5 août 2010

LA CROISEE DES CHEMINS

  • Souffles couplés - Gérald Tenenbaum - Éloïse d'Ormesson Éditions


« Des vies jumelles, de part et d'autre, sur les deux versants. Côté italien ou français, c'est le même temps qu'on prend. Quand on est de là-haut, de la montagne, la ville, on y descend parfois. Pas souvent. Quand il faut. Avec parcimonie. Mais là, d'un coup, c'est la ville qui est montée. La ville est vite et bruyante, elle s'agite, elle parle fort, elle vibre, elle résonne. En haut, on ne fait pas comme ça. C'est à cause du silence qui se dépose. On prend son temps. Le temps va comme il peut, on n'y peut pas grand-chose, c'est d'autre chose qu'on s'occupe. Le soleil se lève chaque jour du même côté de la montagne, on l'accepte, on fait avec ».

En ce 17 juillet 1983, une catastrophe s'est abattue sur la grande maison épervier. Alex, onze ans, peine à sortir du mutisme dans lequel il a sombré, malgré la bonne volonté de la doctoresse et de l'inspectrice de police, présentes sur les lieux. Alex a finalement été descendu en bas, dans la vallée, pour être placé dans un foyer d'accueil. Jamais plus, Alex ne reviendra au hameau perdu dans la montagne, entre Savoie et Val d'Aoste. Vingt-sept ans plus tard, Alex est barman au café des « Deux mondes », à Grenoble. Taiseux depuis son enfance, Alex est néanmoins doté d'une mémoire prodigieuse, hors du commun, capable de retracer l'événement le plus anodin dans ses infinis détails. Parce qu'Alex est hypermnésique, terme scientifique et savant pour désigner la mémoire absolue. Un don pour les uns, une plaie pour les autres. Alex vit avec depuis le drame qui a fait basculer son enfance sur l'autre rive. « Homme égaré, âme singulière, âme à part. De ce qui y passe, tout y reste. Les regards et les couleurs, les mots et les voix, les petites choses de la vie, les commandes de boissons, celles de la veille comme celles de l'an passé, les conversations et les gestes, les intonations, les silences et les expressions, les menus objets sortis des sacs de femmes, les ombres des passants et les bruits de la vie. Alex accueille tous azimuts. Il s'insurgerait s'il connaissait une autre façon. Mais c'est ainsi, il ne se pose pas la question ». Depuis cette épreuve personnelle, Alex ne sait plus lire, ni écrire. Il globe et il dessine. Seule, sa mémoire enregistre tout. Elle est son œil et sa main. Avec Alex au comptoir, pas besoin de carnet. Il grave chaque commande passée par Paco - son collègue de travail, son ami, son frère, son double -, pour l'éternité. Alex se souvient même de qui a pris quoi les fois précédentes. Son cerveau, tel un ordinateur surpuissant, imprime absolument tout.

Dans son monde à lui, il y a aussi Maggy Robatel, capitaine de police. Dès qu'une Delirium Tremens est annoncée au bar, il sait qu'elle est là, au « Deux mondes ». « La cinquantaine mal acceptée, coupe au carré effilée, frange châtaine légère au vent même de printemps, inévitable bandana marine et noir en twill de soie autour du cou, tailleur jupe et talons plats, sourire nostalgique, touche de fard joues et paupières, soupçon de mascara, Maggy passe voir Alex de temps en temps. Pas seulement quand elle a besoin de sa mémoire ». Maggy passe, parfois en amie, discuter un moment, oublier le quotidien et s'oublier un peu aussi. D'autres fois, elle sollicite l'aptitude d'Alex pour certaines enquêtes délicates, lorsque les éléments manquent pour démarrer les investigations. C'est le cas cette fois-ci. Un homme, la trentaine, a été retrouvé assassiné dans le Parc Mistral. Bien sûr, Alex se souvient de lui, de son écharpe blanche, de son nez cassé. Du reste, son aspect physique, sa conversation, les personnes l'accompagnant, rien.

