13 avril 2009

LE MYSTERE DE LURS

  • Notes sur l'affaire Dominici - Jean Giono - Folio 2€ n°4843


C'est à la demande du directeur de l'hebdomadaire "Arts" que Jean Giono consent à couvrir ce qui sera l'une des affaires les plus mystérieuses du 20ème Siècle. Deux raisons essentiellement le poussent à accepter ce travail. Tout d'abord, le meurtre a été commis à Lurs, petit village situé à une vingtaine de kilomètres de Manosque où vivait Jean Giono. Ensuite, l'auteur se passionne - comme beaucoup de ses contemporains - pour ce qui deviendra dans les annales de l'histoire judiciaire, l'Affaire Dominici. "Au moment où je classe ces notes prises pendant le déroulement du procès, c'est dimanche après-midi, le jury et la Cour sont en délibération dans la salle du conseil. Je suis bourrelé de scrupules et plein de doutes. Si je fais le compte, il y a autant de preuves formelles qui démontrent la culpabilité de l'Accusé que de preuves formelles qui démontrent son innocence. J'ai assisté au procès à une place qu'on m'a désignée et qui était de choix : juste derrière le Président. Je voyais très bien l'Accusé, à trois mètres de moi. J'ai vu, de face, et à la même distance, les témoins pendant qu'ils témoignaient. Je pouvais voir les visages de tous les jurés. J'ai regardé et écouté jusqu'à en être brisé de fatigue".

Amoureux de la sémantique, Jean Giono est confondu durant tout le procès par le poids des mots qui pèseront lourds dans la balance de la Justice. Il comprend rapidement que ce procès particulier d'une affaire non moins complexe sera celui du langage, une querelle de points de vue divergents entre le Président et Gaston Dominici, le patriarche, le coupable idéal et tout trouvé. Parce que Gaston Dominici cumule tous les défauts héréditaires, toutes les tares sociales qui conforteront cette position de coupable : égoïste, rude, primitif, dur à la tâche, taciturne.


Surtout, le doyen est un fin braconnier. Il s'insurge quand le Président insinue qu'il chasse illégalement,
alors que le crime pour lequel il est jugé ne semble pas le toucher, le concerner. Gaston Dominici restera persuadé jusqu'au bout que son pire crime est le braconnage ! Il ne comprend rien à son procès, aux termes employés par le Président de la Cour, par l'accusation. Ce ne sont pas ses mots à lui. Ils n'appartiennent pas au même monde. Jean Giono notera que le vieux Dominici n'utilisera que trente-cinq à quarante mots au maximum, alors que le juge, les avocats des parties ou l'avocat général en connaissent plusieurs milliers. Dès le début, le procès est intellectuellement biaisé.

Dans cette famille hors du temps et hors du commun, tout le monde va s'acharner à désigner Gaston Dominici comme le coupable. A commencer par son propre petit-fils. Le petit Perrin ment comme un arracheur de dents. Il raconte tout et son contraire. Il dit et se dédit en permanence. Comment, dès lors, juger en toute sérénité ses dires, ses aveux ? Quelles cautions lui donner ? "Il parle donc devant la Cour, les jurés, le public, devant son grand-père accusé de meurtre. Tout est mensonge. Et mensonge bête. Il dit être allé acheter du lait chez un laitier qui était mort depuis six mois. Il dit que sa mère est sortie. On sait qu'elle n'est pas sortie. Il dit être allé arroser des haricots : il a arrosé autre chose (c'est aussi bête que ça). Il dit qu'il a parlé à un tel : un tel donne les meilleures raisons du monde et prouve qu'il n'était pas là. Il dit que son oncle avait l'habitude de corner trois fois quand il passait à moto devant la ferme Perrin : ce n'est pas vrai. On le confronte avec ses dires précédents, avec sa mère, avec tout le monde, et on lui demande : et alors ? - J'ai menti. - Pourquoi ? - Je ne sais pas".

Parce que l'origine de ses hâbleurs, fils, oncles, neveux, reste bien le père, le
grand-père, Gaston Dominici. C'est bien lui qui a donné la vie - au propre comme au figuré - à cette troupe de bonimenteurs. D'ailleurs, le vieux Dominici ment, lui aussi. Au cours des reconstitutions de certaines scènes de ce triple meurtre, il dit des mots, il fait des gestes qui n'ont jamais été ou jamais dû être. Pourquoi affirme-t-il avoir couru après la petite Elisabeth Drummond alors que personne n'a remarqué de traces de blessures aux pieds de l'enfant. Sur un chemin aussi sec avec des chardons, du thym sauvage, des silex et pieds nus, elle aurait dû avoir des blessures, des traces de coupures. Rien. Personne n'est dérangé par ces détails, encore moins par ce mensonge.

Et ces vétilles qui ne comptent pas - ou si peu -, il y en a eu beaucoup dans ce dossier à charge. Comme s'il avait fallu que le seul et unique coupable expiatoire ne soit que Gaston Dominici. Et jamais Clovis, le premier fils à l'accuser. Encore moins Gustave qui est le dernier à avoir vu la petite Elisabeth Drummond vivante. Il faut savoir que la région où ce triple crime a été commis est un coin sauvage, violent et cruel où règnent la passion et la haine, la solitude, le silence et où l'omerta est la règle. Reste à savoir si cette spécificité régionale explique en soi la chape de plomb qui est tombée sur cette étrange affaire jamais élucidée. "La haine est féroce, la colère sans frein, l'ambition démesurée. La jalousie et l'envie font des miracles. Les vertus sont sans commune mesure avec les vertus des êtres dits civilisés. La générosité épouvante ; la tendresse a la saveur d'un péché mortel; l'amitié défie les lois même naturelles [...]".

