- Corps – Fabienne Jacob – Buchet Chastel Éditions
« L'enfance est la grande matrice. Les corps des femmes sortent de là, des jeux de l'enfance, plaisir et crainte mêlés, des impatiences criardes, des séances d'ennui muettes, longues, à croire que l'ennui est la salle de projection de l'éternité. Ce qui manque aux petites filles se transforme plus tard en désir, il leur faut manquer pour désirer. Celles qui n'ont manqué de rien ne désireront rien. Ce que les petites filles ont cherché durant leur enfance heure après heure, porte après porte, elles le trouveront à l'âge adulte ».
Monika, avec un K comme dans les pays d'Europe du nord ou de l'est, comme pour donner une note exotique et venue d'ailleurs à un prénom insignifiant, est esthéticienne dans une ville de province. Le corps féminin, c'est son métier, son fonds de commerce. Elle en voit tous les jours, de toutes les formes, de toutes les couleurs, de tous les âges. Des corps qui disent et qui racontent - sans même le savoir – l'existence de leurs propriétaires. Monika les observe, les scrute, leur parle, apprend à les connaître, finit par découvrir leurs failles, leurs secrets les plus intimes, leurs souvenirs refoulés, tout ce que l'on n'ose même pas s'avouer à soi-même. « D'autres prennent toute la place qu'elles peuvent, rient fort, parlent fort, montrent tout ce qu'il y a à montrer, gorge, jambes, ce sont des femmes immédiates, elles donnent tout à la première minute, après parfois il reste plus rien. On veut pas les connaître pour la bonne raison qu'on les connaît déjà. On sait ce qu'elles vont dire avec quels mots elles vont le dire. Celles qui sont pleines de marques de vêtements et de sacs à main on ne comprend pas leur message. Peut-être veulent-elles se cacher sous les marques mais le problème est qu'on n'a pas envie de la débusquer. On sait d'avance, elles ont rien à cacher ».
Le corps, c'est son domaine. Des beaux, des parfaits, des disgracieux, des impersonnels, des insignifiants, ceux que l'on oublie avant même de les avoir vus. Et des laids. Vraiment repoussants. Ceux qui vous marquent, vous laissent des stigmates, des traces dans l'esprit, comme les sillons profonds tracés dans la terre. Ceux-là sont rares. Fréquemment, les femmes n'aiment pas leur corps. Elles rêvent d'une esthétique de papier glacé qui n'existe que dans le fantasme du publicitaire qui les a conçus, fruit de son imagination sensuelle. Ce corps chimérique et fabuleux, parfait, sublime et sublimé est un leurre. Le leur vit, sans qu'elles le désirent. Elles font tout pour l'étouffer, le masquer, le calfeutrer. « Souvent leurs questions concernent la cellulite, elles n'aiment pas ça elles ne comprennent pas. Elles font pourtant attention, boivent beaucoup, s'oxygènent, font tout ce qu'ils disent. Est-ce normal comment font les autres est-ce que tout le monde en a ? Puis elles vont plus loin, elles disent plus. Elles sont en confiance. Je ne suis pas leur amie et pourtant. Je rentre chez moi le soir avec leurs histoires. Je ne pense rien, je n'oublie rien non plus. Elles le savent, ça leur plaît comme je suis avec elles. Ca leur plaît que je ne dise rien. Elles croient que je sais des choses sur elles qu'elles-mêmes ignorent ».
Le corps de la bouchère, femme-tronc derrière son comptoir, ne s'animant que pour les bonjours, au revoir, de façades, de politesses dues à la clientèle sans nom et sans âme, déclamant la somme à payer sur un ton monocorde est un organisme froid, sec, tari. Frileuse au magasin, gelée à l'institut. Son corps est transi, blême, lactescent, transparent, livide, à l'aune de sa propriétaire. « Je suis la seule à connaître son corps en dessous. A l'institut comme à la boucherie elle est gelée en profondeur. Derrière la caisse elle est comme un tableau, avec son torse qui ne bouge pas, ses cheveux blonds permanentés et son sourire las qui flotte par-dessus le bouquet de tulipes. On ne l'a jamais vue debout, on ne l'a jamais vue marcher ».
Et puis, il y a Adèle parmi cette clientèle anonyme. Adèle, quatre-vingt printemps à elle seule et un corps qui se rappelle encore de son premier amour comme si cela était hier. Adèle, heureuse, fraîche, radieuse dans le corps souple et ferme de ses dix-sept ans. Adèle, amoureuse d'un amour interdit, honni, contraire à la morale et à l'époque de son adolescence. Horst. Le prénom de ce premier amour, celui qui a révélé à Adèle le plaisir et le bonheur charnels, la jouissance, la réalité de son corps de jeune fille en fleur. Adèle a payé pour son erreur de jeunesse. La vie ne fait jamais de cadeau gracieux, même et surtout pour la satisfaction du corps et de l'esprit. « Une femme est belle quand elle est dans la vérité de son corps, cette personne lui dirait. La vérité du corps est une coïncidence entre les années et la matière de la chair, entre l'extérieur et l'intérieur ».
« Corps » de Fabienne Jacob où l'intimité de femme explorée, observée, analysée, étudiée, sans jamais être jugée sur son aspect physique, mais plutôt approchée comme une facette de chacune qui en dirait plus long qu'un discours précis et minutieux. Corps dans tous ses états ; corps reflet de l'âme, de la vie, du passé de sa propriétaire, Fabienne Jacob nous parle avec pudeur et sensibilité d'une intimité toujours voilée, dissimulée, tue, contenue, miscellanées de fantasmes et de tangibles.
