15 février 2011

KRISS ROMANI*

Liberté – Tony Gatlif/Éric Kannay – Perrin Éditions


« Parce qu'un homme libre va et vient … librement. Un homme libre ne s'encombre pas de futilités. Un homme libre sait tailler une flûte dans un roseau, tresser un panier ou rempailler une chaise, accomplir mille petits gestes de la vie quotidienne qu'ont oublié la plupart des autres. Un homme libre est comme le vent. On ne sait ni d'où il vient ni où il va, et pourtant il va quelque part. Un homme libre a le sens de la fantaisie. Un homme libre sait surtout ce qu'il y a dans le cœur de ses semblables ».

La tribu de Puri Dai, formée de quatorze Roms – hommes, femmes et enfants entassés dans trois modestes roulottes – cherche à rejoindre le petit village de Saint-Amont avant la morte saison et l'arrivée des frimas de l'hiver. Tous ont conscience qu'ils ne sont pas les bienvenus par où ils passent. On leur fait bien sentir, par des attitudes, des gestes, des mots, du mépris ou de la condescendance qu'ils ne sont que tolérés, jamais acceptés bien longtemps dans un même lieu. Considérés comme des voleurs de poules, des chapardeurs, des sorcières ou jeteurs de sort par la population souvent ignorante, le clan de Puri Dai doit – en plus – éviter les routes principales surveillées par la police française et les patrouilles allemandes en maraude et à la recherche de suspects en tous genres. Car, en cette année 1943 où l'occupation se fait de plus en plus pesante sur chacun, tout le monde est un suspect potentiel.

Les Tziganes encore plus que les autres, eux qui refusent de se socialiser, de se sédentariser, préférant de loin la liberté d'aller et de venir avec ses aléas et ses contraintes, à une stabilité assimilée à une mort lente et certaine, à une sclérose de leurs traditions ancestrales, à l'asphyxie de leur culture d'origine et de leur langue singulière, mélange savant de leur passé antédiluvien. « Chez les Tziganes on trouvait des musiciens et des danseurs, des forgerons, des maquignons, des rétameurs, des rempailleurs, des vanniers, des guérisseurs, mais jamais de peintres ni de sculpteurs, rien qui fût à leurs yeux hors de la vie. Leur danse et leur musique n'étaient jamais les mêmes. Éphémères, elles suivaient l'inspiration du moment. On ne jouait pas du violon, comme dans les salons, en lisant une partition, on jouait selon l'heure du jour, l'émotion de l'instant, à l'oreille, à l'instinct. On apprenait des anciens et, sur cette seule base, le musicien donnait libre cours à sa fantaisie. Les écrits relevaient eux aussi des choses figées et contraires à la vie. Ils ne valaient rien à côté de la parole donnée quand on avait le sens de l'honneur, et pour les Roms une part de la vraie générosité consistait à tenir ses promesses ».

Bien sûr, l'arrivée dans une ville ou un village et l'installation d'un campement n'est jamais un moment de jubilation pour les habitants du coin, sauf les enfants qui rêvent de cirque avec des étoiles pleins les yeux. Il y a toute la procédure administrative, lourde, imposée à tout gitan adulte depuis la loi de 1912, et à suivre à la lettre sous peine de sanctions. Et le clan de Puri Dai n'est pas épargné par cette obligation. A Saint-Amont comme ailleurs, c'est le maire du village – Théodore Rozier – qui est chargé de cette sale besogne, celle de remplir le carnet anthropométrique – tout à la fois carnet de route et carte d'identité pour les suivre à chaque déplacement. Pire qu'un fil à la patte, qu'une entrave, pour un gitan ivre de liberté ! « Établi par les brigades mobiles, le carnet permettait en outre de connaître le parcours détaillé des Tziganes âgés de plus de treize ans : visé par le commissariat, la gendarmerie ou, à défaut, par la mairie, à l'arrivée comme au départ d'un lieu de séjour, il en était comme une trace indélébile. Pour les bohémiens, cette exigence de l'administration avait été une humiliation supplémentaire et une entrave réelle à leur liberté. Un jour ici, le lendemain ailleurs, vivant dans l'instant, sans abri de pierre, n'épargnant rien, ne s'en remettant qu'à Dieu et à la nature … Quelle utilité pouvaient avoir tous ces papiers sinon celle de les fixer, d'en faire des hommes tous semblables ». Mais, même à Saint-Amont – village paisible d'un coin de France en zone occupée – la guerre et son cortège de haine, de violence, de bêtise poussée à son paroxysme rattraperont Puri Dai, la mère, et toute sa tribu. Pour le pire.

