17 janvier 2010

ETRANGERE A SA VIE

  • Manhattan - Anne Revah - Arléa éditions - 1er Mille

"J'ai arrêté d'écouter, je n'entendais plus rien, un silence brutal. Quatre taches claires taches claires trouaient mes masses cérébrales, envahissaient mes oreilles, mes yeux, ma respiration. J'ai recompté plusieurs fois : quatre trous de lumières vibraient sous mes yeux. J'y ai perdu la voix du neurologue. J'étais sans doute malade, c'est ce que j'avais compris. Le plan de Manhattan sur mon avant-bras était le signe d'une guerre cérébrale peut-être déjà engagée, presque muette mais réelle, quelque chose de larvé, de torve. J'ai senti que mes yeux regardais le monde à distance". Elle vient d'apprendre que son cerveau est atteint d'une maladie démélyénisante contre laquelle elle ne pourra pas lutter. Elle sait désormais que cette pathologie va anéantir lentement mais sûrement son corps, l'empêcher de penser, d'être, d'exister, lui ôter la vie. Avant que le pire n'arrive, elle décide de partir, de tout laisser en plan. Elle n'emporte que le minimum vital et son chien.

Cette jeune femme décide de fuir. Fuir son passé, son présent, son histoire personnelle, sa vie, Victor - son mari -, ses enfants, pour faire le point tant qu'il est encore temps. Cette fuite en avant et désespérée, c'est son kit de survie. Elle n'a pas peur. Elle veut juste remettre à plat toutes les choses de sa vie, se débarrassant des scories qui la plombent, se nettoyer de l'intérieur pour retrouver sa sérénité et affronter la fin en paix. Elle ne laisse rien derrière elle, pas de lettre, de justification, d'indices. Libre à chacun de croire, d'imaginer la suite. "Victor ne saurait jamais pourquoi j'avais disparu ; il penserait qu'un amour secret m'avait rendu la vie impossible, qu'un suicide impulsif m'avait arrachée à lui, il ne pourrait pas penser que je les avais quittés. Je laisse Victor avec les souvenirs d'une vie ensemble, je le laisse dans notre vie, je le perds, lui et les enfants, je les pousse loin du temps qui reste. Je sais ce qui viendra, c'est en moi que je porte la suite, les taches blanches sortiront une à une de leur réserve, elles donneront des douleurs, des entraves, je deviendrai une femme infirme avant de vieillir, je finirai par en mourir, mais je ne verrais pas la peur sur les visages, la tristesse sur leurs sourires de façade. Je veux vivre ce qui vient avec soulagement".

Elle a décidé d'écrire une longue lettre. Une seule et unique missive. Pour dire tout
ce qu'elle n'a jamais oser exprimer, révéler, crier, hurler à ses parents - à sa mère surtout -, à Victor, à ses amis, à son entourage. L'écriture va être une libération de l'emprise de son passé, de son existence antérieure, de ses obligations de surface, des masques et postures qu'elle avait dû singer, imiter pour convenir à son milieu, à son éducation. C'est un flot, un torrent grondant de mots, de phrases qui jaillit d'elle dans un débit ininterrompu. "Les mots vont me servir de guide pour me hisser hors de la grotte dans laquelle je croupis. Il faut que je répande le contenu, ce sera un écoulement de boue qui sortira enfin de moi, je vais m'en défaire, le purger jusqu'à la douleur en pressant fortement les parois qui le retiennent. Mes mots vont se frayer un chemin, je dois garder le calme dont j'ai besoin pour supporter ce qui va venir. Je vais m'efforcer de traiter tout cela avec détachement, comme un dossier administratif ou médical".

Son existence, cette jeune femme l'a toujours détestée parce qu'elle ne lui avait rien imposé, la laissant faire tout ce qu'elle voulait. Une vie cousue de fil blanc, facile et aisée, bonnes études, beau mariage, bonne situation professionnelle. Mais elle était incapable d'avoir une opinion à elle, d'exister par elle-même, d'oser être elle face aux autres. Elle a vécu sur des apparences, a laissé croire qu'elle savait tout sur tout, maîtrisé tout pour que personne ne vienne gratter la surface et découvrir la sombre réalité. La devanture était lisse, sans aspérité, propre et nette, alors que l'intérieur était un grand vide, froid, ténébreux, sans âme. "J'ai fait de ma vie une vitrine pour compagnon du devoir. Ce n'était pas une vie sans joie, c'était une vie sans vie". Elle qui a toujours refusé l'existence qui lui avait été dictée par les circonstances, ira jusqu'au bout de sa fuite.

