15 janvier 2011

L’AFFAIRE SIMON CROWLEY

  • Manhattan nocturne – Colin Harrison – 10/18 n°4143


« Je vends le meurtre, la mutilation, le désastre. Et ce n'est pas tout : je vends la tragédie, la vengeance, le chaos, le destin. Je vends les souffrances des pauvres et les vanités des riches. Les enfants qui tombent des fenêtres, les rames de métro qui flambent, les violeurs qui s'éclipsent dans la nuit. Je vends la colère et la rédemption. Je vends l'héroïsme musclé des pompiers et la poussive cupidité des chefs de la mafia. La puanteur des ordures, les espèces sonnantes et trébuchantes. Je vends le Noir au Blanc et le Blanc au Noir. Aux démocrates, aux républicains, aux anarchistes, aux musulmans, aux travestis, aux squatters du Lower East Side. J'ai vendu John Gotti et O.J. Simpson et les poseurs de bombes du World Trade Center, et je vendrai tous ceux qui suivront. Je vends le mensonge et qui passe pour vérité, et tout le spectre des nuances qui les séparent. Je vends le nouveau-né et le mort. Je revends la misérable et splendide ville de New York à ses habitants. Je vends des journaux ». Chroniqueur de faits divers pour un célèbre tabloïd new yorkais, Porter Wren est un homme blasé, cynique et un brin arrogant. Lui se trouve ordinaire, banal, voire même presque quelconque. Marié, père de deux enfants, son travail lui est toutefois agréable. Tout le monde le connaît – la police, les victimes, les anonymes -, attend sa chronique qui sort trois fois pas semaine et relate les histoires les plus glauques, les plus sordides, les plus obscures des bas-fonds de Big Apple.

En réalité, cette platitude n'est qu'une façade, une apparence visiblement sans aspérités. Il n'en n'est rien. Bien au contraire. Porter Wren met le nez dans tout ce qui sent mauvais, dans des affaires qui remontent du fond des abîmes, remue les détritus nauséabonds de l'existence et s'en délecte, en a fait son fonds de commerce, son identité professionnelle dans le milieu de la presse à sensation. Néanmoins, il arrive à prendre beaucoup de distance par rapport à ces faits macabres, malsains, qu'il raconte au fil de ses articles. « […] je reçois des appels la nuit qui m'obligent à m'habiller dans le noir et à laisser ma femme et mes enfants endormis pour me rendre où la chose a eu lieu : voiture, bar, rue, club, boutique, appartement, couloir, parc, tunnel, pont, épicerie, coin de rue, quai de chargement, peep-show, toit, allée, bureau, sous-sol, salon de coiffure, officine de paris, salon de massage, labo clandestin, école, église. Là, je contemple les visages défaits d'hommes, de femmes et d'enfants qui auraient pu ou non y réfléchir à deux fois ». Bien sûr, quand on écrit pour un quotidien qui tire à plus de un million d'exemplaires, on n'a pas que des amis. Loin s'en faut. Mais Porter Wren est un homme prudent. Pas d'adresse connue, plusieurs lignes téléphoniques enregistrant toutes les conversations, le courrier qui arrive dans les locaux de son journal. Risque zéro, surtout avec tous ces malades qui traînent dans les rues de New York.

