- Promenades dans Londres - Flora Tristan - Folio 2€ n°4711
"Quelle immense ville que Londres ! comme cette grandeur, hors de toute proportion avec la superficie et la population des Îles britanniques, rappelle immédiatement à l'esprit et l'oppression de l'Inde et la supériorité commerciale de l'Angleterre ! Mais les richesses provenant des succès de la force et de la ruse sont de nature éphémère ; elles ne sauraient durer sans renverser les lois universelles qui veulent que, le jour venu, l'esclave rompe ses fers, que les peuples asservis secouent le joug et que les lumières utiles à l'homme se répandent afin que l'ignorance aussi soit affranchie".
Alors qu'en 1839 Flora Tristan vit à Londres, capitale dont elle n'apprécie pas le contexte social, elle décide néanmoins de lui consacrer un ouvrage mettant en exergue toute la force et la misère de cette mégapole. Loin des clichés des belles lettres de l'époque, Flora Tristan va promener son lectorat à travers les quartiers insalubres et miséreux de Londres à la recherche de tous ceux dont on parle peu, et dépeindre ainsi une réalité très éloignée de l'image de capitale moderne d'un État puissant et économiquement fort. Londres, ville tentaculaire apparaît comme un monstre industriel avec ses docks et ses entrepôts interminables le long desquels des navires de toutes tailles attendent leurs marchandises pour les porter à l'autre bout du monde. Londres, dont l'horizon est barré de dômes, de clochers, de cheminées d'usines crachant leurs fumées noires est une capitale résolument moderne avec ses grandes avenues éclairées au gaz et ses boutiques illuminées.
Londres divisée en trois secteurs distincts qui ne se rencontrent jamais ou si peu : la Cité, située sur l'ancienne ville qui a conservé son architecture et sa structure moyenâgeuse, celle qui concentre la Upper middle class - classe moyenne aisée, bourgeoise et commerçante - ; West End, quartier exclusivement réservé à l'aristocratie et à la haute bourgeoisie anglaise ; les Faubourgs, enfin, qui concentrent la lie de la société, un ramassis de voleurs, d'assassins, de prostituées et d'ouvriers misérables et valétudinaires. "Le contraste que présentent les trois divisions de cette ville est celui que la civilisation offre dans toutes les grandes capitales ; mais il est plus heurté à Londres que nulle autre part. On passe de cette active population de la Cité qui a pour unique mobile le désir du gain à cette aristocratie hautaine, méprisante, qui vient à Londres deux mois chaque année, pour échapper à son ennui et faire étalage d'un luxe effréné, ou pour y jouir du sentiment de sa grandeur par le spectacle de la misère du peuple ! ... Dans les lieux où habite le pauvre, on rencontre des masses d'ouvriers maigres, pâles, et dont les enfants, sales et déguenillés, ont des mines piteuses".
Les londoniens ne trouvent pas grâce aux yeux de Flora Tristan et focalisent tous les défauts des citadins des grandes villes : insolents, sérieux, inhospitaliers, tristes, psychorigides, froids, cérémonieux, arrogants, durs. Incapable d'avoir une opinion par lui-même, le londonien adopte celle de la majorité fashionable. Mais pas que cela. Les Anglais seraient friands des titres et marques de noblesse. Il n'est pas rare de rencontrer un simple boutiquier, un petit bourgeois ou même une cocotte entretenue, se parer d'un titre aristocratique.
Mais le pire à Londres au 19ème Siècle reste le sort peu enviable de l'ouvrier de l'industrie. Traité pire que les esclaves en France, il est soumis aux fluctuations permanentes de l'économie de marché et au bon vouloir de son employeur. Exploité, pressuré, affamé, il n'a d'autres choix que de travailler jusqu'à épuisement. Surtout, contrairement à l'ouvrier français dont les tâches sont multiples et variées, rendant le travail supportable, l'Anglais répète inlassablement tout au long d'une journée harassante, épuisante, le même geste, dans des conditions épouvantables. "{...} l'esclave est sûr de son pain pour toute sa vie et de soins quand il tombe malade ; tandis qu'il n'existe aucun lien entre l'ouvrier et le maître anglais. Si celui-ci n'a pas d'ouvrage à donner, l'ouvrier meurt de faim ; est-il malade, il succombe sur la paille de son grabat, à moins que, près de mourir, il ne soit reçu dans un hôpital ; car c'est une faveur que d'y être admis. S'il vieillit, si par suite d'un accident il est estropié, on le renvoie, et il mendie furtivement de crainte d'être arrêté. Cette position est tellement horrible que pour la supporter il faut supposer à l'ouvrier un courage surhumain ou une apathie complète". Parmi les ouvriers, les plus paupérisés d'entre eux restent les immigrés irlandais vivant en lisière des quartiers les plus huppés de Londres. Ces personnes vivent dans un état de dénuement et manque extrêmes.