"Manhattan" d'Anne Revah est une petite pépite littéraire dans cet univers où les mastodontes écrasent tout sur leur passage, surtout le meilleur ! En quatre-vingt dix pages, cette jeune romancière fait vivre au lecteur une tranche de vie - décisive - de son personnage principal. Cette jeune femme dont on ne saura que peu de choses, atteinte d'un mal incurable et fatal, qui décide de tout plaquer pour retrouver la quiétude et affronter la mort l'âme en paix. Qui n'a jamais pensé faire
comme elle ? Prendre le minimum pour se soustraire à une situation angoissante et insurmontable, pesante, insupportable, pour refaire sa vie ailleurs, différemment, se recréer, renaître, se défaire de son ancienne peau pour s'inventer un autre soi-même ? Il est des instants dans l'existence où cette envie de tout abandonner paraît la seule issue aux problèmes rencontrés. C'est ce que Anne Révah nous révèle dans "Manhattan". Cette femme écrit à sa mère, parce que l'on pressent qu'entre elles les non-dit, les silences lourds de conséquences et de reproches, des plaies béantes dans lesquelles se sont immiscées des mensonges, des secrets ont empêché leur cicatrisation psychique. Cette mère à qui elle impute ses sentiments feints, son attitude distante et froide, le vol de sa propre enfance et le dépeçage de sa vie d'adulte. Avec une économie de mots, sans pathos, sans fausseté, sans débordement sentimental, Anne Révah nous raconte la vie de cette personne qui n'a jamais accepté son histoire, qui a fait comme les autres, qui a suivi le cours de la vie. Elle nous relate une vie vide de sens, dont le soubresaut est la maladie létale qui lui permettra cette fugue salvatrice. "Manhattan" est un premier roman de qualité à l'écriture éthérée, sensible et élégante et où l'essentiel est dit en quelques mots toujours justes. A découvrir d'urgence !

Plusieurs blogs en ont parlé, dont le coup de cœur de Jérôme Garcin, Leiloona, Amanda, Yohan du Biblioblog, George Sand et moi, Lily, Sylire, Antigone, Kathel, Canel, Karine et ses livres, Mot à Mots, Laure, Cathulu, Pralineries ... D'autres, peut-être ?! Merci de me le faire savoir par un petit commentaire !


311 - 1 = 310 livres dans ma PAL qui n'augmente pas, mais diminue sans cesse. C'est un vrai mystère !

22 commentaires:

choco a dit…

Déjà dans ma LAL ! IL semble bien que ce titre soit un petit bijou !

Leiloona a dit…

Un petit livre fort ! Bien envie de suivre cet auteur maintenant. Espérons qu'elle ne soit pas écrasée par les pointures des grosses maisons d'édition. :/

Meria a dit…

Je n'ai pas été emballée :-( je suis peut-être passée à côté.

L'or des chambres a dit…

Un livre que je rencontre de plus en plus sur les blogs. Tes billets sont toujours très complets, j'apprécie vraiment ton blog... Je suis de plus en plus tentée par ce livre mais comment fais tu pour que ta PAL n'augmente pas ???...

kathel a dit…

J'ai reconnu à ce livre des qualités, mais j'ai été moins emballée que toi... Une auteure à suivre toutefois !

Emilie a dit…

Je ne sais pas où j'étais passé mais je n'en avais jamais entendu parler. La maladie, la réflexion sur sa vie qu'elle entraine est un thème que j'apprécie. J'aime beaucoup la photo de ta synapse!!!

Cynthia a dit…

Je devrais normalement le recevoir bientôt et le lire très vite avant qu'il ne se rende chez Choco ;)

Nanne a dit…

@ Choco : Personnellement, j'ai trouvé beaucoup de qualités littéraires à ce tout petit livre ! Et je ne suis pas la seule, puisque Jérôme Garcin du "Masque et la Plume" l'a lui-même beaucoup aimé ... Je suis sûre que son thème te touchera !

@ Leiloona : Je me souviens de la lecture de ton billet ... J'espère aussi qu'elle continuera à écrire, car Anne Révah a vraiment du talent pour dire les choses en peu de mots ! Souhaitons qu'elle soit remarquée par d'autres maisons d'éditions pour être connue du grand public, car elle le mérite !

@ Méria : Je n'ai pas trouvé ton billet ! Ce sont des choses qui arrivent de ne pas accrocher à des livres appréciés par la blogosphère ... Heureusement qu'il existe des avis divergents ;-D

@ L'or des chambres : C'est un petit livre que la romancière a proposé à certaines blogueuses pour le faire découvrir ... J'en ai fait partie et le sujet me plaisait, donc j'en ai profité et je suis heureuse de cette belle découverte ! Merci pour mon blog. Pour ma PAL, j'ai décidé de ne plus compter tous les livres achetés, reçus, offerts ... Donc, elle ne fait que baisser et n'augmente jamais. Je triche honteusement ;-D

@ Kathel : J'ai été sous le charme de cette lecture qui s'est faite en un peu plus d'une journée ! Je l'ai dévoré ... C'est une romancière que je vais suivre attentivement, car elle le mérite !

Nanne a dit…

@ Émilie : La romancière a proposé son roman à quelques blogs et il a circulé de blogueuses en blogueuses ... Si tu veux le lire, je peux te l'envoyer ! Fais-le moi savoir. Pour la synapse, j'ai trouvé que cela allait avec sa maladie dégénérative ...

@ Cynthia : Alors je te préviens de suite, ce roman se lit d'une traite ! Donc, Choco devrait le recevoir aussi vite ;-D

Constance a dit…

Ton avis enthousiaste meconvainc de le noter !!!

