- Les dieux habitent toujours à l'adresse indiquée - Patrick Reumaux - Vagabonde Éditions
"Les dieux me regardent de leurs yeux de braise. Le mensonge, dans leurs yeux, est une vrille d'un noir de citerne et, quand débarque un étranger sur cette rive, les vrilles percent l'iris et décrivent, invisibles griffes, des cercles de plus en plus étroits autour de la tête du visiteur avec la force du lierre ou des liserons. Méditerranée. Le rien se mêle au rien, aux vauriens, la mer est si bleue qu'elle en paraît noire sous le soleil qui tape, avec des fonds où la lumière, d'une sourde transparence, gris-bleu ou gris-vert, ou presque rose, ne cesse de changer comme la gorge du pigeon".
Bienvenue en Méditerranée, des côtes occidentales aux côtes orientales, de Marseille à Cordoba, en passant par Naples, Alger, Grenade, Athènes, Damas. Ici ou là. La Méditerranée choyée par Diane, Artémis, Dionysos, dieux et déesses grecs ou romains de la Nature. Ici, "Tout n'est qu'ordre et beauté, lux, calme et volupté" a - un jour - écrit Baudelaire. C'est cela, la Méditerranée. Un rêve, un songe, une chimère, une certaine idée du bonheur, de la grâce et de l'harmonie. Pris entre soleil et sirocco, le méditerranéen n'a d'autre choix que celui de vivre en équilibre précaire, tel un funambule, entre folie et paresse. Ces hommes et ces femmes, qui sont-ils, d'où viennent-ils, que font-ils de leur vie, de leur journée, de leurs heures assommées de lumière, accablées de chaleur ? "O Méditerranée, engeance d'escrocs, de voleurs, d'unijambistes, d'yeux chassieux couverts de taies, de mouches, de proxénètes, de femmes en noir, d'infirmes, de femmes voilées, de claires putains, de cyclamens, d'ail sauvage, de dents féroces, de crottes d'ânes, d'arnaqueurs, de marchands de tapis, de bicyclettes rafistolées; de Juifs errants, d'usuriers, de menthes qui embaument, d'arums stériles, de méchouis grillés, de corps qui se tordent dans l'ombre, de vieux papiers [...], d'injures, de sueur, d'ambre solaire, de coquillages nacrés, de petites tortues, immenses souk grouillant sur lequel le soleil se couche".
Les enfants de Marseille, d'Alger ou de Naples qui apprennent les choses de la vie et de l'amour dans la rue, dans les criques ou les corniches des bords de mer, sont tous identiques. Tous ont ces drôles de têtes de volatiles ébouriffés avec des paires d'yeux ronds, noirs et brillants qui rappellent les bigarreaux qu'ils chapardent dans les jardins quand vient le temps des cerises. Filles au parfum de menthe sauvage et aux couleurs opalescentes, pas encore femmes mais plus tout à fait enfants ; garçons poussés en graine, secs et noueux comme de vieux ceps de vignes, pas encore voyous mais déjà gentils sacripants. "Ceux de Marseille sont semblables, et ceux d'Alger, une multitude qui apparaît tout aussi soudainement : maigres, crasseux, hirsutes, lestes comme des démons, prompts à s'évanouir dans le parc où ils se fondent dans la rosée ou dans le ruissellement des gouttes après une pluie de printemps".
Et voici les discussions épiques, les colères homériques typiquement méditerranéennes. On argumente et on questionne avec les mains. On demande pourquoi moi, on jure sur tous les dieux du ciel et de la terre. On tente de se convaincre que la parole est d'or, que l'honneur est sauf. Mais tout le monde sait que tout le monde se ment à soi et aux autres. Ainsi sont les échanges en Méditerranée. "La Méditerranée n'est qu'un rêve. Une peinture de peinture. Une culture de culture. Le royaume d'Haroun-Al-Rachid". Ici, on boit les paroles de l'autre ou les siennes propres jusqu'à l'ivresse totale. Les mots, les phrases coulent comme le miel, doux et sucré, euphorisent les esprits comme un vin du sud charpenté et moelleux, comme un corps de femme mûre.
