- La tragédie de Lurs – Jean Meckert – Joëlle Losfeld Éditions
« Sir Jack Drummond, sa femme lady Ann et leur fille Elizabeth âgée de dix ans, après avoir assisté à un spectacle taurin à Digne le 4 août 1952, prennent la route en direction de Villefranche-sur-Mer, où ils doivent séjourner chez des amis. En chemin, ils s'arrêtent à Lurs, non loin d'une ferme, et décident de camper pour la nuit. Le lendemain matin, Gustave Dominici – fils de Gaston et de Marie, cultivateurs et propriétaires de la ferme – arrête un homme à moto sur la route et lui demande d'aller prévenir les gendarmes qu'il a découvert un cadavre. Lorsque ceux-ci arrivent ce n'est pas un mais trois corps qu'ils trouvent : ceux des parents tués par balles et celui de l'enfant assommée à coups de crosse de fusil ». En 1952, Jean Meckert – Alias Jean Amila – est envoyé pour le journal « France Dimanche » à Lurs dans les Alpes de Haute-Provence pour suivre ce qui allait devenir une des affaires les plus connues, les plus complexes et les plus étranges du 20ème Siècle, « L'affaire Dominici ». Ce qui ne devait être au départ qu'un triple meurtre crapuleux, barbare et gratuit, allait bien vite se transformer en un fait divers sordide à retentissements, rebondissements, construit sur des mensonges et des contradictions, des non-dits et autres silences obtus, abscons, basé sur de faux témoignages et de vrais règlements de comptes.
Cette affaire pas comme les autres allait passionner, fasciner non seulement le Français moyen, mais aussi des intellectuels tels Jean Giono ou Roland Barthes, chacun à leur façon. Jean Meckert, en journaliste intègre, probe et détaché de l'événement va analyser l'ensemble du dossier a posteriori pour tenter de comprendre le rôle et l'impact de la presse de l'époque dans l'orientation de cette enquête. « Toutes ces erreurs (et ces rectifications) n'étant pas dues aux réticences des témoins mais à la nature même de l'information qui, toujours, hume, cherche, rejette, choisit, construit, avec la meilleure foi du monde. (J'emploierai désormais le terme d' « information » dans son sens le plus général pour indiquer la Presse, et non plus dans son sens usuel, de Droit, où il signifie : enquête policière). Toute l'histoire est d'ailleurs dans ces contradictions. A part la découverte, capitale, de l'arme dans la Durance, il n'y aura désormais plus aucun fait nouveau, rien que des interprétations nouvelles ».
C'est au commissaire Sébeille, de Marseille, que revient la charge de cette investigation qui s'annonce – au départ – presque comme une banalité pour un officier de police de son rang. Trop, peut-être. Les faits sont clairs, les témoignages sûrs. Les mêmes détails reviennent dans la bouche de chaque témoin entendu, les Dominici : coups de feu vers une heure du matin, absence de cris, réveil habituel à cinq heures, découverte du corps martyrisé de la jeune Elizabeth. L'arme de ce triple crime – une Rock-Ola matricule 1702864 – est d'origine anglaise ou américaine, reste d'une libération encore présente dans le quotidien de ces habitants ombrageux et prégnante dans la mémoire de tous. Des initiales, RMC. Tout est là. Manque uniquement le coupable pour mettre un point final à un événement qui perturbe le cours tranquille de l'existence des habitants de cette région sauvage.
Et cela devient pressant, parce que – d'un coup – la presse pressentant sans doute une histoire bien plus complexe, s'installe à demeure et commence son travail en fouillant, cherchant, interrogeant, interviewant, émettant des hypothèses autres que celles de la police et tient son lectorat en haleine déjà avide de sensationnel. « Ils arrivent, les uns après les autres, quêtent des renseignements tandis que les photographes opèrent. Ils connaissent et aiment leur métier. Humainement, un à un, ils sont révoltés et indignés. Professionnellement, ils se frottent les mains. La conjonction Triple meurtre + Fillette achevée à coups de crosse + Illustre savant + Assassin en fuite = Boum ! Les renseignements sont difficiles à obtenir. L'affaire est toute neuve. On ne sait même pas très bien comment s'écrivent les noms propres. Les Dominici deviennent des Italiens, ou des Corses, des Piémontais, des Calabrais d'origine. On fait épeler le nom du commissaire Edmond Sébeille, ceux des inspecteurs Ranchin, Girolami, Amédée, Tardieu, Culioli … Il faut faire vite, trouver pour chaque personnage le mot qui fait image. Le vieux Dominici devient donc rapidement « un paysan à la Giono ». Pour le fils, on ne sait pas trop. On le photographie en maillot de corps bleu marine et en chapeau de toile rabattu sur les yeux. Il devient : le « témoin n°1 ». Tout autour de la ferme des voitures sont arrêtées. C'est un véritable campement. On a pratiqué la levée des corps et les curieux affluent ». Mais voilà que l'on jase. Les éléments trouvés paraissent trop évidents pour les autochtones. Leur pays, ils le connaissent bien. Les braconniers pullulent dans le coin qui – rusés, madrés comme des renards aux aguets -, savent tous les lieux probables ou improbables pour faire disparaître à tout jamais une telle arme. La Durance ! Quelle bonne blague !
