- Ils ne sont pas comme nous - Jean-Sébastien Blanck - Alzabane Éditions
- "Je suis l'Homme.
Je suis l'effrayant Homme qui rit.
Qui rit de quoi ? De vous. De lui. De tout.
Qu'est-ce que son rire ?
Votre crime et son supplice".
En mettant en exergue ces vers de "L'Homme qui rit" de Victor Hugo, le ton de ce petit conte cruel est donné. Si le rire est une thérapie pour désamorcer une situation préoccupante, il peut aussi être ironique, méprisant, méchant, sardonique, sarcastique. Le rire se transforme, dès lors, en un rictus effroyable.
Juin 1938. Clinique Münstall. Il y a là Wolf qui compte toute la journée. Il compte, recompte et décompte. Cent fois, mille fois, il remet les compteurs à zéro dès qu'il a atteint son objectif chiffré. Il compte les pas, les arbres, les cachets, les mots. Tout ce qui passe à sa portée est inventorié, comptabilisé. C'est une obsession dont il ne peut se défaire. Wolf s'est noyé dans les nombres, son esprit est encombré d'unités, de quantités infinies, de séries, d'abstractions, de pairs et d'impairs, de divisibles et d'indivisibles. Son âme est définitivement engloutie, submergée. Seuls, importent les chiffres. "Quatre et quatre font huit. Huit et huit qui font quinze ... Ah non ! Seize ! Ou dix-huit. Je ne sais plus. Ah ! Bonjour, monsieur ! Je m'appelle Wolf. Vous savez, on m'a emmené ici il y a très longtemps. Mais je me plais bien. On me laisse compter tranquillement. C'est important de compter, vous savez ... Alors ... Trois et trois font six, et six et six font ...". Il y a aussi Reinhardt, celui qui passe son temps à chaparder la blouse du médecin. Il joue au docteur avec les autres patients. Il a besoin d'être quelqu'un d'autre que lui. Dès qu'il aperçoit un uniforme, il n'a qu'un désir, s'en emparer pour le porter. Et puis, il y a le journaliste, venu à la clinique pour réaliser un reportage. Il est venu avec sa petite valise et se demande bien pourquoi, vu qu'il n'est là que pour son travail. Il n'est pas malade, lui. Il est différent des autres. Les anormaux, ce sont eux. D'ailleurs, il refuse de prendre les médicaments que lui donnent Emma ou Anna, les infirmières. Lui veut juste rentrer chez lui. "C'est vrai qu'il faudrait les prendre. Mais ce soir, je ne veux pas. J'ai juste envie de voir comment ça fait quand on ne les prend pas. - Ben ... J'en ai pas besoin ... Je ne suis pas comme vous. Hess s'arrête de mâcher. Il ne bouge plus et me regarde fixement, stupéfait. Tout d'un coup, il éclate de rire. - Pas comme vous ! Ha ! Ha ! Ha ! Pas comme vous ! Ah, mon vieux ! Pas comme vous ! Les autres n'ont rien écouté mais le rire se propage de nouveau, d'assiette en assiette".
Janvier 1939. Otto Kepffer, chargé de mission du nouveau gouvernement est chargé de faire appliquer la circulaire de son ministère et de regrouper les patients de la clinique Münstall dans un centre spécial plus adapté, dans le cadre d'un programme expérimental. Leur transfert doit se faire dans les meilleurs délais, avec méthode et organisation. Wolf, Reinhardt, le journaliste et tous les autres comprennent que quelque chose trame. Heureusement, le docteur Schmidt et Emma sont présents pour calmer les angoisses, pour endormir les peurs, pour tranquilliser, malgré leur tristesse apparente. Les soldats eux aussi comptent, impassibles et concentrés, occupés qu'ils sont par leur macabre besogne. De toute façon, ces individus sont la lie de la nouvelle société. Ils souillent la pureté de la race aryenne. Ce sont des êtres sans valeur. "- Vous croyez qu'ils ont peur, ou qu'ils se doutent de quelque chose ? Demanda Shoënber. L'autre SS, qui avait fini de compter, éclata de rire en fermant bruyamment son registre. - Ah ! Ah ! Pensez-vous, mon colonel ! Ce sont des fous. Ils sont comme des animaux. Ils ne comprennent rien, ils ne sentent rien ... Ce sont des dégénérés. - Oui, certainement ... fit Shoënber, pensif. - Nous rendons service à leur famille ... Vous savez, conclut l'officier comptable, ce ne sont pas des humains !".