Dans l'univers mémoriel d'Alex, il y a la présence douce et apaisante de Sandra, psycholinguiste, qui tente de l'aider à s'extraire de ses réminiscences indélébiles, inaltérable, ancrées dans les profondeurs de son âme. Sandra n'a qu'un seul désir, sortir Alex de son enfer quotidien. Elle veut le libérer de l'emprise de cette mémoire qui lui sert d'abri, citadelle oppressante l'empêchant de vivre son après et invisible muraille le séparant de la réalité du monde. Elle souhaite l'affranchir, lui donner un avenir différent, lui faire retrouver sa capacité à s'exprimer autrement, par la lecture et l'écriture. « Alex est accroché au passé. Sa mémoire le protège du présent, mais, Sacks l'a décrit, c'est une arme aussi, formidable, qu'il pourrait utiliser pour recouvrer la liberté. Lettres, lire, libre … Pour Alex, être libre, c'est être lire ».

En commençant « Souffles couplés » de Gérald Tenenbaum, je savais par avance que j'allais pénétrer dans les méandres de la mémoire d'un jeune homme qui retient absolument tout de ce qu'il voit, perçoit, entend. Ce que je ne savais pas encore, c'est que j'allais être happée, hypnotisée, envoûtée non seulement par l'histoire de ce roman, mais aussi – et surtout – par sa grande qualité d'écriture. Chaque page, chaque paragraphe, chaque ligne est un pur moment de lecture intense et remarquable. Chaque mot est une merveille de recherche et de précision pour donner le ton exact à l'ambiance d'une scène, au ressenti d'un événement, aux sentiments des personnages. Dans une langue belle, infiniment bien choisie, parfaitement maîtrisée et tout en retenue, Gérald Tenenbaum nous parle de nous à travers Alex, de nos relations à l'autre, de nos histoires rivées dans nos mémoires personnelles et / ou collectives. Prenant prétexte d'une enquête policière juste effleurée, l'auteur revient sur tout ce qui construit un individu intérieurement, moralement, psychiquement, intellectuellement. La mémoire, vaste territoire aux rivages illimités, labyrinthe où se mêlent et s'entremêlent passé obscur, tourmenté, enfoui, enterré et présent simple, lumineux, pur et immanent. L'ensemble formant ce que nous sommes, biographies uniques, intimes et complexes à la fois. Seulement cantonner « Souffles couplés » à cet unique thème serait réducteur. Gérald Tenenbaum aborde d'autres rives, tout aussi secrètes que la mémoire. Il y est question d'amitié, de ces liens étroits tissés au fil du temps entre les personnes, témoins d'instants drôles ou tragiques, partages de joies ou de douleurs, où les silences en disent parfois plus que de longues conversations. Cette amitié dans laquelle entre la part de soutien, d'entraide – parfois de sacrifice – que l'on offre à ceux que l'on considère comme tels. Par amitié, Sandra quittera sa sécurité matérielle pour aider Alex et Fulvio. Soutenir Alex dans son droit à une vie normale ; secourir Fulvio, vieil italien menacé d'expulsion en raison de son passé de brigadiste, du temps où l'Italie hésitait encore entre communisme et fascisme. Dans « Souffles couplés », Gérald Tenenbaum nous entraîne au cœur même de l'histoire de la Savoie, intimement fondue dans celle des personnages, territoire entre deux cultures, oscillant, tanguant sans cesse entre France et Italie. Région montagneuse qui s'est toujours battue pour son indépendance et sa liberté. « Souffles couplés » est un hymne à l'amitié, à la générosité, au droit à la différence et au respect de l'autre dans son passé, dans ses silences et ses non-dits.

D'autres blogs en parlent : Un coin de blog, Aifelle, Lily, Nanou ... D'autres peut-être ?! Merci de m'en faire part en commentaire que je vous ajoute à la liste.

Un merci particulier à l'auteur, Gérald Tenenbaum et aux éditions Éloïse d'Ormesson pour cet envoi et cette très belle découverte qui se poursuivra par d'autres lectures de cet auteur de talent.

273 - 1 = 272 livres dans une PAL exponentielle ...

13 commentaires:

Aifelle a dit…

Tu as raison de souligner la qualité de l'écriture, c'est ce qui me vient en premier en me souvenant de ce roman. Et il y a quelque chose de prenant dans la progression de l'histoire.