On évoque bien, ici et là, quelques histoires de maquis, crimes étouffés du temps de l'Occupation et jamais élucidés. Il y aura bien quelques pistes brèves, éphémères, fortuites, inconsistantes : celle du légionnaire déserteur, d'ouvriers italiens saisonniers passant la frontière régulièrement, de locaux endettés, de motocyclistes étrangers jamais retrouvés, de fermes trop à proximité du lieu du crime, de chasseurs pris en flagrant délit. Tout le monde devient suspect. Il faut un coupable. A tout prix. « Les gens de Lurs comprennent très vite, en voyant les policiers qui prennent possession des champs, des sentiers et des garrigues, qu'ils sont tous suspects pour la bonne raison qu'ils n'habitent pas plus loin ! ». La presse locale, nationale et même internationale finira par se déchaîner, argumentant, détricotant l'enquête pour mieux la rebâtir, dénichant des témoins plus ou moins sérieux - parfois pittoresques, souvent grotesques -, apportant des preuves probables, incertaines ou farfelues. Dans tous les cas, cette presse sera partie prenante dans une affaire qui conserve, encore de nos jours, sa part d'ombre, de mystère et de questionnement.
Écrit en 1954, deux ans après le début des faits, « La tragédie de Lurs » de Jean Meckert est un ouvrage pour le moins singulier sur le fond et la forme. Ayant suivi l'affaire Dominici de près dès l'origine, l'auteur va s'en tenir aux faits stricto sensu et essayer de révéler les faiblesses d'une enquête qui devra se clore – quoi qu'il advienne -, par un coupable à présenter à la vindicte populaire pour un crime qui fait frémir les bonnes âmes de l'époque.
Dans un récit distancié et impartial, Jean Meckert revient sur la personnalité des principaux protagonistes de cette sombre histoire. La famille Dominici bénéficie d'une excellente réputation dans la région de Lurs. Le père, Gaston, taiseux, atrabilaire, emporté est une vraie force de la nature, dans tous les sens du terme. Tous apparaissent comme des gens travailleurs, honnêtes, durs à la tâche, ne rechignant pas face à la besogne. Dès la découverte des corps de la famille Drummond, Gustave – un des fils Dominici – et son père aident la police dans leurs recherches. Ce crime, comme pour le reste de la population, les indigne. Particulièrement le sort de la petite Elizabeth. Personne ne comprend et ne s'explique cet acharnement sur cette enfant.
Les Dominici ne seront pas les seuls suspects. Pierre Maillet, un voisin habitant à peine à trois minutes du lieu du crime, est aussi interrogé. Lui aussi n'a rien vu, rien entendu. Mais il a été chef d'un maquis dans la région. Et surtout, il est communiste. Or, les Dominici sont aussi suspectés d'affinités partisanes. Dès lors, l'instruction de l'affaire va être biaisée, parasitée par cette information en apparence anodine.
L'enquête va présenter des lacunes, des vides, des questions restées sans réponse, jamais éclaircies. Très vite, de témoin n°1, Gustave Dominici va se métamorphoser en suspect n°1. Il cache quelque chose. Il sait, mais quoi ? A-t-il entendu, vu, quelqu'un cette nuit-là roder autour de la voiture des Anglais ? Il cherche à protéger cette personne. Qui est-elle ? Son frère, Clovis ? Gaston, le patriarche ? Un ancien de son maquis ? Quelqu'un d'autre ? Pourquoi ? Pour quelles raisons ? Dans quel but ? D'autres témoins importants seront entendus, habitants des fermes environnantes situées à proximité de l'endroit du massacre. Toujours, la police reviendra vers les Dominici.
Dans « La tragédie de Lurs », Jean Meckert s'attache – tout comme Jean Giono – aux traits de caractère des Dominici, père et fils. Sous sa plume, on peut difficilement imaginer le patriarche commettre pareille monstruosité, même seul. Gens simples, issus de la terre et y tenant comme à la prunelle de leurs yeux, enfermés dans leurs us et coutumes, mutiques, parfois vifs, défendant leur probité avec force et conviction, souvent avec hargne et emportement, ils n'en font pas moins des coupables parfaits. Les journalistes, par leur comportement à rechercher le scoop à tout prix, leur avidité à surenchérir sur le détail sensationnel, alimenteront la culpabilité des Dominici et apporteront de l'eau au moulin d'une enquête policière qui piétinera rapidement.
