6 décembre 2010

UN DEJEUNER MEURTRIER

Obscura – Régis Descot – JC Lattès Éditions


« Chaque année à la même époque il fallait remettre la maison en état, la préparer pour les propriétaires : ouvrir les volets et les fenêtres en grand pour faire circuler l'air et chasser l'odeur de renfermé, battre les tapis dehors, libérer chaque fauteuil de son drap protecteur, laver les carreaux, faire les lits, passer la serpillère, traquer les toiles d'araignée. Mais tous ces efforts, et même l'installation des maîtres, ne parvenaient pas à supprimer cette impression d'abandon. Comme si la maison livrée à elle-même pendant sept mois de l'année ne pouvait se départir de cette atmosphère de sépulcre. A moins que ce ne fût aussi dû à ces gens trop sérieux qu'elle n'avait jamais entendus rire. A peine un fredonnement timide un jour, tandis qu'elle épluchait des légumes dans la cuisine ; mais si fugace qu'elle avait cru avoir rêvé ». Lucie et sa mère s'apprêtent à ouvrir la riche demeure des Autran afin de l'aérer avant leur prochaine arrivée de Marseille. Les Autran passent leurs étés sous le soleil de la Provence. Lucie n'a jamais aimé cette maison, qui lui donne une étrange sensation d'oppression, d'angoisse. Une tombe. Voilà l'image que s'en fait la jeune femme.

En pénétrant dans la demeure bourgeoise une odeur méphitique, insupportable, pestilentielle les prend à la gorge. Quel animal a bien pu venir mourir dans un endroit pareil, fermé sept mois dans l'année au point de dégager de tels remugles à faire rendre tripes et boyaux ? C'est une scène des plus morbides que découvriront ce jour-là la mère et la fille. Quelqu'un a recréé à l'identique le fameux et déshonorant tableau d'Édouard Manet, « Déjeuner sur l'herbe », avec le cadavre d'une jeune parturiente décédée en couches quelques semaines plus tôt, et déterrée pour l'occasion. « Dans la pièce qui m'avait été indiquée, un grand salon à trois fenêtres, j'ai découvert la chose la plus macabre qu'il m'a jamais été donné de voir. Il s'agissait du cadavre d'une femme qu'on avait positionne assis par terre, une jambe repliée, un coude fixé au genou par une cordelette et le menton reposant sur la main. Ce cadavre était entièrement nu, et à côté de lui étaient disposés deux mannequins de bois revêtus d'habits d'homme : redingote noire, cravate ; béret pour l'un d'eux, et tout le reste. A l'arrière-plan, on avait tendu une toile sur laquelle était peint un paysage champêtre avec une mare et une femme en chemise s'y baignant. As-tu deviné ? Il s'agissait d'une reconstitution du tableau de ce peintre dont j'ai oublié le nom que tu m'avais fait voir un jour. Même moi qui en ai pourtant vu, des cadavres, et pas toujours des plus propres, je n'en ai pas dormi pendant deux nuits ».

Paris. Au même moment, Jean Corbel, médecin soignant les laissés-pour-compte de la société – miséreux, prostituées, ouvriers, tâcherons – se bat contre la syphilis et la tuberculose, pathologies mortelles et vraies plaies sociales. Au cours d'une consultation, il reçoit une étrange patiente, Marceline Ferrault – surnommée « Obscura » -, ancienne prostituée échappée d'une maison de tolérance et au charme troublant. Celle-ci lui raconte avoir reçu une demande particulière de la part d'un drôle de client. Ce dernier souhaitait qu'elle incarne Olympia de Manet, dans la reconstitution vivante de l'œuvre de l'artiste. Ce tableau avait scandalisé la société et heurté les bonnes mœurs lors de sa première exposition. « Jean se rappela les commentaires haineux qui avaient accueilli le tableau lors de sa première exposition au Salon : « odalisque au ventre jaune », « guenon grimaçant la pose et le mouvement du bras de la Vénus de Titien », « Vénus hottentote exposée nue comme un cadavre sur les dalles de la Morgue ». Et cette main soi-disant impudiquement crispée, qui avait choqué. Mais que lui reprochait-on, à cette main ? Comme si Olympia était en train de se titiller le clitoris placé très haut, rit-il intérieurement. Cette toile qui les premiers jours avait nécessité la présence de deux gardiens pour éviter qu'elle ne soit vandalisée, et qui moins de vingt-cinq ans plus tard, à en croire les démarches de Monet qui s'employait à lever une souscription pour qu'elle soit rachetée à sa veuve, était pressentie pour entrer au Louvre ».