Heureusement, l'Angleterre est sauvée par l'esprit brillant des femmes écrivains de ce pays. Flora Tristan se demande quand même comment peuvent évoluer ces personnes avec l'éducation qu'elles reçoivent. Car, là encore, la société britannique est frappée de toutes les tares éducatives. Elle ne voit aucun intérêt dans l'apprentissage de deux ou trois langues étrangères durant l'enfance et la jeunesse, alors que la femme anglaise n'en aura aucune utilité dans sa vie. De même, elle fustige la lecture romanesque leur laissant espérer un mariage riche, alors que bien souvent les jeunes britanniques n'épousent que de petits bourgeois, quand elles ne finissent pas vieilles filles. En fait, les Anglaises font d'excellents auteurs à succès uniquement pour peupler l'immense solitude dans laquelle les retranchent leurs mariages imposés et leurs maris volages !
Dans ses "Promenades dans Londres", Flora Tristan - figure féministe et socialiste de son époque - nous fait part de sa vision de Londres, ville-monstre aux proportions inhumaines en 1840. Impressions personnelles, partielles et partiales, Londres est ici décrite sous l'angle subjectif. Point de place pour un avenir positif et dégagé. Au contraire, en comparant la condition de vie et de travail des ouvriers français et anglais, Flora Tristan ne trouve que de graves inconvénients à la Grande-Bretagne. Selon elle, le capitalisme et le libéralisme économique sont pires que l'esclavagisme et comparés à de l'anthropophagie ! La machine, le travail mangerait - happerait - littéralement l'individu. Flora Tristan s'étonne que les animaux domestiques soient mieux traités que les ouvriers des grandes industries du royaume. De même, elle est en totale opposition avec la thèse de Thomas Malthus préconisant la restriction de la natalité comme préalable à la réduction de la pauvreté. L'ordre, l'organisation et la discipline de la société sont pour Flora Tristan l'occasion d'une suprématie des plus riches sur les plus démunis. Ce qu'il y a de dérangeant dans les écrits de Flora Tristan c'est ce mépris dans lequel elle place la condition des Juifs et des Bohémiens en Angleterre. Elle les repousse à la marge d'une société qui les refuse de fait, insistant pesamment sur leurs supposés vices, ici de trop aimer l'argent pour l'argent et de vivre de larcins, là de se laisser porter et de vivre de la crédulité des pauvres gens ! En lisant "Promenades dans Londres", il faut garder à l'esprit que la Grande-Bretagne fait sa révolution industrielle, que la société civile est une succession de strates clairement établies et ordonnées et que l'économie et florissante, contrairement à la France à la même période. Seuls ne transparaissent que les défauts, les anomalies d'une société en pleine expansion et en mutation et qui va devenir - quelques années plus tard - une des plus grandes puissances économiques du monde et pour longtemps.
Un article intéressant sur la révolution industrielle en Europe.
Alors qu'en 1839 Flora Tristan vit à Londres, capitale dont elle n'apprécie pas le contexte social, elle décide néanmoins de lui consacrer un ouvrage mettant en exergue toute la force et la misère de cette mégapole. Loin des clichés des belles lettres de l'époque, Flora Tristan va promener son lectorat à travers les quartiers insalubres et miséreux de Londres à la recherche de tous ceux dont on parle peu, et dépeindre ainsi une réalité très éloignée de l'image de capitale moderne d'un État puissant et économiquement fort. Londres, ville tentaculaire apparaît comme un monstre industriel avec ses docks et ses entrepôts interminables le long desquels des navires de toutes tailles attendent leurs marchandises pour les porter à l'autre bout du monde. Londres, dont l'horizon est barré de dômes, de clochers, de cheminées d'usines crachant leurs fumées noires est une capitale résolument moderne avec ses grandes avenues éclairées au gaz et ses boutiques illuminées.