Dans "Notes sur l'affaire Dominici", Jean Giono revient sur le meurtre de la famille Drummond, couple d'anglais venus passer quelques jours de vacances dans les Alpes de Haute Provence à l'été 1952. Gaston Dominici, le propriétaire de la Grand-Terre, lieu du massacre de cette famille sans ennuis, est rapidement arrêté, jugé et condamné pour ce triple meurtre et à l'issu d'une enquête très imparfaite et bâclée. Dans ce document, ce n'est pas l'écrivain Jean Giono qui écrit, c'est l'observateur du monde rural, des paysans madrés et soupçonneux. C'est le spécialiste d'une société
qui ne comprend toujours pas qu'elle est entrée dans le 20ème Siècle. Plusieurs éléments l'interpelle au cours des audiences auxquelles il assiste. Tout d'abord, comment un paysan sur une terre aussi pauvre et peu arable que la Grand-Terre a-t-elle pu générer un compte en banque de 10 à 12 millions de francs de l'époque ? D'où lui est venue cette soudaine fortune, manne tombée miraculeusement du ciel. La façon dont le vieux Dominici assènera un "Je suis un bon Français" au cours des audiences du tribunal. Pour Jean Giono, tout cela était nouveau dans la bouche de l'accusé. De toute sa vie professionnelle, l'auteur - qui a côtoyé les mêmes types de personnalités locales dans sa région de Manosque - ne les a jamais entendus prononcer ces mots. D'où cela lui est-il venu ? Quelle signification donner à ces mots ? A la barre, le médecin de campagne Dragon témoignera. Il sera le premier à avoir examiné les trois corps. Seulement, son expertise ne convient visiblement pas au juge. Il fera appeler un autre spécialiste, le docteur Jouve, chirurgien de renom à Digne. Ce qu'il dit sous serment sera en complète contradiction avec la précédente déposition. N'ayant pas examiné les cadavres, il ne parlera que par analogie. Mais cela conviendra mieux au juge, au point de faire disparaître le témoignage du vieux docteur Dragon au profit de celui du scientifique zélé. Pourquoi ?

Dans ces "Notes sur l'affaire Dominici", Jean Giono interroge le lecteur, revient et appuie sur les zones d'ombre de ce dossier déformé dès l'origine. Trop d'éléments pertinents, percutants ont été volontairement laissés de côté, non utilisés ou très mal, ne permettant pas d'apporter une preuve tangible de culpabilité ou d'innocence de celui qui sera déclaré responsable. Face à une justice qui veut et exige un coupable, qui tâtonne, qui hésite, qui ne sait plus - ou refuse de savoir - l'auteur pose les questions qui dérangent. Il insiste sur des détails compromettant la culpabilité de Gaston Dominici, sur le pourquoi et le comment de certains événements antérieurs ou postérieurs au crime. Il cherche à comprendre l'incompréhensible, à expliquer l'inexplicable et à tenter de trouver des pistes de réponses à des questions qui paraissent insolubles.

Plusieurs sites parlent de cette étrange affaire, dont Boomer Cafe, Wikipédia et l'histoire en question qui reviennent sur plusieurs thèses concernant les mobiles de ce meurtre.

5 commentaires:

Ys a dit…

Merci pour ce très intéressant billet. On dirait que tu te penches sur les affaires célèbres en ce moment (j'ai vu que tu avais bien reçu le livre de Decoin).

Dominique a dit…

Très intéressant billet, qui donne envie de replonger dans ce mystère juridique, le film qui avait été fait avec jean Gabin non ? était il fidèle ? en tout cas une façon passionnante de retrouver Giono

Nanne a dit…

@ Ys : Tout à fait ! Je crois que de m'être plongée dans le roman de D. Decoin m'a donné envie de redécouvrir certaines affaires criminelles célèbres et mystérieuses ... Et l'affaire Dominici en est une ! Ce petit livre est intéressant par les questions que se pose Jean Giono.

@ Dominique : C'est une façon originale de relire Giono ! Et les questions qu'il se pose sont pertinentes. Le film était avec Jean Gabin qui jouait le rôle de Gaston Dominici. Il était au plus vrai du personnage, je pense ... Mais ce livre est très intriguant !

Anonyme a dit…

Bonjour,

Giono n'a aucunement tenu compte des éléments les plus flagrants.Se limitant à l'observation de la personnalité de Gaston Dominici.
Voici un lien pour ceux qui sont passionnés par l'affaire.

http://affairedominicilurs.xooit.com

Nanne a dit…

@ Anonyme : Giono ne s'en est tenu qu'à l'observation de la famille Dominici et du patriarche en particulier, parce qu'écrivain avant tout et non pas chroniqueur judiciaire ou spécialiste du droit. Ce qui l'intéressait le plus était le comportement du coupable, ses réactions, ses attitudes, comme un personnage de roman. Passionnée par cette affaire qui possède de nombreuses zones d'ombre encore de nos jours, j'ai poursuivi ma lecture avec l'ouvrage de Jean Meckert "La tragédie de Lurs", beaucoup plus riche en informations. Et le lien donné est très intéressant. Merci de me l'avoir fait connaître !