Les femmes de Méditerranée, comme les conversations, le soleil écrasant, le vent chaud et odorant, sont l'âme de cette contrée. Femme-enfant, femme-femme, vieilles ou jeunes, belles ou laides, volubiles ou mutiques, ce sont elles qui tiennent la Méditerranée entre leurs mains graciles et fragiles, la font vivre et la perpétuent en leur sein. Pieuses ou dépravées, pures, chastes ou déshonorées, juives, catholiques ou musulmanes, toutes recèlent en elles les secrets de la jouissance charnelle, de l'amour physique, de sa fragrance subtile, amère et sucrée. "Qu'elles aient le visage recouvert d'une mantille, d'un voile, d'un fichu noir, les femmes sont l'âme dionysiaque de la Méditerranée. Elles en sont la sève, féconde ou stérile, les femmes aux membres d'ombre, le ventre en chaleur, la source aux lèvres fraîches. De combien de soupirs, d'aveux dans la pénombre, est tissée d'impiété de la grande mosquée de Cordoba ?".
"Les dieux habitent toujours à l'adresse indiquée" ou une vision toute personnelle, à la fois poétique, érotique, onirique, imaginaire, déifié, de Patrick Reumaux. Dans ce court essai, la Méditerranée est tour à tour Mare Nostrum de l'Antiquité grecque et romaine, filles légères et hâlées des côtes occidentales, femmes endeuillées portant voiles, mantilles ou fichus des côtes orientales, selon où l'on tourne notre regard. Elle devient patrie des dieux d'un Olympe enfoui depuis des millénaires dans ses entrailles marines, et dont il ne reste que des temples brisés, usés par le temps et épars. Ce sont ces enfants farouches, indomptés et merveilleux, qui vivent libres comme l'air, dépenaillés, hirsutes, ahuris, braillards et rieurs, s'amusant d'un rien, courant jupons et frémissant d'un regard velouté. Mais ne vous leurrez pas, "Les dieux habitent toujours à l'adresse indiquée" nous parle aussi de la violence méditerranéenne. Cette furie sournoise, cette force brutale qui asservit, rudoie celui qui refuse de se plier aux lois des plus forts, à la loi du silence. L'omerta, qui tient entre les mailles de ses filets toute une population assujettie, obligée, contrainte. Malheur à celui qui la transgresse. En Méditerranée, plus on chuchote, plus on susurre - centaines de serpents sifflants, milliers de criquets stridulants -, plus le silence est présent, lourd de sens, assourdissant. Pour qui ne le comprend pas - autochtone ou étranger -, ne possèdera jamais l'âme de la Méditerranée. La Méditerranée de Patrick Reumaux, chantée par les chœurs antiques de la Grèce, louangée par les poètes arabes, magnifiée par Nietzsche, Poétisée par René Char, narrée par les conteurs des "Mille et Une Nuits", racontée par Lampedusa, Sciascia et tant d'autres, apparaît telle une héroïne de la Mythologie - mi-femme, mi-déesse -, inaccessible à qui ne sait la vaincre. Dans un style merveilleux, féérique, alternant impressions intimes, souvenirs personnels et poèmes, usant de circonlocutions, d'allégories, Patrick Reumaux nous fait apprécier - par sa connaissance et son érudition - toute la beauté, la fascination que la Méditerranée exerce sur lui.
Merci à Blog-o-Book et aux éditions Vagabonde pour cette lecture fascinante et captivante.
D'autres blogs en parlent : Lystig, Françoise Chatelain, Emiloutre ... Peut-être d'autres ?! Merci de me le faire savoir par un petit commentaire avec votre lien que je vous ajoute à la liste.
280 - 1 = 279 livres ... Je commence enfin à me sentir mieux !