On a beau se rendre transparent au plus grand nombre, Porter Wren sera quand même abordé au cours d'une soirée mondaine par une superbe jeune femme, Caroline Crowley, veuve improbable d'un certain Simon Crowley, réalisateur en vogue. « Un autre paragraphe du rapport indiquait que la race de l'homme et ce qu'on pouvait encore deviner de sa taille et de son poids correspondaient à une demande de recherche de personne disparue, demande déposée par l'épouse du défunt sept jours auparavant, le 8 août, deux jours après avoir vu son mari pour la dernière fois. Le dossier avait été établi au 9e District, dans l'Upper East Side de Manhattan. L'épouse identifia les vêtements et l'anneau de mariage que l'on avait récupéré, non sans difficulté, sur la main gauche du cadavre. On lui montra une photo du tatouage découvert sur l'aine du défunt. Elle l'identifia également. On lui montra un fragment de jade. Elle ne put l'identifier. Puis on lui montra le corps. Son identité ne laissait aucun doute : il s'agissait de Simon Crowley, vingt-huit ans, résidant au numéro 4 de la 66e Rue Est. Je connaissais ce nom. – Vous êtes la veuve de Simon Crowley ? – Oui. – Le type qui faisait des films. Elle acquiesça ». Jeune et talentueux cinéaste, promis à une carrière brillante à Hollywood si le temps lui avait été laissé, Simon Crowley n'en n'était pas moins un être complexe, inquiétant. Issu d'un milieu modeste, spécialiste du cinéma d'art et essai, côtoyant le milieu underground, ses personnages – clichés édulcorés de lui-même – vivaient en marge de cette société qu'il décriait, dénigrait, attaquait et méprisait, mais qui voyait déjà en lui le génie qu'il était.

Bien que très amoureux de sa femme et passionné par un métier qui aborde sans cesse la part sombre que chaque individu porte en lui, Porter Wren se laissera entraîner dans une aventure dont il aura du mal à percevoir les répercussions catastrophique qu'elles auront sur le cours de son existence. Dans son sillage, le lecteur le suivra dans sa dérive, jusqu'au bout de la nuit. « Contemplez l'homme infidèle. Dans la surface cuivrée et miroitante de l'ascenseur je m'examinai – rougeaud, les cheveux humides, les lèvres légèrement enflées. Je ressentis moins de honte que je ne l'aurais dû, éprouvai un léger frisson obscur, perçus une jouissance diffuse dans mes couilles. Je resserrai mon nœud de cravate et boutonnai mon manteau de laine. J'allais devoir, bien sûr, me considérer comme un homme qui avait, pour la première fois, trompé sa femme. Presque spontanément. Cependant je comprends aujourd'hui à quel point il aurait été préférable que je me voie sous une tout autre angle, également – à savoir que je venais de pénétrer dans un labyrinthe bien plus étrange et dangereux que ce que j'aurais pu concevoir, une aventure autrement plus minable qu'un banal adultère ».

Le lecteur qui ouvre « Manhattan nocturne » de Colin Harrison doit savoir où il va mettre son nez. Outre le fait que le décor de ce roman noir se situe à New York, on ne saurait le conseiller au tout venant qui cherche une lecture en forme de guide touristique. Où alors, ce lecteur possède des goûts pour le moins excentriques en matière de lieux sinistres, chargés de souffrances humaines, à l'ambiance glacée. Oublions donc un instant l'aspect chronique littéraire et déambulations culturelles à New York, pour nous recentrer sur l'essentiel.

« Manhattan nocturne est un roman qui porte plutôt bien son titre. Toute son action se déroule dans Manhattan et dans le milieu underground, artistique et quelque peu nihiliste d'une frange de la population new yorkaise : celle de ces intellectuels cherchant à montrer le vrai visage d'une société apparemment lisse et propre sur elle. Cette société pas toujours bien pensante, argentée, ambitieuse, qui est la part émergée d'un iceberg de l'upper middle class américaine, et des opportunistes – de l'homme d'affaires à la call girl de luxe - qui naviguent en eaux troubles.

Porter Wren, héros malgré lui de « Manhattan nocturne », va enquêter sur la mort – tragique et mystérieuse – de Simon Crowley sur demande insistante de sa jeune et jolie veuve. Pour se faire, il reprendra, une à une, les rushes enregistrés par ce jeune marginal fasciné par le côté noir, poisseux, malsain de l'existence. Par ses prises instantanées de scènes du quotidien, Simon Crowley analysait et catalysait les angoisses et les peurs de notre société. Et là, on partage la plongée abyssale dans un univers où règne la violence pour obtenir, détenir et retenir le pouvoir sur les autres. Dès lors, chaque personne – jeune ou vieux, riche ou pauvre, beau ou laid -, devient un requin aux dents longues et acérées, un monstre d'égocentrisme et d'individualisme pour s'assurer la prédominance sur l'autre.