Londres divisée en trois secteurs distincts qui ne se rencontrent jamais ou si peu : la Cité, située sur l'ancienne ville qui a conservé son architecture et sa structure moyenâgeuse, celle qui concentre la Upper middle class - classe moyenne aisée, bourgeoise et commerçante - ; West End, quartier exclusivement réservé à l'aristocratie et à la haute bourgeoisie anglaise ; les Faubourgs, enfin, qui concentrent la lie de la société, un ramassis de voleurs, d'assassins, de prostituées et d'ouvriers misérables et valétudinaires. "Le contraste que présentent les trois divisions de cette ville est celui que la civilisation offre dans toutes les grandes capitales ; mais il est plus heurté à Londres que nulle autre part. On passe de cette active population de la Cité qui a pour unique mobile le désir du gain à cette aristocratie hautaine, méprisante, qui vient à Londres deux mois chaque année, pour échapper à son ennui et faire étalage d'un luxe effréné, ou pour y jouir du sentiment de sa grandeur par le spectacle de la misère du peuple ! ... Dans les lieux où habite le pauvre, on rencontre des masses d'ouvriers maigres, pâles, et dont les enfants, sales et déguenillés, ont des mines piteuses".
Les londoniens ne trouvent pas grâce aux yeux de Flora Tristan et focalisent tous les défauts des citadins des grandes villes : insolents, sérieux, inhospitaliers, tristes, psychorigides, froids, cérémonieux, arrogants, durs. Incapable d'avoir une opinion par lui-même, le londonien adopte celle de la majorité fashionable. Mais pas que cela. Les Anglais seraient friands des titres et marques de noblesse. Il n'est pas rare de rencontrer un simple boutiquier, un petit bourgeois ou même une cocotte entretenue, se parer d'un titre aristocratique.
Mais le pire à Londres au 19ème Siècle reste le sort peu enviable de l'ouvrier de l'industrie. Traité pire que les esclaves en France, il est soumis aux fluctuations permanentes de l'économie de marché et au bon vouloir de son employeur. Exploité, pressuré, affamé, il n'a d'autres choix que de travailler jusqu'à épuisement. Surtout, contrairement à l'ouvrier français dont les tâches sont multiples et variées, rendant le travail supportable, l'Anglais répète inlassablement tout au long d'une journée harassante, épuisante, le même geste, dans des conditions épouvantables. "{...} l'esclave est sûr de son pain pour toute sa vie et de soins quand il tombe malade ; tandis qu'il n'existe aucun lien entre l'ouvrier et le maître anglais. Si celui-ci n'a pas d'ouvrage à donner, l'ouvrier meurt de faim ; est-il malade, il succombe sur la paille de son grabat, à moins que, près de mourir, il ne soit reçu dans un hôpital ; car c'est une faveur que d'y être admis. S'il vieillit, si par suite d'un accident il est estropié, on le renvoie, et il mendie furtivement de crainte d'être arrêté. Cette position est tellement horrible que pour la supporter il faut supposer à l'ouvrier un courage surhumain ou une apathie complète". Parmi les ouvriers, les plus paupérisés d'entre eux restent les immigrés irlandais vivant en lisière des quartiers les plus huppés de Londres. Ces personnes vivent dans un état de dénuement et manque extrêmes.
Heureusement, l'Angleterre est sauvée par l'esprit brillant des femmes écrivains de ce pays. Flora Tristan se demande quand même comment peuvent évoluer ces personnes avec l'éducation qu'elles reçoivent. Car, là encore, la société britannique est frappée de toutes les tares éducatives. Elle ne voit aucun intérêt dans l'apprentissage de deux ou trois langues étrangères durant l'enfance et la jeunesse, alors que la femme anglaise n'en aura aucune utilité dans sa vie. De même, elle fustige la lecture romanesque leur laissant espérer un mariage riche, alors que bien souvent les jeunes britanniques n'épousent que de petits bourgeois, quand elles ne finissent pas vieilles filles. En fait, les Anglaises font d'excellents auteurs à succès uniquement pour peupler l'immense solitude dans laquelle les retranchent leurs mariages imposés et leurs maris volages !
Dans ses "Promenades dans Londres", Flora Tristan - figure féministe et socialiste de son époque - nous fait part de sa vision de Londres, ville-monstre aux proportions inhumaines en 1840. Impressions personnelles, partielles et partiales, Londres est ici décrite sous l'angle subjectif. Point de place pour un avenir positif et dégagé. Au contraire, en comparant la condition de vie et de travail des ouvriers français et anglais, Flora Tristan ne trouve que de graves inconvénients à la Grande-Bretagne. Selon elle, le capitalisme et le libéralisme économique sont pires que l'esclavagisme et comparés à de l'anthropophagie ! La machine, le travail mangerait - happerait - littéralement l'individu. Flora Tristan s'étonne que les animaux domestiques soient mieux traités que les ouvriers des grandes industries du royaume. De même, elle est en totale opposition avec la thèse de Thomas Malthus préconisant la restriction de la natalité comme préalable à la réduction de la pauvreté. L'ordre, l'organisation et la discipline de la société sont pour Flora Tristan l'occasion d'une suprématie des plus riches sur les plus démunis. Ce qu'il y a de dérangeant dans les écrits de Flora Tristan c'est ce mépris dans lequel elle place la condition des Juifs et des Bohémiens en Angleterre. Elle les repousse à la marge d'une société qui les refuse de fait, insistant pesamment sur leurs supposés vices, ici de trop aimer l'argent pour l'argent et de vivre de larcins, là de se laisser porter et de vivre de la crédulité des pauvres gens ! En lisant "Promenades dans Londres", il faut garder à l'esprit que la Grande-Bretagne fait sa révolution industrielle, que la société civile est une succession de strates clairement établies et ordonnées et que l'économie et florissante, contrairement à la France à la même période. Seuls ne transparaissent que les défauts, les anomalies d'une société en pleine expansion et en mutation et qui va devenir - quelques années plus tard - une des plus grandes puissances économiques du monde et pour longtemps.