Deux cas de création de tableaux vivants à quelques semaines d'intervalle dans la vie de Jean Corbel. Cela commençait à l'interpeler. Surtout, il voulait en savoir plus sur ce client, amateur d'art, qui avait fait poser sa patiente en tant qu'Olympia. Flanelle, tel était le surnom que Marceline lui avait donné. Pourquoi ? Mais quand un collègue – médecin légiste - lui apprend qu'un assassinat par asphyxie d'une jeune prostituée la mettant en scène tel Victorine Meurent dans le « Déjeuner sur l'herbe » d'Édouard Manet, Jean Corbel ne peut s'empêcher de faire le lien avec les précédentes affaires. Qui est donc cette personne qui prend un plaisir sadique à reconstituer cette œuvre d'art semblant le fasciner ? Et pour quelles raisons ? « Quelle sorte d'esprit dérangé pouvait avoir été amené à tuer pour reproduire un tableau ? Sans que son nom ne soit même jamais connu ? Quel genre de folie pouvait présider à un tel crime ? Avec une telle méthode, une telle préparation, jusque dans les moindres détails, jusqu'aux cerises du tableau, jusqu'au fond peint ? Et pourquoi une telle cruauté consistant à installer la victime face au poêle, son instrument de torture et de mort ? Et puis, il était curieux de s'intéresser de cette façon à l'œuvre d'un peintre disparu, à un tableau en particulier. Deux reconstitution du Déjeuner sur l'herbe, à quelques semaines d'intervalle, ça ne pouvait pas être un hasard ni une coïncidence. Cela ne pouvait être que l'œuvre d'un même individu, même si l'une et l'autre étaient distantes de plusieurs centaines de kilomètres. Comment une œuvre d'art pouvait-elle provoquer une telle passion et inspirer un tel crime ? Être à l'origine d'un homicide ? ».

Pour ceux que les conditions de vie et d'hygiène de la fin du 19ème Siècle intéressent, « Obscura » de Régis Descott pourra satisfaire leur curiosité. En effet, au travers de son personnage principal, Jean Corbel – jeune médecin généraliste exerçant dans le Paris populaire à l'aube du 20ème Siècle – l'auteur relate le quotidien d'un praticien idéaliste et rompu aux innovations médicales de son époque.

Grâce à Jean Corbel, le lecteur pénètre dans le milieu ouvrier où règne la promiscuité des lieux de vie, où s'entassent des familles très nombreuses dans une seule pièce, malsaine, sans aération et à la propreté douteuse. Les conditions de vie et de salubrité y sont d'autant plus précaires que les personnes sont souvent atteintes de maladies contagieuses ou phtisiques. On y rencontre aussi les prostituées, vecteur infini de pathologies vénériennes aussi dangereuses que morbides, dont la syphilis, qui mènera - encore pour longtemps - au cimetière à l'issue d'une dégradation lente mais sûre.

Toutefois, par-delà la description sociologique et physiologique de cette société à l'industrialisation balbutiante, Régis Descott décortique l'univers hésitant de la psychiatrie et des pathologies mentales. Partant de l'enquête sur une série de meurtres autour d'une œuvre d'art jugée infamante – « Déjeuner sur l'herbe » de Manet -, le romancier en profite pour nous raconter les débuts encore tâtonnants d'une science qui allait métamorphoser un pan entier de la médecine traditionnelle et donner une autre description des patients atteints de psychopathologies. Ces hommes et ces femmes n'étaient plus des fous au sens populaire du terme. Par les travaux de Charcot, d'Esquirol et de quelques autres, ces personnes devenaient des malades, des patients nécessitant des soins, comme les autres.

Surtout, Régis Descott traite du lien ténu préexistant entre folie et création artistique. Il revient sur cette question récurrente en psychiatrie : les artistes de génie doivent-ils être atteints de troubles psychiques ou d'addictions – alcool, drogue -, pour composer, concevoir et sublimer leur art ? Un artiste est-il raté sans cette folie qui n'engendre pas cette création ?

D'autres blogs en parlent : Hannibal le lecteur, De livres et d'eau fraîche, Al Capone, Ys, Keltia, Jess, Belle de Nuit, d'autres avis sur Blog o Book ...

