2 janvier 2010

LE RETOUR A LA VIE

La Trêve - Primo Levi - Le Livre de Poche Éditions n°15438


"C'est pourquoi, pour nous aussi, l'heure de la liberté eut une résonance sérieuse et grave et emplit nos âmes à la fois de joie et d'un douloureux sentiment de pudeur grâce auquel nous aurions voulu laver nos consciences de la laideur qui y régnait ; et de peine, car nous sentions que rien ne pouvait arriver d'assez bon et d'assez pur pour effacer notre passé, que les marques de l'offense resteraient en nous pour toujours, dans le souvenir de ceux qui y avaient assisté, dans les lieux où cela s'était produit et dans les récits que nous en ferions. Car, et c'est là le terrible privilège de notre génération et de mon peuple, personne n'a jamais pu, mieux que nous, saisir le caractère indélébile de l'offense qui s'étend comme une épidémie. Il est absurde de penser que la justice humaine l'efface. C'est une source de mal inépuisable : elle brise l'âme et le corps de ses victimes, les anéantit et les rends abjects [...]".

Le 27 janvier 1945, le camp de Buna-Monowitz est libéré par quatre soldats russes, arrivés là par hasard sur leurs chevaux. Pour Primo Levi et ses camarades, laissés sur place par leurs tortionnaires plus pressés de fuir l'avance de l'Armée Rouge que de suivre les ordres au pied de la lettre, ce 27 janvier est un jour comme les autres. On traîne les morts jusqu'à la fosse commune pour libérer de la place à l'infirmerie du camp, on tente de survivre avec rien, on attend. Quoi ? La fin de l'horreur ou le début cauchemardesque de la culpabilité du survivant ? En attendant, les rescapés vont être pris en charge par de robustes infirmières de l'Armée soviétique, dont le premier geste sera une bonne - et non moins réelle - douche tiède pour tous. C'est à cette occasion que Primo Levi apprendra ses premiers mots russes : "Po malu, po malu !" ("Doucement, doucement !").

Lavé, rasé pour une ultime fois, habillé de frais, il sera séparé de ses amis français en meilleure forme que lui, pour être renvoyé à l'infirmerie, dans un autre "Service des contagieux". Bien que très différente de celle du temps de ses bourreaux, Primo Levi retrouvera dans ces lieux les mêmes êtres décharnés qu'auparavant, mais aussi les autres, les anciens privilégiés, transformés, changés, métamorphosés, et continuant néanmoins leur sombre besogne pour plaire aux soldats russes, indifférents et lassés des combats, parce que vainqueurs. A peine sorti de l'infirmerie, Primo Levi sera expédié dans un autre camp sur une charrette réquisitionnée par les militaires russes. "Entraîné moi aussi dans ce tourbillon, par une nuit glaciale, après une abondante chute de neige, je me trouvai, bien avant l'aube, chargé sur une charrette militaire, en même temps qu'une dizaine de compagnons que je ne connaissais pas. Le froid était intense ; le ciel, criblé d'étoiles s'éclairait du côté du levant et promettait une de ces admirables aurore de plaine auxquelles, au temps de notre esclavage, nous assistions interminablement, sur la place d'appel du camp. Notre guide et escorte était un soldat russe. Il était assis sur le siège et chantait aux étoiles, à gorge déployée, s'adressant de temps en temps aux chevaux, à la façon russe, étrangement affectueuse, avec des inflexions gentilles et de longues phrases modulées. Nous l'avions interrogé sur notre lieu de destination, bien entendu, mais sans en tirer rien de compréhensible, sauf que, d'après son souffle rythmé et le mouvement de ses coudes, repliés comme des pistons, sa tâche devait se borner à nous amener à une voie de chemin de fer".

