté quelque part ce livre il y a quelques années... J'ai perdu ce carnet je crois car le titre n'apparaît plus dans ma liste actuelle. Ce que j'ai corrigé! Ton billet sonne envie!

Dominique a dit…

j'ai adoré ce livre que j'ai lu non pas au moment ou Berberova était très mise en avant mais plus tard après la lecture du roman de Dominique Fernandez Tribunal d'honneur , sur la fin de Tchaikovski lié à une condamnation peut être de son homosexualité, si tu n'as pas lu ce roman il vaut la peine
bon je vais mettre "Souvenirs de Florence' que j'adore

choupynette a dit…

moi qui adore sa musique! il me faut lire cette biographie!

Anne a dit…

Je ne savais pas que Nina Berberova avait écrit une telle biographie ! L'âme russe...

Nanne a dit…

@ Aifelle : Je crois qu'il ne fait pas partie des ouvrages les plus connus de Nina Berberova ... Mais cette biographie est vraiment magnifique et raconte, non seulement, la vie du compositeur mais aussi la Russie d'avant 1917 ! L'ambiance est au romantisme et à l'élégance feutrée de la bourgeoisie et de l'aristocratie de ce pays unique. Te voilà prévenue !

@ Emmyne : Si tu aimes la musique classique en générale, et la musique russe en particulier, il te faut lire cette biographie ! L'écriture est à l'image de la musique, tout en douceur et en force en même temps ... Un véritable hommage à un grand compositeur moralement torturé, comme tous les grands artistes.

Nanne a dit…

@ Allie : Personnellement, j'ai écouté des morceaux de Tchaïkovski après chacune de mes lectures de cette biographie. Cela me donnait un peu l'impression d'être encore dans le livre ! C'est un excellent document qui a révélé l'homosexualité du compositeur à une époque où cela ne se faisait pas du tout ... C'est le courage de Nina Berberova !

@ Dominique : Il faut que je reprenne la bibliographie de Dominique Fernandez, parce que j'ai dû passer à côté de beaucoup de ses livres. Je retiens le titre de ce roman qui traite de la fin de Tchaïkovski, et que je ne connais pas. Il a toujours eu très peur que son homosexualité ne soit dévoilée, d'où ses séjours en Europe occidentale pour s'éviter des problèmes !

Nanne a dit…

@ Choupynette : Si sa musique t'envoûte, alors il faut lire cette bio de Tchaïkovski. Surtout que Nina Berberova a su donner du liant à son sujet en le montrant tel qu'il était, avec ses qualités et ses défauts ... Elle déboulonne un mythe, en quelque sorte ;-D

@ Anne : L'âme russe est contenue dans cette superbe biographie de Tchaïkovski, et elle donne envie de (re)voir ses magnifiques ballets. Juste pour le plaisir des yeux et des oreilles, aussi !