Écrit sous la forme d'une fable cynique, "Ils ne sont pas comme nous" de Jean-Sébastien Blanck revient sur un épisode monstrueux de la 2e Guerre mondiale - qui n'a pas été avare d'événements abominables -, les expériences de gazage des malades mentaux. Cette expérimentation sur des êtres pudiquement qualifiés de différents allait ouvrir la voie, quelques années plus tard, au génocide d'autres sous-hommes - les Juifs, les Tziganes -, considérés comme tels par des individus se considérant très au-dessus de la moyenne. Saisissante allégorie sur la folie humaine, on perçoit que celle-ci ne se situe pas où on croit la trouver. La folie se trouve dans l'autre camp, celui de l'État qui a décrété l'éradication de personnes psychologiquement fragiles et qu'il aurait dû protéger, celui de la société dans sa quasi-totalité pour son silence obstiné valant un soutien tacite de cette politique infâme, celui des médecins et personnels soignants qui ont contribué à favoriser ce meurtre de masse par passivité. En 59 pages, le texte - servi par une écriture intelligente, nerveuse, au phrasé court et simple -, synthétise toute l'abomination de ce programme secret d'euthanasie des internés psychiatriques. Alternant courriers, dialogues, points de vue divers, l'auteur réussi à rendre l'atmosphère d'angoisse des patients, les non-dits du corps médical, les sentiments de gêne, de honte, de lâcheté de chacun. Conçu comme un scenario, le graphisme des photos renforce encore un peu plus cette sensation de malaise. Usant de méthodes de photomontage à la manière des anciens romans-photos de l'époque, on est impressionné par l'humanité et la normalité des fous, alors que les êtres soi-disant supérieurs apparaissent pervertis, défigurés par une idéologie qui les assimilent à la vraie folie. "Ils ne sont pas comme nous" de Jean-Sébastien Blanck ou comment raconter l'indicible de façon à la fois accessible et captivant. A mettre entre toutes les mains, sans hésitation.
Écrit sous la forme d'une fable cynique, "Ils ne sont pas comme nous" de Jean-Sébastien Blanck revient sur un épisode monstrueux de la 2e Guerre mondiale - qui n'a pas été avare d'événements abominables -, les expériences de gazage des malades mentaux. Cette expérimentation sur des êtres pudiquement qualifiés de différents allait ouvrir la voie, quelques années plus tard, au génocide d'autres sous-hommes - les Juifs, les Tziganes -, considérés comme tels par des individus se considérant très au-dessus de la moyenne. Saisissante allégorie sur la folie humaine, on perçoit que celle-ci ne se situe pas où on croit la trouver. La folie se trouve dans l'autre camp, celui de l'État qui a décrété l'éradication de personnes psychologiquement fragiles et qu'il aurait dû protéger, celui de la société dans sa quasi-totalité pour son silence obstiné valant un soutien tacite de cette politique infâme, celui des médecins et personnels soignants qui ont contribué à favoriser ce meurtre de masse par passivité. En 59 pages, le texte - servi par une écriture intelligente, nerveuse, au phrasé court et simple -, synthétise toute l'abomination de ce programme secret d'euthanasie des internés psychiatriques. Alternant courriers, dialogues, points de vue divers, l'auteur réussi à rendre l'atmosphère d'angoisse des patients, les non-dits du corps médical, les sentiments de gêne, de honte, de lâcheté de chacun. Conçu comme un scenario, le graphisme des photos renforce encore un peu plus cette sensation de malaise. Usant de méthodes de photomontage à la manière des anciens romans-photos de l'époque, on est impressionné par l'humanité et la normalité des fous, alors que les êtres soi-disant supérieurs apparaissent pervertis, défigurés par une idéologie qui les assimilent à la vraie folie. "Ils ne sont pas comme nous" de Jean-Sébastien Blanck ou comment raconter l'indicible de façon à la fois accessible et captivant. A mettre entre toutes les mains, sans hésitation.
D'autres blogs en parlent : Lyra Sullivan, Pimprenelle, Lire-Écouter-Voir, Réno, Violette, Jenny ... D'autres, peut-être ?! Merci de vous faire connaître par un petit commentaire.
Le site des éditions Alzabane qui mérite le détour pour la qualité de ses ouvrages jeunesse.
Ce livre a été lu dans le cadre de l'opération Masse Critique de Babelio. Je remercie Guillaume pour cette lecture singulière ainsi que les éditions Alzabane qui m'ont permis de découvrir leur catalogue d'ouvrages riches et variés.