Dans « Manhattan nocturne », l'espoir n'est pas de mise. Ici, chacun trompe l'autre, se ment à lui-même. C'est la part d'ombre de chaque individu qui sommeille en nous que Colin Harrison dissèque, observe, analyse – presque obséquieusement – à travers ses personnages. C'est abject, c'est sordide, c'est tragique, c'est noir et machiavélique. C'est tout simplement excellent ! « D'autres soucis nous attendaient, d'autres crises, d'autres espérances. Un jour où l'autre, la vie nous apporte notre lot de souffrances. Comme il serait bon que nous fussions tous égaux à cet égard. Mais peut-être une telle pensée n'est-elle qu'un naïf mensonge. Peut-être sommes-nous plus désormais qu'une société d'assassins – d'assassins et de leurs complices ».

D'autres blogs en parlent : Gwenaëlle, Lounima, Manu, Ys, Pedrozoreyo, Kathel, Restling ... D'autres peut-être ?! Merci de vous faire connaître, que je vous ajoute à la liste.

Un grand merci à Manu pour ce (très long) prêt de "Manhattan nocturne" et pour m'avoir fait découvrir un auteur fascinant ainsi qu'une ville insoupçonnable !


259 - 1 = 258 livres qui stagnent dans ma PAL

8 commentaires:

Aifelle a dit…

Je l'avais noté chez Manu et je dois dire que ton billet me le remets en mémoire à la vitesse grand V. Mais le nombre de romans que je note comme indipensables à lire me donne le vertige. Ma vie ne sera pas assez longue. Et je ne parle pas de ce qui va venir, qui me fera autant envie.

Manu a dit…

Je suis ravie qu'il t'ait autant plu :-) Je garde ce roman vraiment en mémoire et j'en ai un autre dans ma PAL grâce à Mango.
Il doit maintenant partir chez Choco :-)

Belledenuit a dit…

Je dois être une des rares à l'avoir abandonné au bout d'une centaine de pages. Je n'en pouvais plus. Tant pis pour moi !

Lilibook a dit…

il est inscrit à ma lal depuis quelques temps, ainsi que d'autres titres de l'auteur.
Meilleurs voeux pour cette nouvelle année ^^

Nanne a dit…

@ Aifelle : Si tu savais le nombre d'ouvrages que j'ai inscrit dans ma LAL et qui me reviennent en mémoire en parcourant les blogs ... Je crois que nous en sommes tous et toute là ! C'est aussi cela l'intérêt, devoir faire des choix de lecture et se dire que l'on n'aura jamais assez de son existence pour les lire et les apprécier ;-D

@ Manu : Je suis tombée sous le charme de ce roman sombre qui nous parle d'un autre New York ... J'ai déjà repéré un autre livre du même auteur que je veux lire à tout prix (La nuit descend sur Manhattan) ! J'espère ne pas être déçue après cette belle rencontre ;-D Je t'envoie un mail pour l'envoyer à Choco ...

Nanne a dit…

@ Belle de nuit : Ce sont des choses qui arrivent, malheureusement ... On ne peut pas apprécier tous les livres, même s'ils font l'unanimité sur la blogosphère ! Il faudrait tenter un autre ouvrage de l'auteur, peut-être ?!

@ Lilibook : Je suis sûre que ce roman te plaira, parce que l'ambiance est non seulement sombre, mais aussi machiavélique ... Il m'a fallu attendre les dernières pages pour comprendre tous les rouages de l'histoire. Et on en sort ébouriffé ! Je voilà prévenue ;-D

Gwenaelle a dit…

Un roman âpre et dur mais qui m'a donné envie de poursuivre la découverte de cet auteur. Merci pour le lien! ;-)

Nanne a dit…

@ Gwenaëlle : C'est assurément un auteur que je vais relire après cette première rencontre littéraire. J'ai déjà repéré un autre de ces ouvrages qui me tente bien, toujours autour de Manhattan ! J'espère y retrouver un peu de cette atmosphère glauque, sombre avec des personnages très ambigus ...