Merci à Belle de Nuit pour son (long et patient) prêt de ce roman de Régis Descott que je ne connaissais que de réputation. Maintenant, j'ai envie de lire d'autres ouvrages de cet auteur ...


263 - 1 = 262 livres dans ma PAL

8 commentaires:

Ikebukuro a dit…

Merci pour ton billet, le titre et le thème me tentent à priori, d'autant que j'aime bien les policiers mais c'est toujours intéressant d'avoir l'avis des lecteurs. Je ne connais pas l'auteur alors ce sera une vraie découverte... Je le note dans ma très longue liste !

Ys a dit…

C'est drôle, tu parles de la société de l'époque, de la médecine, la psychiatrie...etc, c'est-à-dire tout ce qu'il y a d'intéressant dans ce roman, mais tu ne parles par de l'énigme, de l'enquête... parce que c'est quand même un roman policier ! Mais en fait, je sens que comme moi, tu as trouvé ce côté faible et que c'est le volet social et médical qui a retenu ton attention.

Alwenn a dit…

Je l'avais noté il y a pas de temps, mais je ne suis pas très sûre en fait qu'il me corresponde. Pas en ce moment en tout cas. En revanche, je voulais te dire que je trouve toujours tes billets aussi bien écrits et vraiment intéressants ! (alors pour le côté "mauvais élève" du classement wikio, tu peux bien t'en moquer !)

Aifelle a dit…

Voilà une lecture bien intrigante, au thème original. Je le note surtout pour le contexte de l'époque et les balbutiements de la psychiatre.

Belledenuit a dit…

Très bel avis Nanne mais tu aurais dû le lire avant moi ça m'aurait évité de "perdre" du temps avec. J'étais plutôt intéressée par le côté policier qui, finalement, est secondaire ici.

zarline a dit…

Ton billet est vraiment tentant et les sujets traités dans ce livre ont l'air très intéressants mais j'ai peur, en lisant les commentaires, que le côté policier m'ennuie un peu. J'hésite encore.

Nanne a dit…

@ Ikebukuro : Merci pour le compliment, que l'on apprécie toujours ! Personnellement, je ne connaissais pas du tout Régis Descott, sauf de réputation. Et ce roman est troublant par l'aspect social et médical du thème. Il ne faut pas rechercher un roman policier ! Il est à peine effleurer ...

@ Ys : C'est tout à fait cela ! Et c'est pour cela aussi que j'ai voulu le lire ... Tout ce côté social et médical, ce lien entre folie créatrice et art a été très intéressant pour moi. Et lorsque j'ai lu ce roman, je me suis souvenue de ton billet. La partie "policière" de ce roman ne m'a pas manqué. Au contraire, j'aurais préféré que Régis Descott creuse plus la partie sociale et psychiatrique du sujet.

@ Alwenn: Merci pour tout ! Au contraire, je pense que ce roman pourrait t'intéresser. Le côté folie et art, les détails sur la société de la fin du 19ème Siècle et les avancées médicales sont des thèmes bien développés, mêmes si je les ai trouvés parfois survolés. En fait, ce n'est pas réellement un roman policier, plutôt social et historique ! Pour le classement Wikio, je n'ai toujours rien compris à leur méthode ... Et ça me fait rire de voir le rang de mon blog descendre, alors qu'il est bien référencé partout ailleurs ;-D

Nanne a dit…

@ Aifelle : C'est pour les thèmes autour de la société de la fin du 19ème Siècle, les avancées médicales et le lien entre folie et art qu'il faut lire ce roman intriguant ! Il ne faut surtout pas s'attendre à un roman policier classique ...

@ Belle de Nuit : Merci encore pour ton prêt ! Personnellement, je n'ai pas été déçue par ce livre, parce que je ne m'attendais pas à lire un roman policier ... Et j'ai été agréablement surprise par tous les thèmes développés. Je lirai d'autres livres de cet auteur qui semble écrire sur la folie. Et j'aime bien ce sujet !

@ Zarline : Je crois que tout l'intérêt de ce livre réside dans le fait que ce n'est pas un roman policier ! Il faut plus le voir comme un roman historique et social autour des évolutions médicales en psychiatrie. Sans parler de la partie artistique, avec des parties autour du "Déjeuner sur l'herbe" de Manet ...