Au milieu de cette plèbe contenant presque toute une humanité étique et étonnée d'avoir survécu au pire, il rencontrera un grec - Mordo Nahum - qui traînait avec lui un drôle de sac aussi haut que lourd, lui donnant un aspect plutôt insolite. Arrivé à Cracovie en compagnie de son nouvel ami grec - et première étape d'une longue errance pour Primo Levi -, après avoir ripaillé avec des prisonniers italiens,
direction le marché qui avait refleuri quelques jours à peine après le passage du front, pour tenter de vendre les quelques affaires qu'ils avaient volé en chemin. Mais Cracovie ne sera qu'une halte de courte durée sur la route du retour, et Primo Levi rejoindra très vite Katowice et un camp où étaient consignés des ouvriers italiens de l'Organisation Todt, toujours sous la surveillance dilettante des soldats russes. Il s'y disait que - de cette ville polonaise - partaient des convois de rapatriement de survivants de tous les pays d'Europe et de prisonniers anglais et américains. Parce que Primo Levi sait parler un peu l'allemand, il sera chargé de la pharmacie du camp de Katowice, devra contrôler et noter le nom des pouilleux pour éviter la diffusion du typhus pétéchial. C'est ainsi qu'il rencontrera Ferrari. Ferrari, voleur raté, envoyé en Allemagne après s'être fait prendre, tentant de voler à la tire dans un tram de Milan. "Ferrari, un prodige d'inertie. Il faisait partie du petit groupe de criminels de droit commun, déjà détenus à San Vittore, auxquels, en 1944, les Allemands avaient donné le choix entre les prisons italiennes et le travail en Allemagne et qui avaient opté pour ce dernier. Il étaient une quarantaine environ, presque tous voleurs ou receleurs : ils constituaient une petit monde à part, hétéroclite et turbulent, source d'ennuis perpétuels pour le Commandement russe et le comptable Rovi". Mais Katowice n'est pas l'Italie, et - à l'heure de la liberté retrouvée, vraie et définitive - Primo Levi n'a qu'une seule et unique envie, rentrer chez lui, retrouver sa famille, laisser derrière lui cette parenthèse d'horreur et de terreur pour essayer de refaire surface.

Pour tous ceux et celles qui ont lu "Si c'est un homme" de Primo Levi et qui auraient peur de poursuivre avec "La Trêve", je tiens à vous rassurer immédiatement, ils sont antithétiques. Cela peut vous paraître étrange, mais "La Trêve" raconte le retour à la vie, à la normalité, au quotidien de cette poignée d'hommes et de femmes miraculeusement rescapés d'un enfer dont on a parfois du mal à comprendre le déferlement de haine et de violence dans lequel ils évoluaient. En relatant l'après, Primo Levi a aussi pris du recul par rapport à l'événement et à son expérience personnelle dans "Si c'est un homme" - écrit dans l'instant ou presque -, à tout le moins dans la tourmente de cette déportation et la découverte de la vie concentrationnaire. Dans "La Trêve", tous sont sortis d'un même cauchemar et les choses - d'un coup - reprennent leur place naturelle. Les anciens favorisé de Buna-Monowitz tentent de conserver leurs précédentes fonctions et avantages avec leurs nouveaux maîtres, ou essaient de se faire
oublier par les autres déportés. Les autres veulent rentrer chez le plus rapidement possible et par tous les moyens, enterrer l'horreur dans l'abîme de ses souvenirs, laisser le camp et les coups, la faim, le froid et la peur des sélections derrière soi. Bref, encore le chaos, à la différence près que cela est sur un mode plus léger, plus déluré, où chacun à sa part de chance avec le destin, parce que sur tous souffle un vent de liberté tant attendue, tant méritée. Au cours de cette "Trêve" pittoresque et picaresque, Primo Levi croisera deux vendeurs, hâbleurs, voleurs hors du commun qui l'aideront à se débrouiller avec les moyens du bord, Mordo Nahum - juif grec de Salonique, taciturne et mutique - et Cesare, juif romain parlant un italien incompréhensible, mâtiné d'hébreu et d'argot du quartier populaire de San Lorenzo, que tout le monde comprenait grâce à ses gestes et ses mimiques. Dans cette humanité hébétée et ébahie d'être encore en vie, Primo Levi découvrira des soldats russe aussi jeunes que désinvoltes, une armée de vainqueurs indifférente à tout et vivant du trafic avec la population locale ou les rescapés pour améliorer son ordinaire, où tout un chacun surnage dans une joyeuse pagaille. Il côtoiera des voleurs ratés et des vrais arnaqueurs qui reprendront leurs anciennes activités en quête de bonnes affaires à réaliser, de vrais héros et des paysans mâdrés. Dans "La Trêve", Primo Levi nous parle de ces hommes et de ces femmes, de leurs rêves, de leurs espoirs en une vie meilleure, nouvelle, autre après tant de souffrances, de malheurs, de douleurs. Ces hommes qui, d'un coup, ont réappris à aimer, à respirer et à penser sans crainte, se sont surpris à regarder autour d'eux et à s'émerveiller de la beauté d'un paysage, de la délicatesse d'un visage féminin, ont répondu à des sourires sans peur. Ces personnes ont compris qu'elles revenaient d'un univers où l'on avait essayé - vainement - de les réduire en sous-hommes, en esclaves, en barbares. Tous en ressortiront grandis, avec le sentiment d'avoir traversé le pire pour connaître - enfin - le meilleur.