Bienvenue en Méditerranée, des côtes occidentales aux côtes orientales, de Marseille à Cordoba, en passant par Naples, Alger, Grenade, Athènes, Damas. Ici ou là. La Méditerranée choyée par Diane, Artémis, Dionysos, dieux et déesses grecs ou romains de la Nature. Ici, "Tout n'est qu'ordre et beauté, lux, calme et volupté" a - un jour - écrit Baudelaire. C'est cela, la Méditerranée. Un rêve, un songe, une chimère, une certaine idée du bonheur, de la grâce et de l'harmonie. Pris entre soleil et sirocco, le méditerranéen n'a d'autre choix que celui de vivre en équilibre précaire, tel un funambule, entre folie et paresse. Ces hommes et ces femmes, qui sont-ils, d'où viennent-ils, que font-ils de leur vie, de leur journée, de leurs heures assommées de lumière, accablées de chaleur ? "O Méditerranée, engeance d'escrocs, de voleurs, d'unijambistes, d'yeux chassieux couverts de taies, de mouches, de proxénètes, de femmes en noir, d'infirmes, de femmes voilées, de claires putains, de cyclamens, d'ail sauvage, de dents féroces, de crottes d'ânes, d'arnaqueurs, de marchands de tapis, de bicyclettes rafistolées; de Juifs errants, d'usuriers, de menthes qui embaument, d'arums stériles, de méchouis grillés, de corps qui se tordent dans l'ombre, de vieux papiers [...], d'injures, de sueur, d'ambre solaire, de coquillages nacrés, de petites tortues, immenses souk grouillant sur lequel le soleil se couche".
Les enfants de Marseille, d'Alger ou de Naples qui apprennent les choses de la vie et de l'amour dans la rue, dans les criques ou les corniches des bords de mer, sont tous identiques. Tous ont ces drôles de têtes de volatiles ébouriffés avec des paires d'yeux ronds, noirs et brillants qui rappellent les bigarreaux qu'ils chapardent dans les jardins quand vient le temps des cerises. Filles au parfum de menthe sauvage et aux couleurs opalescentes, pas encore femmes mais plus tout à fait enfants ; garçons poussés en graine, secs et noueux comme de vieux ceps de vignes, pas encore voyous mais déjà gentils sacripants. "Ceux de Marseille sont semblables, et ceux d'Alger, une multitude qui apparaît tout aussi soudainement : maigres, crasseux, hirsutes, lestes comme des démons, prompts à s'évanouir dans le parc où ils se fondent dans la rosée ou dans le ruissellement des gouttes après une pluie de printemps".
Et voici les discussions épiques, les colères homériques typiquement méditerranéennes. On argumente et on questionne avec les mains. On demande pourquoi moi, on jure sur tous les dieux du ciel et de la terre. On tente de se convaincre que la parole est d'or, que l'honneur est sauf. Mais tout le monde sait que tout le monde se ment à soi et aux autres. Ainsi sont les échanges en Méditerranée. "La Méditerranée n'est qu'un rêve. Une peinture de peinture. Une culture de culture. Le royaume d'Haroun-Al-Rachid". Ici, on boit les paroles de l'autre ou les siennes propres jusqu'à l'ivresse totale. Les mots, les phrases coulent comme le miel, doux et sucré, euphorisent les esprits comme un vin du sud charpenté et moelleux, comme un corps de femme mûre.
Les femmes de Méditerranée, comme les conversations, le soleil écrasant, le vent chaud et odorant, sont l'âme de cette contrée. Femme-enfant, femme-femme, vieilles ou jeunes, belles ou laides, volubiles ou mutiques, ce sont elles qui tiennent la Méditerranée entre leurs mains graciles et fragiles, la font vivre et la perpétuent en leur sein. Pieuses ou dépravées, pures, chastes ou déshonorées, juives, catholiques ou musulmanes, toutes recèlent en elles les secrets de la jouissance charnelle, de l'amour physique, de sa fragrance subtile, amère et sucrée. "Qu'elles aient le visage recouvert d'une mantille, d'un voile, d'un fichu noir, les femmes sont l'âme dionysiaque de la Méditerranée. Elles en sont la sève, féconde ou stérile, les femmes aux membres d'ombre, le ventre en chaleur, la source aux lèvres fraîches. De combien de soupirs, d'aveux dans la pénombre, est tissée d'impiété de la grande mosquée de Cordoba ?".
