- Diabolus in musica - Yann Apperry - Livre de Poche n°15235
"C'était le même soir, c'était en même temps ; au Memorial Hospital, sur Berg-op-Zoom Street, un enfant venait au monde. Sept bloks plus loin, au 18, Danbury Avenue, le cœur d'un vieil homme rabiotait quelques minutes à l'inconnu. Entre une salle d'accouchement à l'éclairage cru et la pénombre familière de la chambre, entre son devoir de père et le sacerdoce d'une filiation unique, le combat était perdu d'avance, pour lui comme pour ma mère et moi, parce qu'il n'apprendrait jamais de la bouche de Sigismondo ce qu'il voulait tant savoir, parce que ma mère s'éteignit sans me connaître, sans le revoir".
Moe Baldassare Insanguine, petit-fils de Don Sigismondo - un des barons de la pègre de Chicago - et fils d'Otello, brutal et taiseux, revient sur son existence. De sa mère, morte en couches le jour même où Don Sigismondo rendait son dernier soupir, remettant son âme entre les mains de Dieu ou du Diable, Moe ne connaît que des détails insignifiants concernant celle-ci. Ce qu'il a appris d'elle, c'est qu'elle aimait chanter et possédait une belle voix. Elle avait aussi la nostalgie de son pays, l'Italie, que son mariage avec Otello avait été arrangé. Parce que Otello était tombé sous le charme d'une certaine Judith - future pianiste de confession juive -, venue à Chicago y poursuivre des études de musique auprès du professeur Piotr Wrangell. "Dans ce monde idéal, Bruckner, au lieu de briguer un modeste poste d'organiste, puis de connaître la gloire, finissait instituteur dans un village de montagne. Anton Dvorak était le nom d'un garçon boucher de Nelahozeves ; les Debussy, père et fils, faisaient commerce de chinoiseries ; dans ce monde, toujours, la quinte désignait une variété de toux et Beethoven le nom d'un champ de betteraves". Qu'était-elle devenue, cette pauvre Judith, qui avait voulu - innocemment - sortir Otello de son milieu, de ses fructueuses et illicites affaires de famille ? Elle qui menaçait l'équilibre de ce monde calfeutré, clôt, silencieux, par la pureté de ses sentiments, que lui était-il donc arrivé ? "Enseigne-t-elle le solfège et le piano, quelque part en Amérique, en Israël ? Fut-elle encouragée à quitter la ville ? Brûla-t-on son cadavre, parce qu'elle croyait son amour un révulsif aux liens du sang et faisait valoir la petite musique de son cœur tremblant contre le silence de ses maîtres chanteurs ? Ou finit-elle ligotée dans un sac postal, au large de la baie ?".
Son surprenant prénom, Moe le devra à l'ultime râle de Don Sigismondo qui - dans son souffle final -, l'avait prononcé avant d'expirer, sans jamais savoir quelle était la signification littérale de ces trois lettres ésotériques. Était-ce le prénom de son descendant mâle qu'il voulait signifier, ou bien avouer la sépulture inconnue de cette fameuse Judith ? Nul ne l'a jamais vraiment compris, mais avait fait comme si. Aussi, pour élever cet enfant au prénom sans début ni fin, Otello rejoindra la terre âpre et sèche des ancêtres de sa femme, là-bas, en Italie. Pour oublier ses déboires amoureux, ce dernier noiera son chagrin dans l'alcool et tiendra Moe pour responsable de tous ses échecs. L'enfant deviendra son souffre-douleur, sa proie, sa victime. C'est sur ces arpents de terre grillés par un soleil ardent que le jeune Moe rencontrera celui qui allait changer sa vie, Paolo Durante, maître organiste, venu se perdre et oublier sa propre histoire dans ce coin isolé de la campagne italienne. "Je suis certain, tous les jours qu'il gravissait la colline pour tirer les registres de l'orgue et abîmer son âme dans les couloirs de ses gravures, balayait les allées de l'église, coupait son bois, attisait le feu, s'endormait en musique et se réveillait au son du diamant claquant au bout de sillon sur le tourne-disque - je suis certain, disais-je, qu'une présence manquait à son bonheur. Il avait attendu huit ans, presque jour pour jour, huit années solitaires et studieuses, en compagnie de Frescobaldi, de Bach, de Bruxtehude et de Haendel, que je tinsse debout, que la sauterelle bondît, hors d'atteinte, dans les épis, et que mon père m'apprît, ces mêmes années interminables, à lui survivre". Grâce à l'étude de la musique en compagnie de Paolo Durante, Moe sera persuadé d'être le dépositaire d'une œuvre musicale qui se développe en lui et qu'il doit faire jaillir. Désormais, son existence sera entièrement consacrée à la création de son chef d'œuvre unique. Les différentes femmes de sa vie, Anna-Lisa d'Alosi, Adriana de Virgilis et Lazarus Jesurum - son ami rencontré au Conservatoire à Rome - seront les témoins de cette lente éclosion de sa composition artistique.