"La Trêve" de Primo Levi a été lu dans le cadre du Blogoclub du 1er janvier 2010


Les avis concernant "
Si c'est un homme" (déjà lu, dans le cadre du Blog o Trésor), se trouvent chez Sylire et Lisa.


314 - 1 = 313 livres à lire pour 2010 ... Grâce au Blogoclub, une pierre deux coups !

17 commentaires:

Yv a dit…

J'ai toujours craint d'ouvrir un livre de Primo Levi.
Une année qui commence sur les chapeaux de roues pour toi.
bonne année à toi.

Neph a dit…

J'ai lu Si c'est un homme l'année dernière, mais je ne sais si j'aurais le coeur à continuer avec celui-là... Ce retour à une vie "normale" doit êre difficile à surmonter, quoiqu'on en dise...

Manu a dit…

Je le lirai mais j'ai besoin d'une pause entre ces deux lectures ! Bonne année à toi Nanne !

Aifelle a dit…

J'ai lu ce livre il y a quelques temps et j'en garde un souvenir plus sombre que toi. C'est passionnant ce retour à la vie, mais j'avais été choquée de voir que les survivants ont dû errer encore trop longtemps et se débrouiller par leurs propres moyens. Ils gênaient quand même un peu tout le monde ..

keisha a dit…

Les dernières pages ne m'ont pas donné l'impression que Primo Levi allait pouvoir se débarrasser du poids de son expérience. Mais j'ai vraiment trouvé cette lecture indispensable, elle m'a beaucoup appris sur cette période de l'histoire; que le retour au pays a été long!

sylire a dit…

J'ai bien l'intention de lire "la trève". J'ai du mal à laisser Primo Levi là ou s'arrêtre "si c'était un homme".

L'or des chambres a dit…

Un auteur que j'ai très envie de découvrir je l'ai sur ma PAL depuis un certain moment, je n'ai jamais eu le courage de le lire jusqu'à présent. Je vis mes livres plus que je ne les lis comme je le disais alors il m'es parfois difficile de lire certaines choses ! Mais je trouve tes billets toujours très interessants.

Anonyme a dit…

Je m'attelerai donc à la lecture de cette suite ;-)...un peu plus tard: des lectures plus légères s'imposent après une telle émotion avec "Si c'est un homme".
Katell

Nanne a dit…

@ Yv : Je pense que Primo Levi est beaucoup plus facile à aborder que d'autres auteurs qui ont aussi vécu la vie concentrationnaire ! Il est très pédagogue et donne la juste information, sans jamais faire dans le pathos ... Une année qui commence avec une lecture réussie ! J'espère que cela continuera encore.