Un article intéressant sur la révolution industrielle en Europe.
11 commentaires:
Coucou Nanne, merci pour le tuyau.
Il faut que je le trouve ...
Je te souhaite une très bonne soirée.
Gros bisous,
J'ignorais que les folio 2€ publiaient des essais sociologiques. Il a l'air passionnant celui-ci. Londres est une ville qui me passionne.
Merci Nanne pour cette petite balade dans londres je vais me chercher ce petit folio
Ton analyse vise bien l'essence de cette auteur que je taxerais de douteuse parce qu'elle pratique d'un même ton la critique sociale et l'antisémitisme le plus radical, exerçant sur les juifs un mépris qu'elle fustige chez les patrons.
@ Muad'Dib : Mais de rien ! Il est facile et rapide à lire et donne une petite vision de Londres dans les années 1850 ... Bon week end à toi ;-D
@ Manu : Les Folio 2€ éditent pleins de petits textes classiques et contemporains, ainsi que des essais sociologiques ... C'est tout l'intérêt de ces petits livres de permettre la découverte d'auteurs que l'on n'aurait pas eu l'idée de lire !
@ Dominique : Il se trouve facilement en folio 2€. J'ai vu le texte complet, mais je ne me souviens plus dans quelle édition !
@ Sybilline : J'avais étudié certains écrits de cette auteur durant mes études et je l'avais déjà perçue comme telle ... Mais dans cet extrait, cela paraît encore plus fort ! De toute façon, comme je le dis, c'est une vision partielle et partiale de Londres et de la Grande-Bretagne ...
J'avais noté le livre lors du swap London, et comme j'adore Londres, j'espère le lire bientôt! Bon dimanche!
@ Choupynette : C'est une certaine vision de Londres, très personnelle de la part de Flora Tristan ... Mais elle peut être comparée à d'autres écrits d'auteurs de la même période. Bonne semaine à toi !
Je n'aurais pas cru que cette collection pouvait avoir édité un tel livre... ceci dit, je suis tentée!
@ Karine:) : C'est une des surprises de cette série à 2€ que de nous donner à (re)découvrir des auteurs très différents ! Et c'est une très bonne occasion de se replonger dans les écrits de cette pionnière du féminisme ...
J'ai commencé et abandonné, je m'y remettrai bien un jour. Je n'aime pas du tout le ton pompeux de Flora Tristan et je trouve les extraits mal choisis. Peut-être pour pousser le lecteur à un autre achat mais je ne suis pas sûre que cela fonctionne vu le plaisir qu'on prend à lire cet ouvrage. Je le trouve intéressant malgré tout. Quant à l'antisémitisme, je suis d'accord mais en même temps c'est malheureusement un trait qui n'est pas propre à Flora Tristan je pense. Comme Fagin dans Dickens, la littérature regorge d'exemples de Juifs cupides, malhonnêtes, voleurs et je ne sais quoi au XIXe. Le propos est choquant mais je pense que Flora Tristan ne fait que véhiculer bêtement ce qui lui a été inculqué.
@ Lou : Je pense aussi que les extraits n'étaient pas judicieux dans ce petit livre sur Londres ! Il est très instructif, dans la mesure où c'est une femme engagée politiquement et socialement qui donne sa perception des conditions de vie et de mœurs à Londres. Pour l'antisémitisme, c'est malheureusement un trait de la littérature du XIXème Siècle, en France et à l'étranger. C'était l'image populaire véhiculée dans la société, une vision chrétienne des Juifs, coupables de la crucifixion de Jésus ! C'est avec ce type de vision archaïque de cette communauté que l'on est arrivé à la catastrophe de la 2ème Guerre Mondiale. Il existe un autre ouvrage qui traite du même sujet, "La situation des classes laborieuses en Angleterre" de Friedrich Engels ...
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