"Diabolus in musica" de Yann Apperry est un roman plein de grâce et de puissance. Dès les premières pages, le lecteur est subjugué par l'atmosphère de ce roman musical, séduit par une écriture tout à la fois admirable, sensuelle et poétique. La vie de Moe Insanguine aurait dû être celle de sa parentèle, mafieux tout droit arrivés de leur Italie natale pour conquérir l'Amérique, et lui imposer leur loi. Heureusement pour le jeune Moe, Otello - son géniteur - n'était pas vraiment le digne descendant de Don Sigismondo, parrain incontesté de la pègre de Chicago. Violent, certes, mais surtout sentimental et psychologiquement fragile, Otello ne se remettra jamais de la perte de sa femme, moins encore de la disparition subite de sa maîtresse. Il sombrera dans l'alcool pour oublier son chagrin, et vivra sur les terres de sa défunte femme comme un hobereau asocial. Pauvre Moe qui subira l'instabilité psychique et la veulerie paternelles, le rendant responsable de ses souffrances. Mais il arrive parfois qu'au fond du malheur surgisse une lueur d'espoir. Et celle-ci aura pour nom la musique, sous les traits de Paolo Durante. Il ouvrira à l'enfant de neuf ans des perspectives infinies, métamorphosant son existence d'enfant martyr et de tête de Turc en un avenir plein de promesses. Paolo Durante sera bien plus que le simple Maestro de Moe, il sera son père spirituel, celui qui fera naître son don, son amour pour la musique. Alors que Paolo Durante ne jurait que par les classiques : Dvorak, Bach, Beethoven, Schubert, Messiaen, Ravel, Albinoni, Cherubini, Debussy, Grig, Liszt, Moe Insanguine se passionnait pour Duke Ekkington, Miles Davis, Chet Baker, Thelonius Monk, Lester Young, Keith Jarret, Charles Mingus, Louis Armstrong. De la musique sacrée au jazz, de la musique de chambre à la musique moderne, Moe possèdera son art au point de créer une œuvre dissonante, discordante, qui - de l'aube de sa conception au crépuscule de sa complétion - portera en elle la mort. "Diabolus in musica", cet intervalle musical engendrant une attente ou une tension pour l'auditeur, est une œuvre extravagante et aboutie. Elle envoûte, elle charme, elle fascine le lecteur malgré son érudition. De la campagne italienne aux palazzi romains, Yann Apperry nous promène dans un univers de finesse, de raffinement, d'élégance, tout en subtilité et nous offre un roman à la fois initiatique et sensuel. "Diabolus in musica" a reçu le prix Médicis en 2000.
Un grand merci à la BoB Team et aux éditions du Livre de Poche pour cette découverte d'un auteur peu connu et au talent émérite.
D'autres blogs en parlent : Biblio ... D'autres, peut-être ?!
278 - 1 = 277 livres encore à découvrir ... sans compter tous les autres !