"Les dieux habitent toujours à l'adresse indiquée" ou une vision toute personnelle, à la fois poétique, érotique, onirique, imaginaire, déifié, de Patrick Reumaux. Dans ce court essai, la Méditerranée est tour à tour Mare Nostrum de l'Antiquité grecque et romaine, filles légères et hâlées des côtes occidentales, femmes endeuillées portant voiles, mantilles ou fichus des côtes orientales, selon où l'on tourne notre regard. Elle devient patrie des dieux d'un Olympe enfoui depuis des millénaires dans ses entrailles marines, et dont il ne reste que des temples brisés, usés par le temps et épars. Ce sont ces enfants farouches, indomptés et merveilleux, qui vivent libres comme l'air, dépenaillés, hirsutes, ahuris, braillards et rieurs, s'amusant d'un rien, courant jupons et frémissant d'un regard velouté. Mais ne vous leurrez pas, "Les dieux habitent toujours à l'adresse indiquée" nous parle aussi de la violence méditerranéenne. Cette furie sournoise, cette force brutale qui asservit, rudoie celui qui refuse de se plier aux lois des plus forts, à la loi du silence. L'omerta, qui tient entre les mailles de ses filets toute une population assujettie, obligée, contrainte. Malheur à celui qui la transgresse. En Méditerranée, plus on chuchote, plus on susurre - centaines de serpents sifflants, milliers de criquets stridulants -, plus le silence est présent, lourd de sens, assourdissant. Pour qui ne le comprend pas - autochtone ou étranger -, ne possèdera jamais l'âme de la Méditerranée. La Méditerranée de Patrick Reumaux, chantée par les chœurs antiques de la Grèce, louangée par les poètes arabes, magnifiée par Nietzsche, Poétisée par René Char, narrée par les conteurs des "Mille et Une Nuits", racontée par Lampedusa, Sciascia et tant d'autres, apparaît telle une héroïne de la Mythologie - mi-femme, mi-déesse -, inaccessible à qui ne sait la vaincre. Dans un style merveilleux, féérique, alternant impressions intimes, souvenirs personnels et poèmes, usant de circonlocutions, d'allégories, Patrick Reumaux nous fait apprécier - par sa connaissance et son érudition - toute la beauté, la fascination que la Méditerranée exerce sur lui.
Merci à Blog-o-Book et aux éditions Vagabonde pour cette lecture fascinante et captivante.
D'autres blogs en parlent : Lystig, Françoise Chatelain, Emiloutre ... Peut-être d'autres ?! Merci de me le faire savoir par un petit commentaire avec votre lien que je vous ajoute à la liste.
280 - 1 = 279 livres ... Je commence enfin à me sentir mieux !
7 commentaires:
Ce livre doit être superbe pour mériter un tel billlet.
Une lecture concentrée sur la méditerranée quelle bonne idée pour cet été... J'aime beaucoup ta nouvelle présentation Nanne, elle est fraîche, printannière, très agréable... Bravo !
Bisous
je ne l'avais pas demandé à BOB et j'ai lu, mais je ne sais plus sur quel blog, une critique franchement négative.
@ Mango : L'écriture est poétique et belle, et l'évocation de la Méditerranée est merveilleuse ! Je pense que le billet s'en ressent et j'ai vraiment apprécié cette courte et dense lecture ...
@ L'or des chambres : C'est une vision très onirique et personnelle de la Méditerranée. Très littéraire aussi ! Il y a des morceaux de poèmes, des allusions à la mythologie, à l'histoire de cette région en général ... Ce n'est pas un guide pour partir en villégiature en Méditerranée ;-D Personnellement, je me sens bien dans mon nouveau décor tout frais et zen !
@ Yv : Tu as dû lire le billet de Lystig, si je me rappelle bien. Elle n'a pas du tout aimé ce texte, ce qui peut se comprendre car il n'est pas facile à aborder. Il est court, mais dense, fourni, fouillé ... C'est une vision singulière de cette région, servie par une écriture poétique et une érudition certaine de la part de son auteur ! Plus essai philosophique que guide touristique ;-D
Comment résister à un tel billet ? Une vraie invitation au voyage !! ;-)
@ Lounima : J'ai été transportée par cette lecture entre onirisme et réalité ! Ce tout petit livre est une ode à cette région magique qu'est la Méditerranée ... Je suis vraiment ravie d'avoir osé cette lecture singulière. C'est vraiment une invitation au voyage au propre comme au figuré !
Loved reading this thankks
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