Lounima a dit…

Je le note (tu m'as, encore une fois, convaincue) mais pas pour tout de suite, il me semble un peu trop poignant pour mon humeur du moment... ;-)
HS : Je viens de commencer "L'été chagrin"... ;-)

sylire a dit…

Oui, une auteure à suivre... Elle a beaucoup de talent et je ne serais pas surprise qu'il y ait d'autres pépites à suivre.

L'or des chambres a dit…

OK, je comprends mieux...

Nanne a dit…

@ Constance : C'est un tout petit roman, mais qui dit énormément sur la nature humaine face à la maladie, à la déchéance, à la mort ... C'est très bien écrit et maîtrisé ! Bref, c'est à découvrir absolument, et qui change des publications de masse sans grand intérêt !

@ Lounima : Personnellement, je l'ai reçu fin 2009, mais avec mes soucis personnels je ne voulais pas le lire ... J'ai préféré attendre un moment propice, et j'ai bien fait ! C'est d'une grande qualité littéraire. Dès que tu voudras le lire, fais-le moi savoir, je te l'enverrai sans problème ...

@ Sylire : C'est vraiment une romancière à suivre de près, car je suis persuadée qu'elle a un talent extraordinaire et qu'elle nous réservera de belles surprises littéraires ! A condition que les maisons d'éditions suivent ...

@ L'or des chambres : Maintenant, tu sais que je suis la descendante de Pinocchio !

DouceBelle a dit…

C'est vrai que ton billet donne envie ;) J'adore les thématiques abordées par l'auteur. Très envie de découvrir comment elle se dépatouille avec cette formidable épreuve du deuil et des ultimes explications / retrouvailles avec sa mère. Mais je ne comprends pas : elle publie à compte d'auteur, c'est ça ? C'est pour ça que le livre circule entre blogueuses ? on ne le trouve pas dans le commerce ?! Et Garcin, comment en a-t-il pris connaissance ?! Je vais aller Podcaster le Masque et la Plume. :)

Nanne a dit…

@ Douce Belle : C'est un tout petit livre qui raconte sa maladie et sa manière d'aborder sa propre fin. La romancière n'a pas été publiée à compte d'auteur. Elle a proposé son roman à quelques blogueuses qui ont accepté de le lire et de le présenter sur leur blog pour le faire mieux connaître. Il doit se trouver dans le commerce, dans de bonnes librairies ou sur des sites d'achat en ligne. Jérôme Garcin a écrit un article sur son roman (http://bibliobs.nouvelobs.com/20090514/12559/anne-revah-la-fuite). Il n'en n'a pas parlé dans son émission du Masque et la Plume, que je sache ...

Antigone a dit…

J'ai aimé son écriture et oui nous sommes toutes attentives je pense à ce qu'elle pourrait écire à présent !!
Je lis ton blog-it et j'ai envie de t'exprimer toute mon affection. Je sais d'expérience que mettre un nom sur une pathologie peut aider aussi, je te l'espère profondément. Bisous.

Nanne a dit…

@ Antigone : Je suis tombée sous le charme de cette écriture simple, limpide, claire et épurée ... J'ai retrouvé un peu de ton écriture dans la sienne ! J'espère qu'elle continuera à écrire, car elle a un talent certain. je lui ai envoyé un mail pour lui demander de continuer, même si cela n'est pas évident ! Merci beaucoup pour tes encouragements et ton affection sincère. Le fait de savoir de quoi je souffre exactement et de connaître la gravité et la profondeur de ma dépression m'aide à tout faire pour en atténuer les effets sur ma vie. Même si cela n'est pas évident tous les jours.

Emilie a dit…

Je suis Désolée Nanne, je viens juste de voir ta réponse. Cela me plairait bien de le lire. Sinon je t'ai envoyé un mail l'as-tu reçu?
Je viens de lire le message sur ton blog-it et je ne peux te dire qu'une chose, je suis très touchée, vraiment touchée et je m'arrête là de peur d'être maladroite.

Nanne a dit…

@ Émilie : Envoie-moi ton adresse sur mon mail afin que je te l'envoie pour que tu puisse découvrir ce beau petit roman ... Pour mon message sur le blog-it, je te rassure de suite. Le fait de savoir enfin concrètement de quelle forme de dépression je souffre me soulage presque ! Maintenant, je sais et je ferai tout pour en limiter les dégâts autant que possible. Je me dis que j'ai les blogs et les blogueuses ;-D Tu n'est pas du tout maladroite ...

Marie a dit…

J'ai noté ce livre il y a déjà quelques temps. Ton billet me confirme que ce roman est à lire d'urgence...

Nanne a dit…

@ Marie : En le recevant, je me demandais un peu ce que j'allais découvrir ! Et cela a été une très belle surprise ... Il a eu un certain succès sur les blogs. Si tu veux le lire, je peux te l'envoyer. Il suffit que tu m'envoies ton adresse par mail. Ce roman se lit très vite et très bien, car il a le ton juste ...