14 commentaires:
J'ai découvert les éditions Alzabane grâce à Babelio également. Je note ce titre même si la thématique est dure dure dure.
Un livre qui m'a l'air bien intéressant mais qui me semble bien trop poignant... Je crois que je vais passer !
Je suis toujours sidérée et triste d'apprendre toutes les atrocités que les hommes sont capables de commettre...
L'autre jour, on se disait avec Aifelle que tu écrivais de magnifiques billets et c'est encore vrai ce soir ! Un plaisir de te lire et une envie de lire ce que tu lis :)
De tels livres sont indispensables pour montrer l'horreur du Mal absolu qui guette constamment l'homme, mais je ne me sens pas la force de regarder ces photos ni de lire ces écrits pour le moment...
J'admire que tu choisisses toujours des livres essentiels tournés vers les souffrances ou les grandeurs de l'homme !
Merci Nanne
Un bien beau et bon billet, le sujet est particulièrement douloureux et c'est bien qu'un livre jeunesse s'en empare
je vais aller voir cet éditeur, mes petits enfants sont encore un peu jeune mais je classe cette référence pour l'avenir
Déjà noté dans ma PAL, je le surligne, merci pour le rappel
ce livre semble passionnant
@ Isabelle : Les éditions Alzabane sont absolument merveilleuses, les dessins qui accompagnent les textes sont conçus avec talent. Je suis vraiment heureuse d'avoir découvert une nouvelle maison d'éditions de qualité et d'avoir lu ce petit conte singulier sur un sujet pas évident du tout !
@ Lounima : Je te comprends très bien et j'avais un peu les mêmes craintes que toi concernant ce thème que je connais bien. Mais en le lisant, ces peurs se sont envolées, car c'est écrit de façon pudique et intelligente à l'attention d'un public jeune. Il peut servir de point de départ pour des discussions qu'il ne faut surtout pas occulter ! Cela peut très bien revenir sous une forme ou une autre ...
@ Celsmoon : Cela ne se "voit" pas à l'écrit, mais je me sens toujours gênée avec de tels compliments ... J'essaie de donner envie de lire des ouvrages qui sortent de l'ordinaire et qui parlent parfois de sujets graves. Mais je pense que c'est important qu'ils soient connus, diffusés et lus !
@ Sybilline : L'histoire, même récente, nous a montré que l'on n'est pas à l'abri de nouvelles catastrophes de ce genre. Il est donc important et utile d'en parler de temps en temps à travers nos lectures ... Je comprends que tu n'aies pas envie de lire ce type de livres en ce moment. Pour mon choix de lecture, c'est vrai que je suis souvent tournée vers l'Homme, ses grandeurs et ses misères. Je dois être une humaniste qui s'ignore ;-D
@ Dominique : C'est un livre qui s'adresse surtout aux adolescents. Je pense qu'il est un peu difficile pour les plus jeunes qui ne comprendraient la portée du message, ou en aurait peur ! Par contre, les éditions Alzabane ont un catalogue magnifique de contes pour tous les âges que l'on peut feuilleter sur son site ... Et je suis sûre que tu devrais y trouver ton bonheur et celui de tes petits-enfants ;-D
@ Michel : Il est court et très bien écrit. Il y a l'essentiel sans tomber dans l'horreur de cette page d'histoire inqualifiable. A mon avis, sa singularité devrait te plaire !
Une humaniste qui s'ignore??? Pourtant c'est criant pour quiconque suit ton blog !!!
Tu seras donc la dernière à l'apprendre :D
@ Sybilline : Il est vrai que j'ai un certain regard, voire une empathie pour les individus, l'histoire et la société qui m'entoure, mais je ne me voyais pas en humaniste ! Mais cela fait plaisir de le lire ;-D
Je prends la référence, pour moi et mes ados.
@ Yv : C'est un tout petit livre (59 pages), mais qui raconte l'essentiel, sans pathos et avec beaucoup de sensibilité ! Je crois que c'est le genre de livre pour les ados et les adultes qui veulent découvrir ce passage de l'histoire abominable sans commencer par des ouvrages plus sérieux.
Ça me rappelle le film Une Journée de Fous, d'Howard Zieff. Vaguement. Très vaguement. Extrêmement vaguement ; et ça m'a l'air très intéressant.
@ Pashupati : Merci pour cette référence cinématographique que je ne connais pas, mais que je retiens ... Dans tous les cas, je t'invite vivement à lire ce petit livre admirable qui parle d'un sujet lourd et dramatique ! Je me souviens que ce thème avait été abordé dans "Amen" de Costa Gavras.
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