Moe Baldassare Insanguine, petit-fils de Don Sigismondo - un des barons de la pègre de Chicago - et fils d'Otello, brutal et taiseux, revient sur son existence. De sa mère, morte en couches le jour même où Don Sigismondo rendait son dernier soupir, remettant son âme entre les mains de Dieu ou du Diable, Moe ne connaît que des détails insignifiants concernant celle-ci. Ce qu'il a appris d'elle, c'est qu'elle aimait chanter et possédait une belle voix. Elle avait aussi la nostalgie de son pays, l'Italie, que son mariage avec Otello avait été arrangé. Parce que Otello était tombé sous le charme d'une certaine Judith - future pianiste de confession juive -, venue à Chicago y poursuivre des études de musique auprès du professeur Piotr Wrangell. "Dans ce monde idéal, Bruckner, au lieu de briguer un modeste poste d'organiste, puis de connaître la gloire, finissait instituteur dans un village de montagne. Anton Dvorak était le nom d'un garçon boucher de Nelahozeves ; les Debussy, père et fils, faisaient commerce de chinoiseries ; dans ce monde, toujours, la quinte désignait une variété de toux et Beethoven le nom d'un champ de betteraves". Qu'était-elle devenue, cette pauvre Judith, qui avait voulu - innocemment - sortir Otello de son milieu, de ses fructueuses et illicites affaires de famille ? Elle qui menaçait l'équilibre de ce monde calfeutré, clôt, silencieux, par la pureté de ses sentiments, que lui était-il donc arrivé ? "Enseigne-t-elle le solfège et le piano, quelque part en Amérique, en Israël ? Fut-elle encouragée à quitter la ville ? Brûla-t-on son cadavre, parce qu'elle croyait son amour un révulsif aux liens du sang et faisait valoir la petite musique de son cœur tremblant contre le silence de ses maîtres chanteurs ? Ou finit-elle ligotée dans un sac postal, au large de la baie ?".
Son surprenant prénom, Moe le devra à l'ultime râle de Don Sigismondo qui - dans son souffle final -, l'avait prononcé avant d'expirer, sans jamais savoir quelle était la signification littérale de ces trois lettres ésotériques. Était-ce le prénom de son descendant mâle qu'il voulait signifier, ou bien avouer la sépulture inconnue de cette fameuse Judith ? Nul ne l'a jamais vraiment compris, mais avait fait comme si. Aussi, pour élever cet enfant au prénom sans début ni fin, Otello rejoindra la terre âpre et sèche des ancêtres de sa femme, là-bas, en Italie. Pour oublier ses déboires amoureux, ce dernier noiera son chagrin dans l'alcool et tiendra Moe pour responsable de tous ses échecs. L'enfant deviendra son souffre-douleur, sa proie, sa victime. C'est sur ces arpents de terre grillés par un soleil ardent que le jeune Moe rencontrera celui qui allait changer sa vie, Paolo Durante, maître organiste, venu se perdre et oublier sa propre histoire dans ce coin isolé de la campagne italienne. "Je suis certain, tous les jours qu'il gravissait la colline pour tirer les registres de l'orgue et abîmer son âme dans les couloirs de ses gravures, balayait les allées de l'église, coupait son bois, attisait le feu, s'endormait en musique et se réveillait au son du diamant claquant au bout de sillon sur le tourne-disque - je suis certain, disais-je, qu'une présence manquait à son bonheur. Il avait attendu huit ans, presque jour pour jour, huit années solitaires et studieuses, en compagnie de Frescobaldi, de Bach, de Bruxtehude et de Haendel, que je tinsse debout, que la sauterelle bondît, hors d'atteinte, dans les épis, et que mon père m'apprît, ces mêmes années interminables, à lui survivre". Grâce à l'étude de la musique en compagnie de Paolo Durante, Moe sera persuadé d'être le dépositaire d'une œuvre musicale qui se développe en lui et qu'il doit faire jaillir. Désormais, son existence sera entièrement consacrée à la création de son chef d'œuvre unique. Les différentes femmes de sa vie, Anna-Lisa d'Alosi, Adriana de Virgilis et Lazarus Jesurum - son ami rencontré au Conservatoire à Rome - seront les témoins de cette lente éclosion de sa composition artistique.