@ Neph : Ce livre est moins dur à lire que "Si c'est un homme", qui est un document brut ! Disons que, comparé au précédent, "La Trêve" paraît être un vrai cirque ... Mais ce retour à la vie "normale" a été très difficile pour les rescapés qui ont été vus comme des animaux curieux. Personne ne comprenait ce qu'ils racontaient. Il y avait une immense fossé entre eux et les autres !

@ Manu : J'ai attendu très longtemps avant de pouvoir lire "La Trêve" ... Je pense que "Si c'est un homme" est une lecture difficile qui nécessite de prendre du recul par rapport à celle-ci ! Mais le ton est plus léger, quand même.

@ Aifelle : Comparé à mes lectures de "Si c'est un homme", "La Trêve" m'est apparue (presque) comme une parenthèse de folie où les survivants avaient envie de reprendre le cours normal des choses ... J'ai trouvé cette lecture moins difficile que la précédente. C'est vrai qu'ils sont un peu laissés pour compte et abandonnés à eux-mêmes ! Ils gênaient tout le monde, c'est une certitude ...

@ Keisha : J'ai vu que tu avais aussi lu "La Trêve", mais je n'ai pas encore lu ton billet ... J'ai trouvé que la fin était ambigüe ! Primo Levi a toujours pris beaucoup de recul par rapport à son expérience concentrationnaire. Il avait hâte de revenir chez lui, pour essayer d'oublier cette expérience traumatisante. Quant au retour, il a été terriblement long ...

Nanne a dit…

@ Sylire : Je pense que "La Trêve" est la lecture à faire à l'issue de "Si c'est un homme" ! Il complète parfaitement le premier livre et on perçoit cette absence de haine et de rancœur, plus encore que dans "Si c'est un homme" ...

@ Katell : Je te comprends et tu as raison d'attendre un peu entre les deux lectures ... Mais elles sont nécessaires, parce que complémentaires ! Et "La Trêve" est plus légère à lire, quand même.

Nanne a dit…

@ L'or des Chambres : Si tu vis les histoires des livres plus que tu les lis, il est évident que Primo Levi sera pour toi un moment assez difficile à passer ! Mais, il faut essayer de le lire avec beaucoup de recul par rapport au poids de son témoignage, même si on ressent de l'empathie pour l'auteur ... Ce n'est qu'à cette condition que tu pourras le lire sereinement, je pense !

Lounima a dit…

Je le note mais pour plus tard, ma lecture de "Si c'est un homme" étant trop proche...

Nanne a dit…

@ Lounima : "La Trêve" est la suite inévitable de "Si c'est un homme", mais il est nécessaire de faire une pause entre les deux livres, même s'ils sont très différents par leur ton et leur style ... Il faut laisser le temps de sortir de "Si c'est un homme" pour entreprendre la suite.

Marie a dit…

Dès que j'aurai "digéré" la lecture de Si c'est un homme, je me plongerai dans La trêve...

Nanne a dit…

@ Marie : Comme je l'ai dit à beaucoup de blogueuses qui ont lu "Si c'est un homme", il faut laisser un peu de temps avant de continuer avec "La Trêve" ! La première lecture étant très prégnante et dense, il est nécessaire de prendre du recul avant d'entreprendre cette suite, même si le ton est très différent et plus optimiste ...

chiffonnette a dit…

Il faudrait déjà que j'ai le courage de me lancer dans Si c'est un homme. Ce roman me paralyse!

Nanne a dit…

@ Chiffonnette : Je te rassure immédiatement, "Si c'est un homme" est un document dans lequel Primo Levi raconte l'univers concentrationnaire avec ses codes, ses rites, sa hiérarchie. Mais jamais, il n'est question d'horreur, parce que Primo Levi n'était pas à Auschwitz, mais à Buna-Monowitz, une annexe ! Et cela change beaucoup de choses ... Tu verras que quand tu te décideras à lire cette œuvre majeure, tu ne pourras pas le lâcher et tu seras marquée par la force de ce livre.