« Liberté » de Tony Gatlif et Éric Kannay, comme un hommage appuyé, sincère à la tragédie du peuple Rom. En écrivant « Liberté », les auteurs ont voulu rendre visible et lisible l'histoire poignante de ce peuple irrémédiablement condamné – à toutes les époques – par la société à disparaître où à se ranger. Histoire dramatique de ces personnes pourchassées, traquées, honnies parce que considérées comme indignes de vivre au nom de critères de race abjects, sans fondements scientifiques, moraux ou sociaux. A travers le clan de Puri Dai, de Zanko, de Chavo et de Kako, de Tatane et de Taloche, de Marina et de Tina, de Mandra, de Calo et de Cali, c'est le parcours – tel une montée au Calvaire – que nous relate Tony Gatlif et Éric Kannay. Chassés par certains villageois qui s'obstinent à les percevoir comme un ramassis de bons à rien, poursuivis par les forces de l'ordre françaises un peu trop zélées et tatillonnes sur les procédures administratives, harcelés par les forces d'occupation et leurs sbires, Puri Dai tenteront vainement d'échapper à un sort que tous pressentent fatal. Même les personnes qu'ils pensaient être leurs amis, les trahiront par intérêt.

« Liberté » de Tony Gatlif et Éric Kannay revient sur un épisode peu connu de la 2ème Guerre Mondiale, celui du sort de la communauté Rom et Tzigane. Perçus encore plus mal que les Juifs, sous-hommes parmi les sous-hommes, les Roms et les Tziganes ne seront pas épargnés par les mesures de coercitions des pays occupés. Soumis à la sédentarisation forcée pour mieux les contenir et préparer leur élimination physique, les Gitans – peuple sans frontière et paisible – se savaient inexorablement broyés par la machine administrative. Abandonnés par tous, ces hommes et ces femmes – qui ont souvent aidé et caché des personnes en fuite – seront déportés et exterminés dans la plus grande indifférence. Peuple à la tradition orale, peu d'éléments subsistent sur cette période. Il n'est encore fait que peu d'allusions à leur disparition et à leur souffrance physique et psychique. On ne connait pas – à ce jour – le nombre exact de Roms et de Tziganes disparus en déportation. Les rares rescapés ont toujours conservé un silence pudique. « Et sur ses cordes, le vent moqueur, pour qui savait l'écouter, jouait un dernier air de … liberté ».

D'autres blogs en parlent : Yohan, Mirontaine (que je remercie pour ce prêt antédiluvien !) ... D'autres, peut-être ?! Je ne vous ai pas trouvés. Merci de me faire signe par un commentaire que je vous rajoute à la liste !

* Loi bohémienne


255 - 1 = 254 livres dans ma PAL ...

4 commentaires:

Dominique a dit…

C'est vraiment une bonne chose que des billets viennent chaque fois réveiller un peu les consciences
l'expo que j'avais vu et les livres que j'ai lu (j'ai suivi tes conseils) me laissent toujours aussi effarée par les réactions de rejet
A lyon où les camps ont été détruits il y a quelques mois les roms avaient disparus des rues, du métro, voilà ils sont revenus et nous n'avons pas progressé d'un seul pas pour leur permettre un minimum de vie acceptable !
des billets comme le tien sont indispensables merci à toi Nanne

Aifelle a dit…

Je me souviens l'avoir vu chez Mirontaine. Dresser les gens contre toute une peuplade pour faire oublier les responsabilités et les grosses failles de nos dirigeants fonctionne toujours aussi bien hélas.

L'or des chambres a dit…

Voilà une lecture que devrait avoir quelqu'un que je ne nommerais pas... Mais est ce que ça suffirait pour réveiller sa conscience ??? On dirait bien que le monde n'avance pas et qu'il est condamné à faire toujours les mêmes erreurs...

Nanne a dit…

@ Dominique : Je crois que, malheureusement, notre Histoire est amenée à se répéter de triste manière ! On a parlé des Roms cet été, pour masquer d'autres problèmes, plus graves et plus profonds, de notre société. Ils ont toujours été stigmatisés. On ne les a jamais entendus après la 2e Guerre mondiale raconter ce qu'ils avaient vécu, les mêlant au sort des Juifs et autres victimes du nazisme ... Et on continue à les montrer du doigt, comme avant, parce que c'est un Peuple qui refuse la sédentarisation ! Ils sont nés pour être libres et le resteront, quoi qu'il advienne ...

@ Aifelle : C'est la meilleure façon de faire oublier la réalité de certaines situations que l'on ne veut pas encore résoudre ! En stigmatisant les Roms, les Tziganes, les politiques font des effets de manches et rassurent la population. La suite, tout le monde la connaît ... Cela se saurait si la solution était l'expulsion et le reniement. On refuse de prendre ces personnes en compte, parce qu'elles n'ont pas de pouvoir d'influence ! Ce qui est dramatique.

@ L'or des chambres : Raymond Aron a dit qu'un peuple qui oubliait son histoire, était condamné à la revivre ! Espérons que cela ne sera pas ... Sinon, ce sont encore et toujours les mêmes qui souffriront le plus !