A travers son personnage, la romancière nous dessine le corps féminin tel qu'en lui-même, ferme ou déformé par le temps qui passe, doux ou épais, délicat ou rêche, frêle ou robuste, en aucun cas jamais uniforme, lisse, apuré de tous défauts et imperfections. Ces corps avant tout vivants, dotés de sentiments – de la crainte à la honte, de la joie à la sérénité -, faits pour le bonheur, l'amour physique, charnel, atout de charme et de sensualité exacerbée. De l'adolescence en pleine mutation physique et psychique, au corps d'adulte en devenir, à la maturité où le corps se racorni, s'use, se flétri, se fripe, se froisse, Fabienne Jacob brosse le portrait de la femme actuelle.
Dans une langue infiniment belle, poétique, juste et sobre, la romancière décrit une femme moderne aux prises avec son désir de séduire, d'attirer les regards par la grâce d'un corps épanoui. Alternant les souvenirs sensuels et les jeux interdits de l'enfance de Monika, la mémoire des corps passés entre ses mains d'experte, le lecteur prend conscience de l'importance que tout un chacun porte à cet objet de désir. Au final, la lecture de ce roman pourrait presque nous réconcilier avec l'image que nous nous faisons de nous-mêmes et du rapport que l'on entretient avec notre apparence physique.
D'autres blogs en parlent : Lapinoursinette, Sophie, Clara, Nathalie Six, Tamara, Pichenette, Mathilde, Alice, Theoma, Cathulu, Isa, Brize, Keisha, Noukette ... D'autres, peut-être ?! Merci de vous faire connaître par un petit mot que je vous ajoute à la liste.
Merci à Brize pour ce prêt, cette lecture et la découverte d'une romancière que je relirai avec plaisir ...
261 - 1 = 260 livres dans ma PAL ... Qui a dit qu'elle ne baissait pas ?!
13 commentaires:
Un roman auquel tu as été très sensible, ce dont je me réjouis.
C'est un livre qui m'intrigue. De toute façon le thème est intéressant et je pense le trouver à la bibliothèque quand je serai prête à le lire.
Il est à la bibli, mais je l'ai lu grâce à Brize.
http://en-lisant-en-voyageant.over-blog.com/article-corps-57035778.html
Ce n'est pas le genre de livre auquel j'accroche mais cela ne m'empêche pas de te lire avec intérêt
De très bonnes fêtes de Noël
Je suis comme Dominique, ce n'est pas le genre de bouquin qui m'attire. Je passe donc. Par contre, je te souhaite de très bonnes fêtes de Noël. J'espère que tu seras gâtée :D
Un petit coucou en passant pour te souhaiter un joyeux Noël Nanne, bisous ! :-)
Hou là là, un boulot que j'aurais jamais pu faire (je supporte pas les instituts de beauté et les papotages qui vont avec !) mais le livre pourquoi pas...
Un roman qui me tente énormémement...
Dis, je vois que tu avances aussi vite que moi dans ton objectif PAL ;-)))
@ Brize : Je te remercie encore pour ce prêt et cette belle rencontre littéraire ... Je ne regrette pas ce moment de lecture et cette découverte du corps féminin, sous un autre aspect !
@ Aifelle : C'est un petit livre qui se lit tout seul et qui est très bien écrit. Il y décrit toute l'intimité du corps féminin, tout ce qu'il recèle de trésors et de non-dits ... Une belle lecture à faire !
@ Keisha : Je savais que j'avais lu ton billet, mais impossible de le retrouver ! J'ai ajouté ton lien. Merci ;-D
@ Dominique : Merci de venir me lire, même si le sujet ne t'attire pas ... Cela fait toujours plaisir de te lire à mon tour ;-D De belles fêtes en famille, j'espère !
@ Belle de nuit : Il y a tant de livres à lire et d'auteurs à découvrir que tu peux faire l'impasse sur ce petit roman, même s'il est très bien écrit ... De belles fêtes à toi aussi, remplies de belles choses ! Pour être gâtée, je le suis toujours avec tout le monde ;-D
@ Florinette : Toujours heureuse de te lire, même pour un petit message ! J'espère que tout va bien pour toi ... De très belles fêtes de fin d'année et à très bientôt ;-D
@ Moustafette : Personnellement, je n'aurais pas pu faire ce métier, moi aussi ! Cela ne m'empêche pas d'apprécier ce roman autour du corps féminin et de ce qu'il drape ...
@ Liliba : Il devrait te plaire parce qu'il est très bien écrit, très poétique et sensuel ... Pour ma PAL, elle est endémique, mais j'essaie toutes les thérapies pour la faire baisser ;-D Je vais trouver le remède, un jour ou l'autre !
Wow, vraiment beau blog, belle écriture, beaux choix de lecture! Au plaisir de te relire très souvent :)
@ Natasha : Merci beaucoup, et bienvenue dans ma modeste bibliothèque virtuelle ! J'espère que tu y trouveras des ouvrages qui te donneront envie de découvrir d'autres horizons et d'autres mondes ... Au plaisir de te lire ;-D
Malgré un sujet qui m'attirait beaucoup, je n'avais pas été convaincue par ce livre... Dommage...
http://aliasnoukette.over-blog.com/article-corps-fabienne-jacob-56207608.html
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