Dominique a dit…

J'ai un faible pour ce personnage hypermnésique, et comme tu soulignes comme Aifelle la qualité de l'écriture j'ai noté la référence et je vais simplement attendre la version poche

Clara et les mots a dit…

Les thèmes, l'écriture... je veux le lire !

sybilline a dit…

Après tant d'éloges sur la qualité de ce livre, il n'y a plus à hésiter : Je le note en haut de liste!

Belledenuit a dit…

Je ne connais pas du tout l'auteur mais le thème me tente beaucoup. Je note bien volontiers.

Kathel a dit…

Noté pour le prendre à la bibliothèque qui l'aura sans doute...

Nanne a dit…

@ Aifelle : Tous les livres de cet auteur peu et mal connu possèdent cette écriture rare et belle qui donne une ambiance singulière à ses romans ! C'est un écrivain au talent méconnu ... Je possède "L'ordre des jours" que je vais me dépêcher de lire pour continuer sa découverte. Je suis devenue une vraie fan de son style ;-D

@ Dominique : Je suis sûre que ce roman devrait te plaire, mais je pense qu'il sera difficile à trouver en poche ... Peut-être à la médiathèque ! Sinon, je peux te l'envoyer pour que tu le lises et que tu découvres un auteur à la plume rare et délicieuse où chaque mot a un sens et qui sert l'histoire de ce roman singulier.

@ Clara : Tu as très bon goût ;-D C'est vraiment un excellent auteur qui sait raconter une histoire simple en apparence, mais qui révèle une infinie complexité ! Un bon livre passé inaperçu au profit d'autres, sur-médiatisés ...

Nanne a dit…

@ Sybilline : Si tu pouvais le lire pour découvrir cet auteur à l'écriture si fine, si délicate, si précise, je sais qu'il te plairait sûrement ... Ce roman n'a bénéficié d'aucune publicité et c'est bien regrettable ! A croire que la qualité ne prime plus dans notre culture, et c'est bien dommage !!

@ Belle de Nuit : Si tu veux le lire, je peux te l'envoyer. C'est encore la meilleure façon, et la plus sûre, de découvrir cet auteur, son talent, son œuvre ... Fais-le moi savoir ;-D

@ Kathel : Si la bibliothèque ne le possède pas, je peux te l'envoyer sans problème ! Les livres sont faits pour être partagés et c'est toujours un plaisir que de les faire voyager pour que les lectrices les apprécient ;-D

La plume... a dit…

Il me semble avoir déjà lu quelque chose sur ce livre et ton billet est encourageant. Il va falloir que je retienne le titre car il a l'air d'être très intéressant.

L'or des chambres a dit…

Lily en parlait aussi...Et avait été conquise... La perte de mémoire peut-être un enfer... ou un soulagement... Un auteur qui me tente depuis un petit moment, j'attendrais sa sortie en poche (surtout ne propose pas de me le prêter avec tout le retard de lectures que j'ai...)
Bonne journée Nanne

Nanne a dit…

@ La plume ... : Tu as dû lire le billet dithyrambe d'Aifelle peut-être ! Elle a beaucoup aimé le style de cet auteur très (trop) discret. En fait, toutes celles qui ont lu ce roman l'ont apprécié ... Et je ne saurais t'encourager à le lire pour découvrir non seulement un très bon roman sur la mémoire, mais aussi et surtout un écrivain d'une rare qualité.

@ L'or des chambres : Lily en a aussi parlé et a été conquise ! Mais qui ne le serait pas quand on lit un auteur qui met tant de passion et de minutie dans le choix de ses mots pour composer des textes merveilleux ... C'est un auteur encore méconnu, mais qui mérite que l'on en parle, qu'on le lise pour le découvrir et le faire connaître. Par contre, je crains que ce roman - tout comme le précédent - ne sorte en poche ! On ne sait jamais. Si tu veux le lire, je peux te le prêter et tu pourras prendre tout le temps que tu voudras pour le déguster ;-D

L'or des chambres a dit…

C'est super gentil Nanne mais pour l'instant j'essaye de me consacrer à ma PAL qui devient vraiment gigantesque... (mais ça me console que tu me dises que la tienne remonte aussi de l'autre côté)
Peut-être plus tard...
Gros bisous, et bon dimanche

Nanne a dit…

@ L'or des chambres : N'hésite surtout pas à me le réclamer dès que tu auras envie de découvrir un auteur exceptionnel !