"Diabolus in musica" de Yann Apperry est un roman plein de grâce et de puissance. Dès les premières pages, le lecteur est subjugué par l'atmosphère de ce roman musical, séduit par une écriture tout à la fois admirable, sensuelle et poétique. La vie de Moe Insanguine aurait dû être celle de sa parentèle, mafieux tout droit arrivés de leur Italie natale pour conquérir l'Amérique, et lui imposer leur loi. Heureusement pour le jeune Moe, Otello - son géniteur - n'était pas vraiment le digne descendant de Don Sigismondo, parrain incontesté de la pègre de Chicago. Violent, certes, mais surtout sentimental et psychologiquement fragile, Otello ne se remettra jamais de la perte de sa femme, moins encore de la disparition subite de sa maîtresse. Il sombrera dans l'alcool pour oublier son chagrin, et vivra sur les terres de sa défunte femme comme un hobereau asocial. Pauvre Moe qui subira l'instabilité psychique et la veulerie paternelles, le rendant responsable de ses souffrances. Mais il arrive parfois qu'au fond du malheur surgisse une lueur d'espoir. Et celle-ci aura pour nom la musique, sous les traits de Paolo Durante. Il ouvrira à l'enfant de neuf ans des perspectives infinies, métamorphosant son existence d'enfant martyr et de tête de Turc en un avenir plein de promesses. Paolo Durante sera bien plus que le simple Maestro de Moe, il sera son père spirituel, celui qui fera naître son don, son amour pour la musique. Alors que Paolo Durante ne jurait que par les classiques : Dvorak, Bach, Beethoven, Schubert, Messiaen, Ravel, Albinoni, Cherubini, Debussy, Grig, Liszt, Moe Insanguine se passionnait pour Duke Ekkington, Miles Davis, Chet Baker, Thelonius Monk, Lester Young, Keith Jarret, Charles Mingus, Louis Armstrong. De la musique sacrée au jazz, de la musique de chambre à la musique moderne, Moe possèdera son art au point de créer une œuvre dissonante, discordante, qui - de l'aube de sa conception au crépuscule de sa complétion - portera en elle la mort. "Diabolus in musica", cet intervalle musical engendrant une attente ou une tension pour l'auditeur, est une œuvre extravagante et aboutie. Elle envoûte, elle charme, elle fascine le lecteur malgré son érudition. De la campagne italienne aux palazzi romains, Yann Apperry nous promène dans un univers de finesse, de raffinement, d'élégance, tout en subtilité et nous offre un roman à la fois initiatique et sensuel. "Diabolus in musica" a reçu le prix Médicis en 2000.
Un grand merci à la BoB Team et aux éditions du Livre de Poche pour cette découverte d'un auteur peu connu et au talent émérite.
D'autres blogs en parlent : Biblio ... D'autres, peut-être ?!
278 - 1 = 277 livres encore à découvrir ... sans compter tous les autres !
8 commentaires:
Un beau roman et pourtant, je ne suis pas tentée ;-) j'ai une sorte d'a priori concernant ce roman.
Je l'ai reçu dans le cadre de BOB et donc je compte le lire bientôt ;-)
Quel magnifique billet (comme toujours) qui donne envie de noter ce livre !
@ Émilie : C'est un roman court mais vraiment atypique. Sa lecture peut gêner dans la mesure où il est assez pointu en musique, usant de termes et de références pas toujours évidentes ... Personnellement, je l'ai dévoré !
@ Alice : Je pense qu'il pourra te plaire parce qu'il sort des sentiers battus par sa singularité. Mais, comme pour Émilie, c'est un court roman, dense et érudit !
@ Loulou : Merci, mais j'ai un peu souffert pour le rendre accessible ... Il est très beau à lire, si on fait abstraction des termes musicaux. Il m'a fait un peu penser au "Docteur Faustus" de Thomas Mann !
Excellent article ! Bravo
@ Voyage New York : Bienvenue chez moi et merci pour le compliment concernant ce billet ... Cela me touche toujours !
S'il y a un tel amour de ma musique, je ne peux que foncer! C'est un très très beau billet!
@ Chiffonnette : C'est un livre comme on en lit rarement, à la fois beau et à l'écriture élégante ! Cette lecture mérite vraiment le détour ...
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