Jamais, Jean Meckert n'apporte la preuve de l'innocence ou de la culpabilité des Dominici. Il se contente, en fin psychologue, en observateur aiguisé, intuitif -, de décrire les faits bruts. Le reste ne concerne que le lecteur et sa conscience, une fois la dernière page de « La tragédie de Lurs » tournée.
11 commentaires:
C'est passionnant ! Mon côté voyeur aime ce genre de faits divers sanglants, d'erreurs (?) judiciaires et de mises en scène médiatiques. Mais ce texte est peut-être trop contemporain du drame pour prendre assez de distance pour analyser les faits, malgré l'impartialité de l'auteur ?
Pour rebondir sur le commentaire d'Ys, il faudrait lire un ouvrage plus récent, pour voir ce qui a pu émerger depuis. C'est fascinant de voir à quel point cette affaire passionne encore .. peut-être à cause du mystère qui subsiste.
@ Ys : Cette affaire me passionne depuis très longtemps, comme celle de Jack l'Éventreur ! Personnellement, plus je lis d'ouvrages concernant cette histoire, plus je suis persuadée que les Dominici n'étaient que des pions sur un échiquier qui les dépassait ... On pourrait croire que le texte est trop proche dans le temps par rapport aux faits pour les analyser, mais l'auteur a démontré l'impact des médias sur l'enquête. Après, il ne donne pas son avis sur la culpabilité ou l'innocence du coupable. Dans tous les cas, c'est un livre à lire pour aborder une autre facette de cette affaire encore non élucidée ...
@ Aifelle : Le mystère qui entoure cette affaire est total, même si l'enquête a désigné un coupable ! Il y a un ouvrage qui est sorti récemment, écrit par deux journalistes qui ont refait l'enquête, on lu les rapports, les dossiers judiciaires et ont élaboré d'autres hypothèses qui n'avaient pas été exploitées à l'époque des faits. Pour quelles raisons ?! Mais l'affaire Dominici reste un sujet qui intrigue et fascine parce que l'on ne connait pas le mobile de ce triple meurtre. Si mobile il y a eu à un moment ...
Un livre qui m'a l'air très intéressant. J'adore ce genre là et je note bien entendu.
Voici une histoire et un billet passionnants ! Bien que cela ne soit pas vraiment le genre de lecture à laquelle je suis habitué, j'ai bien envie de lire cette histoire même si, comme le souligne Ys, le récit manque peut être un peu de recul...
Quand on voit le village de Lurs aujourd'hui (magnifique), on a du mal à imaginer cette tragédie...
On se croirait dans "Faites entrer l'accusé" :-)
J'aime aussi ce genre de faits divers même si cela me révolte !
@ Belle de Nuit : Si tu aimes ce genre de littérature, cet ouvrage est assez complet et apporte un autre éclairage sur une affaire encore en point d'interrogation ! Tu devrais pouvoir trouver ce livre en bibliothèque ... Sinon, il y a un Folio 2€ de Jean Giono qui traite aussi du même thème. J'en ai parlé en 2009. Cela peut servir d'introduction au sujet.
@ Lounima : C'est vrai que l'auteur a écrit cet ouvrage deux ans après les principaux faits, mais le recul est là, présent. Il analyse surtout le comportement et l'influence des journalistes sur l'enquête ! C'est ça qui est particulièrement intéressant ... Et puis, ce livre se lit comme un roman policier ;-D
@ Delphine : Je me suis promise d'aller faire une visite dans la région pour admirer le paysage et me faire une idée du décor qui a vu cette tragédie humaine non résolue à ce jour ! Je reste persuadée que certaines personnes de la région connaissent la vérité, mais se sont toujours tues. Mais pour quelles raisons ?! Nul ne le sait ...
@ Manu : Cela ressemble étrangement à "Faites entrer l'accusé", surtout avec la multiplicité des intervenants (témoins, policiers, journalistes). Je comprends ta révolte face à cette enquête incomplète et un peu bâclée par certains aspects ! A titre personnel, les Dominici ne sont ni totalement coupables, ni complètement innocents ... Reste à savoir jusqu'où ?!
Bonjour, et oui, c'est une affaire passionnante qui s'est passé dans une région que l'on connaît mal: Les Alpes de Haute Provence: la région où il y a un grand nombre de "fous" (voir le documentaire de Luc Moullet (mon billet du 31/01/10). En tout cas, cette affaire n'a pas fini de faire parler d'elle. Bonne journée.
@ Dasola : C'est une affaire très mystérieuse et qui me passionne de plus en plus, au fur et à mesure où je lis des ouvrages sur celle-ci ! Je me demande ce qui réellement pu se passer et pourquoi avoir massacrer une famille anglaise au-dessus de tous soupçons ?! Est-ce parce qu'elle était justement cela qu'elle a été assassinée sauvagement ?! A mon avis, la réponse tourne autour de la famille Drummond ... Je ne pense pas que ce soit un crime de "fou", mais - au contraire - de personnes qui savaient ce qu'elles faisaient !
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